Un Homme Qui Passe

Un Homme Qui Passe

Un portrait intime et sans jugement…

« Un homme qui passe », c’est Paul… Un artiste qui, en fin d’existence, se penche, à son corps défendant, sur ce que furent les femmes qui le virent passer dans leurs intimes présents !

Un homme qui passe © Aire Libre

Paul est un photographe, un de ces hommes qui, d’un regard, d’un doigt sur le bouton d’un appareil photo, capture depuis toujours les instantanés de l’existence, aux quatre horizons du monde. Une sorte de Yann Arthus Bertrand qui saurait montrer la détresse humaine. Paul est un homme malade, aussi, et le livre qu’il est en train de préparer est une espèce de résumé photographié de sa vie amoureuse. De son existence de séducteur. Il est un peu comme le héros de Truffaut dans « L’homme qui aimait les femmes », mais avec un côté moins observateur et infiniment plus charnel.

Ce livre est son portrait, ou, plutôt, le portrait d’un espace de temps pendant lequel il va être obligé de se pencher vraiment sur ce qu’il fut, sans fuite possible. Au moment où l’album commence, Paul veut en finir, fermer définitivement la porte sur ses passés. Mais une tempête l’en empêche, en l’obligeant à sauver la vie d’une jeune femme.

L’histoire que nous racontent Denis Lapière et Dany, vous l’aurez compris, ne surfe pas sur l’imaginaire pur, sur l’aventure à tout va. C’est, incontestablement un scénario très personnel, et Paul ne peut que faire penser à des gens comme Weinstein, à des mouvements comme le « balance ton porc ». Mais Paul, tout aussi indubitablement, est différent. Egoïste, c’est vrai, jouisseur, c’est tout aussi exact, il n’a rien cependant d’un prédateur. Ou, du moins, c’est ce dont il se persuade…

Un homme qui passe © Aire Libre
Dany et Denis Lapière : le scénario
Dany : le personnage de Paul

A partir de quel moment devient-on un prédateur sexuel, à partir de quel moment la liberté d’aimer devient-elle contrainte pour l’autre ? Il faut avouer que le personnage de Paul n’est pas v raiment quelqu’un de sympathique. Macho, avec des déclarations à l’emporte-pièce qui ne laissent aucun doute sur les rôles qu’il attribue aux hommes et aux femmes, il parvient cependant à émouvoir par son évidente honnêteté. Il se livre, il se révèle, à lui-même comme à cette une femme qu’il a sauvée de la noyade et qui lui renvoie de lui un reflet qui lui semble provenir d’un miroir déformant.

Bien sûr, il s’agit ici d’une œuvre de fiction. Une œuvre cependant assumée, revendiquée même par Dany, dessinateur réaliste qui a voulu donner un peu de ses traits à Paul, dont il nous dessine une part d’existence.

C’est une œuvre de fiction, certes, mais pleine de références à la réalité. On reconnaît une grande librairie bruxelloise, une galerie parisienne, des célébrités de la bande dessinée comme Tibet. Et comme le personnage central est un photographe qui s’est baladé un peu partout, cette bd est alimentée aussi par les voyages réels que Dany a accomplis.

C’est une œuvre de fiction, oui, dans laquelle Dany, on le sent, on le ressent, s’est totalement investi. Dans laquelle, aussi, Denis Lapière, le scénariste, a voulu être présent. Et il l’est, de bout en bout, grâce à cette voix off dont il use sans abuser, et qui, de page en page, rythme sa narration.

Un homme qui passe © Aire Libre
Denis Lapière : une œuvre de fiction
Dany : les voyages comme liens réels
Denis Lapière : la voix off

Il y a une phrase dans ce livre qui me semble résumer sans apprêts la trame réelle de la complicité, dans ce récit, entre le scénariste et le dessinateur : il faut « être au-delà de la beauté formelle des images ».

Un homme désabusé se penche sur son passé, en se disant que la vie est trop courte que pour n’en avoir qu’une seule. Un homme malade veut se souvenir, sans fioritures, sans romantisme, des femmes qu’il a aimées, une heure, quelques jours, quelques mois. Un homme en fin de vie, en désespérance déjà, se livre tout en prenant ses distances avec son propre portrait.

Et c’est ce qui fait de cet album un livre véritablement humain. Pas de faux-semblant, pas d’alibi facile, pas de connotation intellectuelle. On y parle de deux des réalités qui sont celles de tous les humains, de deux verbes qui sont les seuls à être un trait d’union entre tout le monde : Aimer et Vieillir !

Un homme qui passe © Aire Libre
Dany et Denis Lapière : Aimer
Dany : vieillir

Denis Lapière est un scénariste qui, depuis des années, se construit une carrière qui aime mélanger les styles. Dany est un dessinateur qui, lui aussi, est incapable, depuis toujours, de se cantonner sur un seul chemin. Le poète graphique d’Olivier Rameau a laissé la place à un dessinateur réaliste presque classique dans « Histoire sans héros », qui lui-même a laissé naître le dessinateur coquin des blagues osées. Et le voici, aujourd’hui, avec cet homme qui passe, dessinateur réaliste et intimiste tout à la fois.

En fait, ce qui caractérise aussi ce livre, plus loin que le récit qu’il nous offre, c’est la similitude des démarches artistiques de ses deux auteurs : une démarche qui n’est possible qu’avec plaisir, pour un partage, avant tout, d’émotions.

Un homme qui passe © Aire Libre
Dany et Denis Lapière : l’émotion et le plaisir

« Un homme qui passe », c’est un livre surprenant, un livre qui, parfois, peut mettre mal à l’aise. Mais c’est aussi un livre à taille humaine, un livre ancré dans la réalité de ce vingt-et-unième siècle qui pense pouvoir tout modifier, tout réinventer, tout oublier, donc, de ce qui fut ! Et, à ce titre comme à celui du dessin toujours somptueux de Dany, cet album mérite bien plus qu’une lecture rapide et uniquement distrayante !

Jacques Schraûwen

Un Homme Qui Passe (dessin : Dany – scénario : Denis Lapière – éditeur : Dupuis/Aire Libre – 71 pages – mars 2020)

Sengo

Sengo

Le Prix Asie de la Critique ACBD 2020

L’association des critiques de bande dessinée attribue chaque année plusieurs prix, dont celui-ci, destiné à mettre en évidence une bd asiatique. Et le gagnant 2020 est, croyez-moi, une bd qui s’écarte avec talent du formatage habituel des mangas !

Sengo © Casterman

Oui, j’ai été étonné d’abord, séduit ensuite, passionné enfin par les deux premiers volumes d’une série qui s’appelle Sengo, et qui devrait compter, si je ne m’abuse, sept épisodes.

Le titre générique, Sengo, me semble correspondre à l’idée de guerre, de combat sous toutes ses formes. Et c’est bien de guerre qu’il s’agit. D’après-guerre, plutôt, de l’année 1945. Au Japon… Et vu du seul point de vue des vaincus, les Japonais !

Sengo © Casterman

La guerre est finie. Dans un Tokyo dévasté, deux soldats se retrouvent. L’un, Toku Kawashima, tient une échoppe de nourriture. L’autre, Kadomatsu, a été soldat sous ses ordres et se retrouve sans rien, bagarreur, affamé, mais pas amer. Et c’est une étrange amitié qui va unir ces deux hommes. Un ancien  » chef  » qui se noie dans l’alcool pour oublier peut-être, pour ne pas oublier plutôt, et un ancien soldat de base qui doit la vie à ce chef étrange. Un homme instruit, d’une part, un homme ripailleur et sans éducation d’autre part.

On va suivre leurs aventures dans une cité qui est occupée par les Américains, on va en même temps découvrir une réalité qui n’a rien d’angélique : la survie difficile pour les hommes, dégradante pour les femmes, avec la création de bordels pour les yankees… Qui ressemblent aux bordels militaires dans lesquels, comme le disait Brel, chacun est le suivant d’un suivi… Une réalité faite de trafics de toutes sortes, d’humiliations, d’amertumes, de désespoirs, de souvenirs. Et c’est ce portrait d’un pays vaincu, humilié, que nous montre cette série, mais en s’intéressant essentiellement à des êtres de chair, de sang, de rêves et de désespoirs.

Sengo © Casterman

On définit souvent les mangas comme des livres vite lus pour adolescents… Ce n’est vraiment pas le cas ici ! Même si certains des codes de ce genre de bd sont présents (expressions démesurées de visages, caricaturisation des sentiments et des sensations, par exemple…), on se trouve dans une thématique très rarement abordée et proche, de ce fait, de la bd européenne : l’horreur de la guerre, la cruauté extrême imposée à des gens obligés d’obéir, le mot patrie excusant toutes les vilenies.

Dans la description que nous fait l’auteur, Sansuke Yamada, de la vie militaire, à coups de flash-backs, d’abord, et puis de manière bien plus complète dans le deuxième volume intitulé initiation, dans cette description, on retrouve des accents à la Tardi, souvent insupportables. Mais, en même temps, Sansuke Yamada pratique une narration proche des excès propres à des littératures qui se veulent, au Japon comme en Chine, proches de la vérité au jour le jour de tout un chacun. Alors, oui, il y a de l’humour, gras, épais, il y a un côté sales gosses… Il y a de l’érotisme, vulgaire, sans concessions, sans tabou, celui des filles à soldats qui n’ont que cette manière-là de ne pas mourir de faim, et qui parlent sans fioritures de leurs pratiques amoureuses.

Sengo © Casterman

Et l’auteur laisse la parole à ces femmes blessées qui pourtant se refusent à l’abandon de ce qu’elles sont, foncièrement. C’est peut-être cela qui m’a vraiment accroché dans ces deux livres, d’ailleurs : ce sont des narrations faites de dialogues bien plus que d’action. Sengo, c’est le paysage d’un monde qui, mortellement atteint, ne sait pas comment reprendre vie, à l’image des deux anti-héros mis en scène par Sansuke Yamada. Un monde qui doit accepter que ses traditions soient violées par l’occupant pour qu’un jour ces traditions redeviennent les symboles d’une nation.

Sengo © Casterman

Il y a dans cette série une vraie liberté de ton, tant dans l’image que dans le texte. Les étreintes y sont montrées dans toute leur puissance, sans poésie aucune, puisqu’elles se vivent dans l’urgence de la chair bien plus que dans la rêverie du cœur… Et cependant, le dessin fait alterner cette violence charnelle avec des moments très lumineux, presque sentimentaux. Sengo, c’est à la fois très sobre et très démesuré… Sengo, c’est une série qui nous permet de découvrir des réalités qu’on ne connaissait pas. C’est, d’abord et avant tout, une série superbement humaine, et, donc, porteuse de bien des réflexions. Cette façon-là de faire du manga, cela ne peut qu’enthousiasmer tous les amateurs du neuvième art !

Jacques Schraûwen

Sengo, de Sansuke Yamada. Deux opus déjà parus, chez Casterman : Retrouvailles et Initiation.

Seules À Berlin

Seules À Berlin

Un livre, une exposition, un musée… à Bruxelles !

Berlin, 1945… Deux femmes se croisent, dialoguent, veulent croire à l’amitié au-delà des différences politiques et raciales… Et Berlin n’est plus que ruines !

Seules à Berlin © Casterman

Ce livre nous trace le portrait d’une rencontre improbable et pourtant tout à fait plausible : celle d’une Berlinoise qui survit, confrontée aux horreurs de la juste après-guerre, et d’une Russe venue authentifier les restes d’Hitler.

Dès le titre, les choses sont claires… Elles sont deux, certes, mais elles restent, de par le poids de l’histoire qu’elles vivent, seules, chacune… Ces deux femmes ont réellement existé, mais, dans la réalité, leurs routes ne se sont pas croisées. Et c’est en imaginant, à partir de leurs existences, que leurs destins pouvaient se croiser, que l’auteur, Nicolas Junker, a construit une œuvre étrange, prenante, sans aucun manichéisme. C’est d’amitié, qu’il nous parle, mais sur fond d’horreur, d’horreurs plurielles même, parce que, en cette année 45, à Berlin, l’occupant russe était tout sauf ouvert à une cohabitation avec les habitants, hommes et femmes, tous taxés de nazisme, donc, tous à haïr… Ou à utiliser ! Pour des basses besognes, pour de la prostitution aussi.

Seules à Berlin © Casterman

La belle trouvaille narrative de Juncker, c’est d’avoir choisi, en guise de canevas de ce livre, les journaux intimes de ces deux femmes que tout devrait opposer. Et il y a dans les mots de ces deux femmes une vraie rupture des clichés : Evgeniya écrit avec concision, de façon presque administrative, alors qu’Ingrid fait de ses mots des poèmes.

Nicolas Juncker : les journaux intimes

Ce qui unit peut-être ces deux femmes, c’est la désespérance. Avec au bout, pour l’une comme pour l‘autre, pour Evgeniya la Russe et Ingrid l’Allemande, la désillusion.

Seules à Berlin © Casterman

J’ai envie de dire que ce livre, en fait, nous fait le portrait d’une ville dans le quotidien de l’horreur, dans l’horreur aussi du quotidien… Le portrait d’un monde qui s’écroule, autour des failles de deux femmes perdues dans les remous de l’Histoire.

Nicolas Juncker : deux désespoirs…

Vous l’aurez compris, ce livre qui nous parle de solitudes, de survies, de certitudes brisées par les réalités socio-politiques, ce livre n’a rien de lumineux. Il est fait de grisaille, du sombre de tout ce qui se détruit d’une ville et, à travers elle, des gens qui y vivent, qui y passent… Oui, c’est un livre gris, avec quelques toutes petites taches de couleur, dont la dernière page du livre, qui a comme légende : Enfin seule ! Ce livre, c’est un peu, aussi, la poésie de l’inacceptable !

Nicolas Juncker : un livre gris

Et le dessin de Nicolas Juncker accompagne à la perfection cette histoire de silences parallèles hurlant leurs désespoirs.

Seules à Berlin © Casterman

Les visages, souvent esquissés, se réduisent à l’expression de leurs seules émotions. Ce sont les visages décharnés de la défaite qui accompagnent les destins croisés des deux anti-héroïnes de ce livre. Le graphisme de Nicolas Juncker est presque expressionniste, avec une importance constante apportée aux regards, avec des décors travaillés à l’économie pour mieux révéler leurs détresses… Et ces dessins-là, oui, méritent vraiment d’être vus !

Nicolas Juncker : le dessin

D’être vus, oui, et c’est le cas, puisqu’ils s’exposent à Bruxelles, au Centre Belge de la Bande Dessinée, jusqu’au treize septembre prochain.

Seules à Berlin © Casterman

Une exposition au Centre Belge de la Bande dessinée, ce n’est sans doute pas une consécration, mais c’est, pour Nicolas Juncker, un vrai plaisir, une vraie fierté.

Nicolas Juncker : se trouver au CBBD…
Nicolas Juncker © Jacques Schraûwen

Je profite de cette chronique pour parler de ce CBBD… Le centre belge de la bande dessinée… Un musée qui reprend vie… Avec difficulté, comme tous les organismes culturels qui ne dépendent pas uniquement des subsides officiels… Mais un musée important, dans le pays qui, culturellement, reste historiquement celui de la bande dessinée. Un musée qui multiplie les initiatives pour les mois d’été : avec un jeu autour des fresques bd de Bruxelles, avec des visites guidées en famille, avec des stages d’initiation à la bd pour les enfants… Un musée à défendre, vraiment, à visiter par les Belges amoureux de leur patrimoine, de tous leurs patrimoines !

Seules à Berlin © Casterman

Jacques Schraûwen

Seules à Berlin (auteur : Nicolas Juncker – éditeur : Casterman – 198 pages – mars 2020)

Exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée jusqu’au 13 septembre 2020

https://www.cbbd.be/fr/accueil

CBBD © Jacques Schraûwen