Wild West : 1. Calamity Jane

Wild West : 1. Calamity Jane

Les temps semblent venus d’un retour en force du style western dans la bande dessinée. Il est vrai que les aventures vécues dans l’Ouest américain usent des mêmes codes, bien souvent, que la tragédie grecque ! Et, dès lors, c’est à l’âme humaine que de tels récits, souvent, parlent.

Wild West 1 © Dupuis

Calamity Jane… Une des icônes de l’Histoire de l’Ouest américain, sans aucun doute, la seule femme, pratiquement qui, faisant jeu égal avec les hommes, a réussi à imposer son nom jusqu’à aujourd’hui. C’est un personnage symbolique d’une époque, c’est aussi un personnage symbolique d’une certaine lutte de la femme pour qu’elle prenne sa place dans un monde d’hommes, de mâles.

Certes, ce western n’est pas uniquement axé autour d’elle. On pourrait même croire, dans les premières pages, que c’est une autre des gloires du western qui est l’axe central du récit : Wild Bill Hickok. Et l’histoire de « Wild West » est celle, en fait, de la rencontre entre ce chasseur de primes et une jeune fille de 16 ans, orpheline, et poussée à la prostitution, dans une petite ville où vient s’installer le chemin de fer. Martha Cannary est une adolescente, dans un monde de violence, de haine, d’ambition, de pouvoir, de trahison. Et c’est avec cet homme rude qu’elle va apprendre à devenir Calamity Jane, à comprendre le pouvoir des armes, à cultiver une volonté inébranlable et vengeresse.

Cela dit, on a de Calamity Jane quelques photos qui, reconnaissons-le, ne ressemblent pas du tout à l’image qu’en donnent les auteurs, dans cet album. Mais c’est bien elle qu’ils nous montrent, à l’aube d’une existence qui ne peut que la vieillir, physiquement et moralement !

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : Calamity Jane
Thierry Gloris et Jacques Lamontagne : Calamity Jane

Je le disais en préambule, le western est à la mode. Avec l’excellent « Jusqu’au dernier » et le tristounet « Blueberry ». Je le disais aussi, il s’agit d’un genre littéraire, artistique, qui permet bien des digressions, à condition, toutefois, de respecter ce qu’on appelle la grande Histoire. Et Thierry Gloris, scénariste par ailleurs des détectives de l’étrange, des reines de sang, d’une génération française (entre autres), sait jouer avec cette Histoire. Il l’utilise ici comme toile de fond, comme révélateur d’un monde en mutation qui a donné vie aux Etats-Unis d’aujourd’hui et à leurs « mythologies » toujours un peu guerrières !

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : les bases historiques

Des mythologies, donc, que Thierry Gloris utilise en faisant référence, surtout, au cinéma, plus qu’aux livres d’histoire, c’est évident. De Ford à Arthur Penn, en passant, un peu, par Sergio Leone, les clins d’œil de son scénario sont nombreux, lancés à un genre cinématographique qui a offert au septième art bien des chefs d’œuvre.

Et on peut d’ailleurs dire qu’en cela il a été suivi par l’art de la composition du dessinateur québécois Jacques Lamontagne. Entre la première et la dernière planche, qui nous montrent la nature, c’est en metteur en scène presque intimiste qu’il agit. Et pour donner vie à ses personnages, il opère en changeant légèrement le bon ordre des perspectives, en déformant légèrement les proportions, de manière à dramatiser la narration graphique, mais, aussi, à lui donner du rythme.

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : les références cinématographiques
Jacques Lamontagne : la composition

Le scénario de Thierry Gloris parvient à la fois à ne rien gommer des plaisirs traditionnels du western, avec duels, morts, méchants plus vrais que nature. Avec aussi des liens, esquissés ou assumés, avec le monde d’aujourd’hui et ses dérives qui ressemblent à celles de l’Ouest Sauvage. Avec un sens du dialogue qu’il faut absolument souligner. On entend les protagonistes parler, et chacun a un ton différent !

Le dessin de Jacques Lamontagne, lui, d’un réalisme puissant, travaille sur deux axes bien précis, me semble-t-il, deux axes qui, sans cesse confondus, donnent une vraie profondeur à son découpage.

D’une part, il y a la couleur, presque crépusculaire… A l’image du destin de cette gamine qui va devenir, très vite, Calamity Jane.

D’autre part, là où, pour exprimer un sentiment, une impression, une sensation, une réaction, la plupart des dessinateurs jouent (ou essaient de jouer…) sur le regard et ses intensités, Lamontagne a fait le choix de peaufiner les visaes de tous ses personnages. Il y a des trognes, des vraies, parfois proches de la caricature, il y a des rides, des sourcils qui se soulèvent à peine, des lèvres qui s’étirent sur des sourires qui n’apparaissent jamais…

Wild West 1 © Dupuis
Jacques Lamontagne : les visages
Jacques Lamontagne : la couleur

Ce livre est passionnant, il se lit d’une traite, en s’arrêtant parfois sur certaine pages, sur certaines cases, pour en savourer toute l’intensité, toute la prouesse technique aussi.

Genèse d’une (anti-) héroïne, ce premier volume ne donne qu’un regret : celui d’attendre quelques mois avant d’en découvrir la suite, avant de voir comment Calamity et Hickok vont continuer leurs chemins !

Jacques Schaûwen

Wild West : 1. Calamity Jane (dessin : Jacques Lamontagne – scénario : Thierry Gloris – éditeur : Dupuis – 56 pages – date de parution : janvier 2020)

Thierry Gloris et Jacques Lamontagne © J.J. Procureur
La Ville

La Ville

Quand la gravure prépare le terrain de la bande dessinée moderne !

Quand on parle de bande dessinée, on parle d’art, le neuvième. Et Frans Masereel, immense graveur belge, s’avère aussi être, à sa manière, le « père » du roman graphique !

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Chez Frans Masereel, né à Blankenberge en 1889, et mort à Avignon en 1972, le noir et le blanc forment, intimement, la trame d’une œuvre magistrale. Et il a créé, dans les années vingt, le concept d’un récit qui n’a nul besoin de phrases pour exister, un récit exclusivement fait de gravures. Avec ce livre, « La ville », on peut dire qu’il s’agit véritablement d’un roman graphique, un des tout premiers, si pas le premier !

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Un train arrive en gare. Les passants regardent à peine un homme mort en pleine rue. Les employés et les ouvriers travaillent sans réfléchir. Derrière leurs fenêtres, les habitants passent leur temps à regarder le temps qui passe. C’est le règne de l’argent, celui qui paie l’amour comme les objets les plus inutiles. C’est la mort dans l’anonymat, c’est le meurtre, c’est la science. C’est la lutte des classes, et la répression. C’est le quotidien d’une société qui perd, sans même s’en rendre compte, toutes ses valeurs.

Ce livre raconte les mille et une histoires qui animaient, dans les années vingt et trente, une cité, et qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes de celles qu’on connaît aujourd’hui à Paris, Bruxelles, un peu partout dans le monde. Ce sont des histoires d’amour et de haine, de mort et de combat, de combat social et de richesses éhontées, de guerres et de feu, d’horreur et d’espoir, de suicide et de fuite. Chaque gravure de Masereel, chaque page raconte une histoire, oui, tout en étant aussi et surtout une œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre décrivant, certes, un univers, mais permettant à celui le regarde d’y retrouver les reflets de ses propres rêves, de ses propres aspirations, de ses propres révoltes.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Des révoltes, oui. C’est en effet une des constantes de cet artiste exceptionnel. Sa gravure est bien plus expressionniste que réaliste, c’est vrai, avec des noirs puissants, des blancs qui semblent n’être là que pour souligner l’action centrale de la gravure. Mais cet expressionnisme parle essentiellement des engagements humains, humanistes, politiques même de Frans Masereel. Il était libertaire, anarchiste à sa manière, horrifié par ce qu’il avait vécu pendant la guerre 14/18, surtout, pendant la guerre 40/45 aussi. Et dans ce livre-ci, on sent la tension monter de page en page. Celle de la volonté de se battre contre l’injustice.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Masereel est un des graveurs les plus importants, les plus géniaux, n’ayons pas peur du mot, du vingtième siècle, comme Félicien Rops le fut au siècle précédent. Et tous deux se caractérisent en effet par leurs « engagements », sociaux, littéraires, érotiques aussi… Littéraires également, avec des amitiés, pour Masereel, comme Stefan Zweig, Pierre Jean Jouve, Hermann Hesse ou Romain Rolland.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Un livre passionnant, un livre passionné, un auteur belge exceptionnel, à découvrir, à tout prix,à redécouvrir, et à classer dans votre bibliothèque entre le rayon « arts » et le rayon « bande dessinée »… Un roman graphique totalement muet dans lequel on se balade, lecteur, au gré de ses envies…

Jacques Schraûwen

La Ville (auteur : Frans Masereel – éditeur : Les Editions Martin De Halleux – 100 pages et un dossier d’une trentaine de pages – parution mars 2019)

VERTIGES

VERTIGES

Un superbe album consacré à Jean-Marc Rochette, qui appartient à l’histoire de la bande dessinée moderne, puisqu’il fit partie de l’équipe essentielle de la revue « A Suivre ».

Vertiges © D. Maghen

Mais c’est surtout un artiste inclassable, qui a participé à des aventures graphiques très différentes les unes des autres : Edmond le cochon, Le Transperceneige, Aile Froide…

Vertiges © D. Maghen

C’est un touche-à-tout, en effet, pour qui plusieurs scénaristes ont livré quelques-uns de leurs meilleurs textes…. Et le Transperceneige reste comme une des oeuvres majeures d’une science-fiction recentrée sur l’humain, au contraire de ce que faisaient alors Bilal et Mézières par exemple. Une des rares réussites, aussi, en tant qu’adaptation cinématographique.

Rochette, c’est un artiste, au sens premier du terme, un de ces êtres humains qui est d’abord et avant tout un regard, un regard qui devient tangible grâce au dessin, à la bd, à l’illustration ou, mieux encore peut-être, grâce à la peinture.

Vertiges © D. Maghen

Et ce livre-ci, Vertiges, a deux qualités.

La première, c’est de nous faire découvrir de l’intérieur l’homme Rochette, grâce à une longue interview au cours de laquelle il se montre encore mieux, peut-être, que dans ses livres autobiographiques.

La seconde, c’est de nous montrer toute la puissance de ses tableaux, qui, abstraits et lyriques, sont porteurs d’imprévu, d’envoûtement, de vertige. Et, étrangement, de réalisme, comme l’étaient les œuvres magistrales de Mathieu. Soulignons, à ce sujet, l’extraordinaire qualité des photos de Thomas Hennocques, qui restitue à la perfection au papier la sensation de la matière posée à même la toile !

Vertiges © D. Maghen

Dans ce livre, à la page 58 très exactement, on voit la planche peut-être la plus symbolique de l’œuvre de Jean-Marc Rochette : un enfant qui approche la main d’un tableau, dans un musée. Le noir et blanc de la vie réelle face à la couleur lumineuse de l’art… C’est sans doute la définition qu’on peut donner de Rochette, un artiste tout en oppositions, tout en contrastes.

Jean-Marc Rochette
Jean-Marc Rochette © J.J. Procureur

Jacques Schraûwen

Vertiges : Jean-Marc Rochette (éditeur : Daniel Maghen – entretien avec Rebecca Manzoni – 176 pages – date de parution : novembre 2019)

Vertiges © D. Maghen