Shelter Market

Shelter Market

Un album glaçant… et terriblement actuel ! Chantal Montellier a totalement revisité son livre de 1980 pour nous en livrer, ici, une nouvelle édition qui ne peut que faire froid dans le dos, qui ne peut que faire réfléchir et, espérons-le, réagir !

 

Shelter Market © Les Impressions Nouvelles

 

En lisant cet album me sont revenues en mémoire quelques lignes d’une chanson de Georges Chelon…

« C’est le fond de l’homme, c’est dans l’ordre des choses

Ce n’est pas près de changer

Mettez-lui un képi, un semblant d’uniforme

C’est déjà l’autorité »

Et c’est bien de cela, finalement, qu’il s’agit dans ce livre : le pouvoir, sous toutes ses formes, même et surtout les plus veules et les plus « politiquement correctes » !

Le scénario de ce livre est parfaitement linéaire, et totalement plausible, finalement, dans le monde qui est le nôtre et qui, déjà, semble préparer celui imaginé par Chantal Montellier.

Thérésa et Jean, un couple comme tous les couples, se rend dans le Shelter Market pour trouver un cadeau à faire aux amis chez qui ils doivent passer la soirée. Seulement, voilà, dans ce monde qui est le leur, la sécurité a pris une place essentielle, les radicalismes religieux ont créé d’autres radicalismes qui, sout l’alibi de la démocratie, ont fini par donner vie à une société de déshumanisation.

Et soudain, dans ce grand magasin qui est aussi un immense abri antiatomique, une alerte se fait entendre, et tous les clients se voient enfermés, obligés de vivre en autarcie dans un univers où tout semble avoir été prévu pour résister à la mort qui doit certaine régner au-dehors !

 

Shelter Market © Les Impressions Nouvelles

 

Ils sont une bonne centaine, pas plus… Ils vivent, comme le dit Thérésa, une utopie communiste réalisée sur fond d’apocalypse.

L’album suit, comme un médecin légiste dissèque un cadavre, l’évolution de quelques-uns d’entre eux, l’évolution, surtout, du groupe humain qu’ils forment et dans lequel la régression devient presque une règle.

Parce qu’il y a les « gardes », qui, de par leur uniforme orné d’un symbole qui rappelle le plus célèbre des super-héros, sont les gardiens d’un ordre établi. D’un ordre nouveau imposé… Par les circonstances ou par une volonté invisible ? Cette question devient lancinante pour certains des reclus au fur et à mesure qu’ils constatent qu’on leur interdit de regarder certains films, de jouer à certains jeux, de lire certains livres… comme Fahrenheit 451 !

A partir de cette prise de conscience, les réactions sont d’abord « démocratiques » : protestations, pétition, tracts. Mais très vite, Thérésa comprend l’inutilité de tout cela, elle comprend, après un viol collectif dont elle est victime, que la seule issue est la fuite… La sortie…

Mais est-ce possible ?…. Et sa nécessité de subversion, ne la vit-elle pas exclusivement dans ses rêves ?

          Shelter Market © Les Impressions Nouvelles

 

Mais rien n’est impossible à qui veut survivre !

Rien ne devrait l’être, en tout cas…

Mais, dans ce livre désespéré et désespérant, dont chaque page, ou presque, est ponctuée par la présence d’un clown que les amateurs de hamburgers connaissent bien, et qui n’arrête pas de parler de bonheur… De le faire dans un huis-clos dans lequel le bonheur, lentement, est mis à mort.

Parce que c’est cela qui attend Thérésa et Jean, la mort comme seule sortie, seule fuite !

Très littéraire, très politique aussi, « Shelter Market » qui en raconte, peut-être, qu’une expérience à taille réelle, comme il s’en passe tant de nos jours déjà, pèche sans doute par son verbiage trop présent. Mais il s’agit d’un discours important, il s’agit d’une prise de conscience assumée par Chantal Montellier et offerte à tout un chacun.

Dans les années 70 et 80, elle était déjà un électron libre dans le microcosme de la bande dessinée. Son dessin, extrêmement personnel, a toujours refusé la facilité, tout comme ses scénarios. Ce « Shelter Market » d’aujourd’hui est la réédition d’un livre de 1980, mais avec une mise en couleur, avec un découpage différent, avec un ajout de nouvelles planches, et donc une accentuation du discours de base.

Voici donc un album de bande dessinée qui n’a rien de ludique ni de facile… Mais qui se révèle comme un coup de gueule important, sans aucun doute, dans cette société où nous vivons, et où les extrémismes de toutes sortes finissent par tous se ressembler au détriment de la liberté de tout un chacun !…

 

 

Jacques Schraûwen

Shelter Market (auteure : Chantal Montellier – éditeur : Les Impressions Nouvelles)

S.O.S. Bonheur : Saison 2, volume 1

S.O.S. Bonheur : Saison 2, volume 1

C’est à la fin des années 80 que Griffo et Van Hamme nous dressaient un portrait désespéré de ce qu’ils imaginaient comme pouvant être notre avenir… Aujourd’hui, C’est Stephen Desberg qui prend la suite de Jean Van Hamme. Ecoutez-le dans cette chronique, et découvrez cet album important !…

 

 

Ce sont  » six nouvelles dessinées  » qui construisent ce retour de « S.O.S. Bonheur ». Six histoires différentes, courtes, toutes ancrées dans un futur plus ou moins proche, un futur imaginé, un futur désespéré.

La première histoire nous parle d’amour, de désamour, de puissance masculine, de dépendance féminine. La deuxième nous montre ce que les  » quartiers  » d’aujourd’hui peuvent devenir demain. Le troisième récit nous dévoile un monde dans lequel toute vie privée subit une forme de  » privatisation « . Le récit suivant parle d’une justice sous-traitée, la cinquième histoire aborde le thème de l’enseignement et de la mémoire tronquée de l’Histoire, et l’ultime épisode nous révèle, lui, la force de l’image et de la propagande sans cesse mêlées.

Ce que nous montrent Griffo et Desberg, en fait, c’est un univers qui, incontestablement, prend sa source dans le nôtre. Mais est-ce de l’anticipation proche, ou de l’uchronie ? On peut se poser la question parce que, dans cet environnement qu’ils nous racontent, il y a l’absence remarquée et remarquable de tout ce qui est connecté, ordinateurs, téléphones, etc.

Stephen Desberg: Uchronie, anticipation
Stephen Desberg: le monde « connecté »…

 

 

Là où, il y a trente ans, Van Hamme s’intéressait essentiellement à l’environnement politique, social et sociologique, tel qu’il pouvait devenir, en insistant, comme souvent dans ses scénarios, sur les rapports de groupes, sur la puissance, aussi et surtout, du pouvoir et de l‘argent, sur la puissance du pouvoir de l’argent… Avec Stephen Desberg, la trame est quelque peu identique, plus sombre même par bien des aspects. Mais il garde au centre de son intérêt, au contraire de son aîné, l’être humain. Ce sont ses personnages qui font tout le contenu de ses récits, ce sont eux, hommes et femmes de chair, qui racontent eux-mêmes leurs propres histoires, toujours plurielles, toujours porteuses, également, d’émotion.

D’émotion, et de balbutiements de la grande Histoire, également, puisque c’est une relecture de la personnalité d’Hitler que nous offre un des récits… Une relecture, pour insister sur la nécessité d’un pouvoir fort dans un monde qui perdrait, sinon, ses valeurs… Il y a là, de manière évidente, une relation à faire avec notre société… Mais le propos de Desberg, malgré sa désespérance, nous montre aussi des humains qui ont de réelles velléités de révolte, ou, en tout cas, de réaction…

 

Stephen Desberg: Humain et émotion
Stephen Desberg: Hitler

 

 

Pour créer cet album, dans lequel aucun s.o.s. n’est lancé, dans lequel le bonheur se voit interdit de séjour, Desberg a vécu une belle complicité avec Griffo.

Avec un graphisme réaliste, sans effets spéciaux tonitruants, il nous fait entrer dans un monde, imaginé et imaginaire sans doute, mais extrêmement plausible, tant les décors, par exemple, n’ont rien de déstabilisant pour les lecteurs que nous sommes, tout comme les habillements, les attitudes et les physiques des personnages, quels qu’ils soient.

La couleur participe du même souci de réalisme, de véracité, de pouvoir rendre possible et compréhensible tout ce qui est raconté. Il en résulte, pour l’ensemble des histoires de ce premier volume d’une nouvelle saison de  » S.O.S. Bonheur « , une belle efficacité.

J’avais bien aimé, en son temps, la première saison de cette série atypique. Et je trouve, à l’instar de Desberg d’ailleurs, dans le petit mot qu’il met en préambule de son livre, qu’il s’agissait là d’un des meilleurs scénarios de Van Hamme. Et la force de Griffo et Desberg, ici, aujourd’hui, est de ne pas avoir voulu faire une suite, mais, tout au contraire, d’entamer quelque chose de résolument neuf, de vraiment différent, tant dans la construction, que, même, dans le dessin.

Il en résulte un livre qui s’avère passionnant, intelligent, et qui parvient, par le biais d’un côté classique et presque traditionnel, de nous faire réfléchir à nous, à nos réalités, à nos futurs, à ce que nous pouvons en faire ou ne pas en faire !… Un excellent album, donc, qui dépasse la simple distraction, et ce sans ostentation !

 

Jacques Schraûwen

S.O.S. Bonheur : Saison 2, volume 1 (dessin : Griffo – scénario : Stephen Desberg – couleur : Florent Daniel – éditeur : Dupuis)

Undertaker : 4. L’Ombre D’Hippocrate

Undertaker : 4. L’Ombre D’Hippocrate

Un croque-mort atypique, dans un des meilleurs westerns qui soient, un méchant souriant dans un album superbe :

 » L’Ombre d’Hippocrate « , dont les auteurs parlent dans cette chronique!…

Jonas Crow, le personnage central de cette série, est un héros totalement à part dans l’univers du western. Croque-mort itinérant, il vend ses services à qui en a besoin, côtoyant ainsi des familles en deuil qui ne sont pas toujours particulièrement respectueuses de leur défunt ! Au fil de ses pérégrinations, lui qui, solitaire, n’avait comme compagnon qu’un vautour, se voit obligé de poursuivre son chemin avec deux femmes très différentes l’une de l’autre.

Les aventures que vit Jonas se construisent par cycles de deux albums. Dans le premier cycle, on le voyait donc passer de la solitude à un compagnonnage obligatoire… Dans le deuxième cycle, qui se termine avec cette  » Ombre d’Hippocrate « , on peut presque dire que la boucle est bouclée, puisque, finalement, il se retrouve seul…

Mais avec Xavier Dorison au scénario, les choses ne peuvent pas être aussi claires que cela, et n’avoir qu’une seule finalité.

Construisant un scénario en s’inspirant à la fois du western à la Leone et des thèmes abordés dans les westerns américains de la fin des années 60, Xavier Dorison aime toujours dépasser les simples apparences pour amener le lecteur à se poser des questions sur son personnage central d’abord, sur la vie, la mort, ensuite…

Dans ce quatrième volume, on en apprend plus, c’est vrai, sur le trajet qui a conduit Jonas à vivre sans cesse aux côtés de la mort, Mais bien des silences existent encore quant à son passé, quant à ses besoins fondamentaux, quant à ses rapports, étroits, avec la vie et la mort…

Undertaker, c’est une réussite aussi et surtout grâce à la véritable complicité qui existe entre un dessinateur, un scénariste, et une coloriste.

Xavier Dorison: le scénario
Xavier Dorison: des questions, encore et toujours…

Cela dit, dans ce quatrième tome, même si Jonas reste, avec ses deux compagnes de route, le moteur essentiel et évident de l’intrigue, c’est  » L’Ogre  » qui occupe tout l’espace. Par sa stature, d’abord… Par sa personnalité de médecin assassin et pervers, ensuite… Par les liens qu’il crée avec aujourd’hui, enfin… On ne peut que penser à la guerre 14/18 et aux gueules cassées qui obligèrent la médecine à faire d’immenses progrès, on ne peut que penser également aux expériences médicales des médecins nazis, expériences qui se continuèrent, on le sait maintenant, en Amérique latine largement après la guerre 40/45…

Le coup de maître des deux auteurs, Xavier Dorison au scénario et Ralph Meyer au dessin, c’est de nous donner le portrait de cet ogre sans aucun manichéisme, en en faisant même, physiquement, un personnage souriant, presque jovial. Et ce n’est qu’en allant au-delà des seules apparences qu’on peut en saisir toutes les facettes, horribles, foncièrement, peut-être encore plus par les excuses presque humanistes que formule ce médecin psychopathe…

Xavier Dorison: l’Ogre
Ralph Meyer: l’Ogre

Les scénarios de Xavier Dorison m’ont très souvent enthousiasmé, et c’est encore le cas ici, avec un anti-héros absolument hors des sentiers battus, et de ce fait d’autant plus attachant…

Mais il faut aussi souligner la qualité du dessin de Ralph Meyer. Dans un style qui réussit avec une facilité apparente à mêler le classicisme de la construction et la modernité de la narration, il effectue, dans cette série, un travail de découpage inspiré, certes, par le cinéma, mais rendant hommage, également, de bout en bout, à des grands westerns dessinés du passé, comme Jerry Spring, Comanche ou Blueberry…

Pour parler de souffrance, de mort, il évite tout voyeurisme gratuit, sans pour autant taire, graphiquement, les dérives de l’Ogre…

Il faut insister aussi sur la façon qu’il a, et qui n’est pas tellement répandue que ça, de considérer chaque planche comme un tout, comme une  » unité  » narrative de mouvement, de plans différents et complémentaires.

Ralph Meyer: le dessin

       Undertaker 4 – © Dargaud

 

Et puis, je le disais plus haut, il y a la couleur…. Caroline Delabie, complice fréquente de Ralph Meyer, a beau dire qu’elle s’efface derrière le travail de Meyer et Dorison, il n’en demeure pas moins que sa manière de créer la couleur dans cette série résulte d’une vraie collaboration et d’une réelle inventivité, créativité. La façon dont elle traite les ombres, par exemple, ou les paysages, qu’ils soient de nuit ou de jour, est absolument remarquable…

J’ai toujours adoré les westerns, que ce soit au cinéma ou en bande dessinée. Un western, c’est une tragédie à la grecque, mais une tragédie qui ouvre des portes vers le monde qui est le nôtre. Les thèmes qu’aborde ce genre littéraire, graphique et cinématographique sont des thèmes d’abord et avant tout humains, des thèmes qui nous parlent de l’homme face à des événements qui le dépassent mais qui l’obligent à se révéler à lui-même !

Et à ce titre, Undertaker est, soyez-en certains, une série qui ne peut qu’avoir sa place, et parmi les meilleures, dans votre bibliothèque !

 

 

Jacques Schraûwen

Undertaker : 4. L’Ombre D’Hippocrate (dessin : Ralph Meyer – scénario : Xavier Dorison – couleur : Caroline Delabie – éditeur : Dargaud)