Taxi – Récits depuis la banquette arrière

Taxi – Récits depuis la banquette arrière

J’ai déjà, ici, dit tout le bien que je pensais d’Aimée De Jongh, une jeune néerlandaise dont le talent et la simplicité construisent déjà une œuvre importante. Chacun de ses livres est un jalon de plus sur les chemins du talent pur !

https://www.rtbf.be/culture/bande-dessinee/detail_l-obsolescence-programmee-de-nos-sentiments-l-amour-le-desir-le-bonheur-et-le-temps-qui-passe-jacques-schrauwen?id=9976456

https://bd-chroniques.be/index.php/2021/06/19/jours-de-sable/

Taxi © La Boîte à Bulles

Avec « Taxi », elle explore avec réussite une forme ce narration sereine, tranquille, poétique…

Elle est cette jeune femme qu’elle dessine, auteure de bd qui se balade autour du monde, tranquillement, et découvre les pays qu’elle traverse de la banquette arrière des taxis qu’elle emprunte…

Ce n’est certes pas une autobiographie, je parlerais plutôt d’un « auto-récit »… Une narration surprenante, qui pourrait n’être qu’immobile et qui, pourtant, se révèle sans cesse en mouvement… Parce que la naissance du mouvement, du geste, de la vie donc, tout cela ne peut prendre naissance qu’au travers des mots en échange et des regards posés, curieux et sans préjugés, sur le monde.

Taxi © La Boîte à Bulles

Et c’est là le contenu de ce livre, d’abord et avant tout : la « rencontre »… Entre une cliente et des conducteurs de taxi, entre des humains qui vivent dans des univers différents mais qui, par la magie du voyage, acceptent, avec plus ou moins de plaisir, de faire un bout de chemin ensemble.

Chaque rencontre crée des souvenirs et en remet d’autres en mémoires.

Et dans cet album, ces souvenirs anciens viennent ponctuer les trajets en voiture, et ces ponctuations, étrangement, sont souvenances de mort… Le taxi passe devant le Bataclan… Un autre taxi laisse l’image de Robin Williams occuper une part de l’espace… Un autre véhicule, encore, nous permet de découvrir des pratiques funéraires très différentes de tout ce qu’on connaît…

Taxi © La Boîte à Bulles

Je dis : « nous permet »… Et c’est là aussi que la magie opère, celle de la création, celle du talent d’Aimée De Jongh. Ce qu’elle a vécu et raconte avec une simplicité extrême, c’est autant à nous qu’elle le délivre qu’à elle-même. Et, ce faisant, elle dessine, sans jamais la montrer, une géographie dans laquelle toutes les villes se ressemblent tout en étant différentes, tous les humains sont semblables tout en ayant des préoccupations parfois très opposées.

Los Angeles, Paris, Jakarta, Washington deviennent ainsi, pour Aimée comme pour les taximen, des étapes de vie… Des lieux à découvrir de derrière des vitres, mais des lieux qui, en même temps, deviennent des acteurs.

Ces villes sont des jalons tranquilles, sereins, empreints d’une poésie quotidienne sans apprêts, dans la pensée de l’héroïne, et forment, étrangement, comme la trame d’une approche automobile et sociologique de l’existence de tout un chacun.

Taxi © La Boîte à Bulles

Les clichés, omniprésents lorsqu’on parle, toutes et tous, d’endroits dont on ne connaît que les façades touristiques, sont progressivement battus en brèche dans ce livre. Ce qui n’empêche pas certains d’entre eux de devenir une sorte de leitmotiv universel… En Asie comme aux Etats-Unis, quand on parle des Pays-Bas, on entend, comme en écho, le nom de Cruyff…

Le dessin d’Aimée De Jongh s’attarde sur les traits et les mimiques de son héroïne, d’elle, donc… Ses étonnements, ses questionnements, ses peurs parfois, ses incompréhensions également, tout cela se lit dans ses yeux, dans les plis de ses lèvres en sourires ou en hésitation…

Taxi © La Boîte à Bulles

Elle joue ainsi avec les contrastes… Contrastes que le noir et blanc accentue, que ce soit pour les décors et le jeu0d es lumières qui leur donnent relief, que ce soit, aussi, surtout peut-être, dans les physionomies de la passagère et de ses conducteurs.

De voyage en voyage, de rencontre en rencontre, ce livre peut donner l’impression que la passagère de ces taxis ne cherche qu’elle-même, et que ses voyages à travers le monde n’ont qu’un seul but, lui créer un miroir où se reconnaître.

Mais il n’y a pas de mouvement perpétuel et narcissique, dans ce livre, il n’y a pas non plus de quête. Il y a un beau poème, de mots et de silence, de dessins et de rêves, de découvertes et de sensations. Un poème qui, comme toute poésie, ne peut s’aimer et se savourer que dans le partage…

Aimée De Jongh

Et il ne tient qu’à vous de vous enfouir dans l’univers d’Aimée De Jongh, de laquelle me vient une certitude : elle est en train de devenir une des dessinatrices les plus étonnantes et les plus importantes qui soient dans le paysage du neuvième art actuel !

Jacques Schraûwen

Taxi (auteure : Aimée De Jongh – éditeur : La Boîte à Bulles – septembre 2021 – 96 pages)

Ric Hochet et Tango : deux séries toujours aussi entraînantes !

Ric Hochet et Tango : deux séries toujours aussi entraînantes !

J’aime les séries pour lesquelles chaque album nouveau peut se lire indépendamment des autres. C’est le cas avec ces deux héros purs et durs de la bd policière et d’aventure !

Les Nouvelles Enquêtes de Ric Hochet : 5. Commissaire Griot

(dessin : Simon Van Liemt – scénario : Zidrou – couleurs : François Cerminaro – éditeur : Lombard – 56 pages – avril 2021)

Le canevas des enquêtes de Ric Hochet, nouvelles ou anciennes, est d’un incontestable classicisme. Le reporter vedette du journal « La Rafale » couvre une affaire sordide de meurtres particulièrement horribles. Et, bien sûr, on le sait dès le départ, il va contribuer à résoudre ce répugnant fait-divers !

Seulement, voilà, avec Zidrou au scénario, on peut toujours s’attendre à des surprises. A des incursions dans d’autres univers que celui de Tibet et Duchâteau… Celui du fantastique, par exemple !

Les Nouvelles Enquêtes de Ric Hochet:5 © Le Lombard

Les codes du polar à la française sont bien présents, c’est un fait. Les codes qui étaient ceux des deux créateurs de cette série sont aussi présents, évidemment.

Mais…

Nadine et Ric vivent ensemble… Nadine prend son indépendance et devient journaliste, concurrente de son compagnon… Avec, en outre, l’aide de la concierge ! Les crimes en série auxquels Nadine et Ric vont être confrontés sont, pratiquement, montrés frontalement, de manière très « sanglante »… Le commissaire Bourdon n’est pas à Paris, il enquête quelque part en Afrique, dans le cadre d’un échange policier, et est donc remplacé par un policier à la peau d’ébène que va seconder, à sa manière, notre ami Ric.

Les Nouvelles Enquêtes de Ric Hochet:5 © Le Lombard

N’oublions pas que cette série, même si elle est aujourd’hui actualisée, ne se déroule nullement de nos jours… Et Zidrou, dès lors, ne se prive pas d’utiliser des mots aujourd’hui politiquement incorrects, concernant le commissaire Griot venu à Paris (ouistiti, mal blanchi…). Des mots qui montrent simplement ce qu’était le racisme dit ordinaire il n’y a pas si longtemps, dans nos belles démocraties bien blanchies… Il n’y a, dans la façon dont Zidrou aborde, en contrechamp, cette réalité, aucun jugement, mais, simplement un regard objectif, un regard qui montre aussi que, au-delà de ce racisme, certains et certaines réagissaient au quotidien avec révolte.

Cela dit, ce Ric Hochet reste cependant un livre de divertissement, bien dessiné, bien construit, aux couleurs classiques et efficaces.

Bien construit, oui, avec des allers-retours entre Afrique et Europe, au long de deux enquêtes différentes mais parallèles, qui mettent en scène, chacune à sa manière, de l’exorcisme, du maraboutage.

Les Nouvelles Enquêtes de Ric Hochet:5 © Le Lombard

Et ce que j’ai apprécié dans ce cinquième opus, c’est d’y retrouver une autre facette du créateur Tibet : celle de l’humour. Zidrou réussit, en effet, à retrouver le sens des jeux de mots à double sens (justement), des à-peu-près, que Tibet utilisait en veux-tu en voilà dans les aventures de Chick Bill.

Un album réussi, qui prouve que, pour cette série-ci en tout cas, les reprises peuvent être à la fois respectueuses et innovantes, dans la qualité !

Tango : 6. Le Fleuve Aux Trois Frontières

(dessin : Philippe Xavier – scénario : Philippe Xavier et Matz – couleurs : Jérôme Maffre – éditeur : Le Lombard – octobre 2021 – 56 pages)

Fin de cycle pour Tango et Mario, un ancien agent de la DEA et un ancien flic… Tous deux ont un passé, séparé ou commun, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne fut pas angélique, loin s’en faut ! Tous deux, pendant cinq albums, ont vécu des aventures, en Amérique latine, qui leur ont permis de forger leur amitié, de faire des rencontres tout en plaisir, de se créer des ennemis nouveaux.

Tango 6 © Le Lombard

Tous deux croient enfin en avoir terminé avec la violence !

Mais voilà, pour des aventuriers, le repos du guerrier ne dure jamais longtemps. Il suffit d’un appel à l’aide pour que l’engrenage de la haine, de la corruption, de la violence, du sang, de l’injustice et du pouvoir reprennent vie au quotidien de nos deux baroudeurs.

Tango 6 © Le Lombard

Ce livre peut se lire comme un one-shot. Mais on le savourera mieux en ayant lu les épisodes précédents, qui mettent en scène, déjà, quelques-uns des protagonistes de ce « fleuve au trois frontières » : un lieu emblématique de cette Amérique du Sud, entre Brésil, Paraguay et Argentine, où se côtoient pègre(s) et finances occultes, habitants en besoin de tranquillité et truands sans pitié, drogue et assassinats impunis.

Xavier et Matz, les auteurs de cette série, y réussissent à retrouver le plaisir de ces bandes dessinées anciennes que l’on disait « d’aventures ». Je pense à Bruno Brazil, à Tony Stark, à Bernard Prince… Et ils l’ont fait sans la « lourdeur » répétitive que peuvent avoir, à mon avis, Largo Winch ou XIII.

Tango 6 © Le Lombard

Avec Xavier et Matz, la narration est directe, elle est faite de mouvement, de codes parfaitement maîtrisés (un duo, à l’image de Bernard Prince et Barney par exemple…). La différence avec les bd du passé que je viens de citer (et auxquelles on pourrait en rajouter bien d’autres), c’est l’ancrage profond, intelligent, dans le monde qui est le nôtre, dans les quotidiens qui, ici et ailleurs, nous influencent et nous motivent, nous révoltent ou nous soumettent.

Avec Tango, c’est de l’aventure, avant tout, avec de l’amitié, de l’amour, des grands sentiments, des héros « physiques ». Avec des paysages, des décors, du mouvement, des errances et des focus.

Tango 6 © Le Lombard

Le réalisme du dessin et le découpage cinématographique, parfois proche du documentaire géographique, tout cela ajoute au rythme de cette série dans laquelle prime le plaisir : celui des lieux, celui des personnages, celui d’un dessin vif et efficace, celui de dialogues qui font penser à Hitchcock plus qu’à Audiard, celui d’une couleur accompagnant le graphisme et parvenant à en varier les ambiances à la perfection.

Tango 6 © Le Lombard

Dans toutes les histoires d’aventure, force est de reconnaître que les personnages centraux sont souvent très manichéens, très « d’une pièce ». C’est le cas avec Tango également. Mais les auteurs aiment, par petites touches, humaniser leurs héros, non pas en rappelant leur part d’ombre, mais en soulignant, tout au contraire, leurs lumières et leurs faiblesses. Et cela sans caricature !

Une bonne série, donc… Fidèle à elle-même, avec un dessinateur qui fait évoluer son style d’album en album… Pour ne pas se lasser lui-même, probablement, pour ne pas nous lasser, nous les lecteurs, très certainement !

Jacques Schraûwen

© Le Lombard

SOUSBROUILLARD

SOUSBROUILLARD

Des récits qui se mêlent pour un roman graphique envoûtant !

La BD, c’est aussi l’art de raconter des histoires… Et dans cet album, les histoires sont nombreuses, et font plus que raconter quelques quotidiens épars.

Sousbrouillard © Dargaud

Sara est une jeune femme qui ne connaît qu’une seule chose de son passé d’enfant trouvée : un bracelet de naissance que lui a remis, juste avant de mourir, sa mère adoptive. Et sur ce bracelet, un nom : Sousbrouillard ! Le nom d’un village perdu loin de tout dans lequel débarque Sara, à la recherche d’elle-même, et de ses racines.

Le canevas de ce scénario pourrait sembler manquer d’originalité, ne donner lieu qu’à un récit traditionnel, une quête romantique mitonnée d’enquête policière ! Mais il n’en est rien… On est dans une histoire qui mêle bien des genres…

Anne-Caroline Pandolfo : le scénario

Ce qui est particulier réussi, dans ce livre, c’est le jeu que les auteurs pratiquent avec différents codes narratifs : codes des récits d’horreur, avec une maison isolée, la pluie, un majordome très « typé », codes du mélodrame au fil de plusieurs des histoires narrées, codes du polar, aussi, puisque Sara découvre vite qu’il y a dans ce village un mystère originel, la disparition, dans le lac, d’un couple, dont on n’a jamais trouvé les corps…

Anne-Caroline Pandolfo : les codes narratifs
Sousbrouillard © Dargaud

On se trouve en fait, ici, en présence d’un livre qui aurait pu s’appeler « Sara au pays des merveilles cachées » ! Sara va découvrir que les habitants ont tous des liens entre eux. Elle va faire la connaissance d’une femme pasteur qui, plutôt que confesser ses ouailles, les pousse à raconter des histoires ! Et Sara devient l’auditrice de toutes ces petites histoires humaines sans lesquelles nous ne sommes rien… Ni les gens qui racontent, ni Sara qui écoute et pénètre ainsi dans son passé, dans SES passés…

Anne-Caroline Pandolfo : Alice…

Pour les auteurs de ce roman graphique, il y a une évidence : nous avons toutes et tous besoin d’histoires. Des récits vrais ou fictionnels dont les symboles forment la trame de la vie, tout simplement : on confie son histoire au silence d’une chapelle, on se plonge dans d’autres aventures humaines dans des livres nombreux et différents, de ces livres dans lesquels il y a autant de voix que d’étoiles dans le ciel. Le café de ce village s’appelle « L’éternité »… Les bougies chères à la femme pasteur lui sont comme les lumières de l’âme…

Sousbrouillard © Dargaud

Et tout cela forme un jeu de la part des auteurs, avec des références, des clins d’œil dans le scénario, comme dans le dessin de Terkel Risbjerg : il s’amuse à nous montrer, par exemple, Simenon et Leo Malet, accompagnés de Nestor Burma et de Maigret, alors que la scénariste, elle, fait apparaître, au détour d’une histoire, Dostoïevski…

Terkel Risbjerg : les références

Mais c’est surtout un livre passionnant, léger, merveilleusement agréable à lire. C’est un livre de personnages qui, tous, se libèrent en se racontant. Et ces récits, emmêlés et parallèles, créent une ambiance, tant dans le dessin que dans le texte, envoûtant, poétique. Ces histoires nous montrent que toute mémoire est une fiction, et que raconter, même en inventant, c’est aussi SE raconter ! Ces récits nous montrent également que le silence est ce qui rythment l’imaginaire pour qu’il se fasse image de la vraie vie !

Anne-Caroline Pandolfo : la vraie vie
Sousbrouillard © Dargaud
Terkel Risbjerg : le non-dit

Ces récits mélangent les existences, les époques, les lieux, sans jamais nous perdre en cours de route, et ils nous donnent l’envie, à nous, lecteurs, d’aller au-delà des apparences, sans chercher de morale ni de dénouement « normal ».

On revient à Lewis Caroll : Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg nous entraînent de l’autre côté du miroir… Donc des habitudes et des préjugés.

Dans nos placards, ce sont finalement moins des cadavres qui s’y cachent que des portes ouvertes vers d’inattendues merveilles !

Sousbrouillard © Dargaud

Et c’est ce qui fait de ce « Sousbrouillard » une sorte de voyage dans nos propres souvenances, donc dans nos propres racines…

C’est un livre plein de sens, tout simplement, de sensualité aussi… Et il faut souligner la qualité du dessin, un dessin moderne qui sait nous montrer que les objets et les décors font partie intégrante, eux aussi, de tout ce que nous fûmes, de tout ce dont nous avons rêvé…

Terkel Risbjerg : les décors

Sousbrouillard : Un livre choral extrêmement réussi ! Une sorte aboutie de recueil de nouvelles qui, toutes, mènent vers un même horizon, comme s’il fallait oser partir pour pouvoir revenir.

Sousbrouillard © Dargaud

Les histoires qui se mélangent deviennent le reflet d’une histoire humaine. Et la grande Histoire, majuscule, n’est-elle pas, un définitive, la simple addition de mille et une tranches de vies ?

Jacques Schraûwen

Sousbrouillard (dessin : Terkel Risbjerg – scénario : Anne-Caroline Pandolfo – éditeur : Dargaud – 200 pages – septembre 2021)