Sambre : Celle que mes yeux ne voient pas

Sambre : Celle que mes yeux ne voient pas

La suite passionnée et passionnelle d’une série culte…

Cela fait plus de trente ans que cette série existe… Une série qui décrit les soubresauts de la grande Histoire, au travers des errances d’une famille… Une famille marquée par la couleur rouge, celle des regards qui se croisent ou s’évitent, celle des violences et des révolutions qui ne sont peut-être que des révoltes…

Sambre © Glénat

Il y a la série-mère… Il y a aussi, en parallèle, et avec d’autres dessinateurs, plusieurs déclinaisons différentes qui s’intéressent à d’autres branches de cette famille, les Sambre, et à la malédiction qui semble les frapper.

Cet album-ci est, en fait, le huitième tome (et avant-dernier sans doute…) de la série-mère… Nous sommes en fin de dix-neuvième siècle, dans une France qui a peu à peu oublié les utopies de la révolution, les démesures du premier empire, les claudicants retours de la royauté, une France qui n’a pas encore connu l’humiliation de Sedan et encore moins le soulèvement de Paris.

Nous sommes en compagnie de Bernard-Marie et de Judith, du monde feutré de la Province pour l’un, du monde de la prostitution pour l’autre, un frère et une sœur jumeaux possédant entre eux une moitié de ressemblance.

Et ce sont eux, ces deux adolescents aux destins séparés et antinomiques, qui se font le sujet de ce huitième album.

Ce sont eux, on le sent, qui vont clore cette saga puissante, ce roman-fleuve dessiné qui a accompagné l’existence de son auteur pendant bien des années.

« Sambre », c’est l’œuvre de toute une vie, oui… Une œuvre qui s’est nourrie de l’existence même de son auteur, très certainement !

Sambre © Glénat
Yslaire: œuvre d’une vie

Comme dans tous ses livres, Yslaire aime peaufiner son travail de scénario en nous faisant pénétrer, profondément, dans l’époque qu’il aborde. Ici, il s’agit du second empire. Un moment d’après-révolution, en quelque sorte, avec un empereur qui a réussi à ce que l’opposition n’ait plus droit de parole, en tout cas sur le territoire français.

Un moment, aussi, où, loin des guerres qui ne sont encore qu’en devenir, loin des révolutions qui, toutes, ne peuvent qu’être adolescentes, alors que les adolescents, eux, finissent toujours par vieillir, loin des intransigeances de toutes sortes, celles du passé, celles en attente, ce moment se révèle celui d’une évolution dans le monde des sciences comme dans celui des réformes sociales.

C’est pour cela que Bernard-Marie s’intéresse aux papillons… Avec un symbolisme évident : on ne peut que penser aux papillons du rêve, à ceux qui palpitent dans le ventre au moment des émois amoureux, on ne peut que penser aussi au Sphynx et à ses questions silencieuses.

C’est pour cela aussi que Bernard-Marie s’intéresse à la photographie, cette science qui, avant de devenir un art, s’aventure dans des mondes ésotériques et spirites que Victor Hugo, de son côté, a mis à la mode.

Cela dit, au-delà du cadre historique précis, et parfaitement rendu, graphiquement comme scénaristiquement, Yslaire, comme à son habitude, prend le temps de créer des ponts entre hier et aujourd’hui. Ce « Sambre »-ci nous parle, à demi-mot, de migration… Les fils, instinctivement, doivent-ils terminer les trajets entamés par leurs pères ? Et penser à son avenir, n’est-ce pas aussi rêver de sa mort ?

Sambre © Glénat
Yslaire: l’époque
Yslaire: Chemin des pères

Ce livre est aussi, me semble-t-il, bien plus littéraire que les précédents. Avec un travail sur le texte, de la part d’Yslaire, qui s’enfouit au plus profond, souvent, de l’âme humaine, au travers de formes qui se dévoilent comme extrêmement poétiques.

Et puis, il y a les références littéraires, qui émaillent le récit, parfois discrètement, parfois plus directement. Il y a l’autre côté du miroir, cher à Cocteau… Il y a Hugo, Shakespeare, Baudelaire, et même Offenbach… il y a de l’anti-Saint-Exupéry, avec une phrase à l’opposé du trop connu et très stupide « s’aimer, c’est regarder à deux dans la même direction » !

Ce livre est un livre sur le mensonge et le silence, sur le rêve et le réel. Sur le regard, surtout, essentiellement… Une tante aveugle, un œil qui pleure des larmes de sang, retouche de photos pour changer le regard qu’on peut porter sur la réalité, regard d’homme, regard de femme qui, au-delà de l’absence, créent deux histoires différentes, regard qui cherche à immortaliser l’éphémère au feu d’actes essentiellement créatifs.

Dans cet album, on rentre profondément à l‘intérieur du regard qui, au départ, était plus un alibi graphique qu’un moteur puissant de la narration !…

Oui, ce livre est vraiment celui des yeux… Ces yeux qui, silencieux, me paraissent crier ces mots de Rimbaud : « Je est un autre… » !

Sambre © Glénat
Yslaire: regards

Amour différent, non romantique

Dans ce huitième épisode, en fait, on quitte la forme du feuilleton romantique pour se plonger dans un évident modernisme, celui de la pensée comme celui du vécu quotidien. Au fil des albums, l’univers de Sambre est devenu de plus en plus introspectif. De plus en plus personnel, et, de ce fait, de plus en plus passionnant et, ma foi, passionnel, oui…

Dans « Sambre », Yslaire parle d’amour, toujours, même lorsque c’est de haine et de mort que se nourrissent ses trames narratives.

Et ici, dans « Celle que mes yeux ne voient pas… » (soulignons, au passage, le MES yeux !), Yslaire fait tout pour que se rencontrent deux êtres, deux jumeaux, que tout éloigne pourtant l’un de l’autre. Le romantisme est loin, très loin, désormais… La haine et la désespérance aussi, lentement, qui semblent s’estomper. Au profit, sans doute, d’une suite à cet album, une suite dans laquelle, au-delà des vérités familiales, l’Amour majuscule pourrait peut-être bien prendre vie… et image !

Sambre © Glénat
Yslaire: la suite

Je me dois d’avouer que, pour certains des épisodes précédents, et surtout peut-être ceux des séries « parallèles », j’avais éprouvé des difficultés à m’y retrouver, à ne pas me perdre dans des méandres de scénario très (trop…) entremêlés.

Ici, il n’en a rien été, que du contraire, et c’est d’une traite que j’ai lu ce livre… Avant, quelques jours plus tard, de le relire…. Et depuis, de le feuilleter, régulièrement, tant le dessin me paraît être, dans son semi-réalisme presque plus expressionniste que romantique, d’une totale réussite, d’un complet aboutissement !

Sambre est et reste, incontestablement, une œuvre culte, oui !…. Et ce huitième album en dessine superbement de nouveaux horizons !

Jacques Schraûwen

Sambre : Celle que mes yeux ne voient pas (auteur : Yslaire – éditeur : Glénat

Les Seigneurs De La Terre – 4. Au Nom Du Vivant

Les Seigneurs De La Terre – 4. Au Nom Du Vivant

L’agriculture, aujourd’hui, et l’avenir qu’elle nous prépare !

A l’heure où le climat devient une préoccupation également politique, à l’heure où on peut rêver à des décisions responsables qui ne se contenteront plus de culpabiliser les seuls citoyens mais oseront enfin s’attaquer aux vraies origines du problème, voici la suite d’une série qui nous parle d’AGRICULTURE responsable dans un monde qui l’est de moins en moins !


Les Seigneurs de la Terre © Glénat

Voici donc le quatrième chapitre de l’existence mouvementée de Florian, militant de plus en plus convaincu de la nécessité d’un combat pour une agriculture, aux quatre horizons de la planète, qui necherche pas le seul profit de groupes multinationaux !

Bien sûr, avec Fabien Rodhain aux commandes du scénario, le côté militant de cette série devient de plus en plus présent. Cet auteur multiforme a ici choisi la bande dessinée pour toucher un public le plus large possible, et lui montrer qu’on peut (et qu’on doit…) envisager autrement la manière de produire ce qui nous nourrit.

On pourrait, dès lors, faire le reproche à Fabien Rodhain d’un certain manichéisme dans le choix de ses personnages, d’une part, dans le traitement qui est le sien pour les montrer vivre. Mais s’il est vrai que ce scénariste ne peut s’empêcher, tout au long de sa narration, de se faire didactique, presque pédagogique même, il le fait avec une base scientifique, humaniste et politique réelle, ce qui rend son propos totalement accessible. Un propos, d’ailleurs, qui ne cache rien des réalités quotidiennes du monde de l’agriculture, la réalité et la vérité, par exemple, des suicides d’agriculteurs…


Les Seigneurs de la Terre © Glénat
Personnages et manichéisme
Suicides d’agriculteurs

Est-ce de la nostalgie que de vouloir retourner à une forme de production respectueuse de ce qui se faisait,  » avant  » ? Est-ce de la nostalgie que de vouloir se souvenir de façon » pratique  » du temps de nos grands-parents ?

Est-ce être passéiste que de vouloir, aujourd’hui, refuser l’utilisation de produits qui augmentent certes la production agricole, mais qui, en même temps, pour des raisons qui ne sont peut-être que vénales, asservissent de plus en plus la classe paysanne ?

C’est, surtout, et les manifestations et les conférences internationales qui se multiplient pour le moment en sont la preuve, c’est,essentiellement, une question de politique, au sens premier du terme.

Et le scénario de Fabien Rodhain, à ce titre, est éminemment politique, sans aucun doute possible.

Mais ce scénario est aussi un récit qui choisit le style presque du  » roman-photo  » pour estomper, sans en détruire la puissance, le discours de base. On entre, avec les Seigneurs de laTerre, dans plusieurs microcosmes… Dans plusieurs remous et dérives profondément humains : il y a de l’amour, de la haine, des divorces, des trahisons, des souvenirs trop lourds, de la jalousie, du profit, du carriérisme, du désir, des larmes et des rires, de l’aventure et du dépaysement.

Et à partir d’un scénario qui pourrait, ici et là, sembler trop touffu, ou, ailleurs, se révéler  » fleur bleue « , Luca Malisan parvient à faire prendre la sauce, comme on dit, grâce à un dessin qui, d’album en album, me semble devenir de plus en plus efficace, dans le sens du mouvement, par exemple, dans la façon aussi qu’il a d’inscrire le récit et les personnages pleinement dans des paysages et des décors  qui prennent vie. Et puis, il y a la couleur et ses infinies nuances de lumière… Paolo Francescutto réalise un travail de choix, dans ce quatrième album !…

La réussite est au rendez-vous, grâce, c’est évident, à une convergence des intérêts de ces trois auteurs à part entière, le scénariste, le dessinateur et le coloriste !

Les Seigneurs de la Terre © Glénat
Scénario politique
Du scénario au dessin

La bande dessinée peut être récréative… Elle peut être source de réflexion, également. Les Seigneurs de la terre réussissent, dans l’ensemble, à être les deux. Avec des personnages pluriels, qui n’ont rien d’immobile, ni dans le geste ni dans la pensée, avec un mélange des genres qui parvient à ne pas déraper, Rodhain et ses complices nous offrent une série qui parle d’aujourd’hui, pleinement, et qui a l’avantage et l’intérêt de réussir à nous ouvrir les yeux ou, du moins, à nous donner envie de les ouvrir !

Un livre militant, oui, une série « vivante » et humaniste que je vous conseille de découvrir et de faire découvrir…

Personnages pluriels et mélange des genres

Jacques Schraûwen

Les Seigneurs De La Terre – 4. Au Nom Du Vivant : Luca Malisan – scénario : Fabien Rodhain – couleurs : Paolo Francescutto – éditeur : Glénat)

Spirou : L’Espoir Malgré Tout

Un livre à lire et relire, intelligent, souriant, passionnant !

Emile Bravo, que vous pouvez écouter dans cette chronique, reprend l’histoire de Spirou et la mêle à la grande Histoire, celle de la guerre 40/45 et de l’occupation de la Belgique par les Allemands.

 

Spirou©Dupuis

La démarche d’Emile Bravo, il y a dix ans, a été simple : retrouver Spirou en 1938, et imaginer ce qu’il a fait, ce qu’il a vécu jusqu’en 1946… Le reprendre à sa création, et en restituer l’histoire, qui le mène de l’enfance à l’âge adulte.
 » Le journal d’un ingénu  » nous révélait les années d’avant-guerre et la manière dont Spirou les vivait, humainement, amoureusement aussi… et politiquement, d’une certaine manière !
Avec  » L’espoir malgré tout  » et les trois autres albums qui vont suivre, on se retrouve en pleine guerre, pour ce qui est une continuité du récit entamé il y a dix ans bien plus qu’une suite.
Spirou est un adolescent qui gagne sa vie en étant groom dans un hôtel de Bruxelles, le Moustic. D’où sa tenue mythique, et son fameux calot rouge. Il est l’ami de Fantasio, un grand garçon dégingandé, grand gaffeur, et qui se pense journaliste.
Deux personnages qui, au fil des 80 ans d’existence de Spirou, ont bien évolué, et dont on prend plaisir, incontestablement, à découvrir l’évolution. Toutes les évolutions…
Spirou se construit, espiègle au grand cœur…
Fantasio, lui, même s’il a l’âge adulte, n’est qu’un vieil adolescent, tel que, d’ailleurs, Jijé l’avait créé…

Spirou©Dupuis

 

SPIROU

FANTASIO

 

Spirou est un gamin, oui, qui cherche à comprendre, qui observe, qui s’engage mais presque inconsciemment.
Face à l’honneur et à la patrie, il voit la mort, la haine, les larmes.
Savait-on, en Belgique, ce qui se passait comme horreurs racistes en Allemagne, ou voulait-on, simplement, ne pas savoir ? Cette question, comme d’autres qui concernent le quotidien des populations occupées, sous-tend le quotidien décrit par Emile Bravo.
Vivant, dans un premier temps, les grisailles encore souriantes de la drôle de guerre, Spirou et Fantasio vont devoir, très vite, prendre les routes de l’exode.
Mais ne croyez pas, cependant, que ce livre est sombre, aussi sombre que la  » bête immonde  » qu’on y voit en marche pour conquérir le monde.
Spirou est et reste un gamin ingénu, souriant, un gamin qui mûrit, parce que les événements l’y obligent. Un gamin qui privilégie l’amitié, même vis-à-vis d’un Fantasio qui, fantasque et irréfléchi, se révèle parfois particulièrement antipathique !
Emile Bravo multiplie, avec une facilité déconcertante, les références, tout au long d’un dessin qui rend un hommage inventif à Jijé et Franquin. Et il a un sens aigu du dialogue, avec des accents, parfois, à la Audiard, ou à la Janson, il a un sens aigu également du jeu des situations, et le mélange des mots et des actions provoque, de page en page, bien des sourires.
Spirou, c’est un héros pour tous les âges, et ce livre est aussi un livre d’humour, parce que l’humour, toujours, sans être moralisateur, désamorce l’horreur !

Spirou©Dupuis

HUMOUR

 

Nous sommes donc, au début de ce livre, en janvier 40, et tout le monde a une totale confiance dans les forts belges censés arrêter la déferlante allemande.
Mais voilà, l’Histoire en décide autrement, et Spirou et Fantasio se retrouvent sur les routes de l’exode, comme des milliers et des milliers de Bruxellois, de Belges.
Ces routes sont des routes bombardées, mais elles permettent aussi, et malgré tout, quelques belles rencontres… Des enfants perdus, un paysan lucide et intellectuel, par exemple…
Et Emile Bravo profite de cette errance pour rappeler que la frontière française fut fermée pendant un certain temps aux migrants réfugiés belges… Le temps passe, les mentalités, elles, ne changent jamais vraiment…
Fidèle aux événements qui servent de décor au récit, le scénario, ainsi, remet les réalités de cette époque en perspective.
Cela dit, ce livre est d’abord et avant tout une aventure humaine et humaniste.
Il y a des rencontres, des coups de foudre, des amourettes, des larmes…
il y a le retour à Bruxelles, il y a le scoutisme et, en face, un mouvement de jeunesse belgo-nazi, il y a des références à Hergé, et à son personnage de Tintin qui continue à faire rêver les jeunes dans un journal, Le Soir (volé), aux mains de l’occupant… Un journal, d’ailleurs, dans lequel travaille finalement Fantasio qui n’y voit aucun mal…
C’est un portrait d’une époque, un portrait qui semble tracé au vitriol…
Un portrait qui crée des liens avec notre aujourd’hui, et qui nous montre que le « politiquement correct » n’est jamais le bon chemin de vie à prendre !

 

Spirou©Dupuis

HISTOIRE HUMANISME

 

Emile Bravo est un dessinateur extrêmement talentueux. Son dessin, vif, classique et pourtant sans cesse inventif, rend plus qu’hommage à se grands aînés, Jijé et Franquin. Ce dessin les continue, en quelque sorte, et le graphisme de Bravo devient comme un langage, foisonnant de détails parfois, privilégiant cependant, toujours, l’humain par rapport au décor.
La manière dont le récit utilise les couleurs n’a rien de gratuit, elle non plus. Les Allemands qui sont montrés, hommes et matériel militaire, le sont de façon à faire ressentir profondément le poids de l’occupation. Un poids plus moral que physique, souvent.
Et puis, il y a la colorisation générale, un peu désuète, mais d’une richesse évidente, due à Fanny Benoit… Et le papier, aussi, choisi pour avoir presque l’impression, en lisant cet album, de toucher un vieux livre oublié. De redécouvrir Spirou comme être humain à part entière!…

 

Spirou©Dupuis

DESSIN

COULEUR DU PAPIER

 

Bien sûr, comme dans tout livre, on peut trouver quelques petites choses à reprocher à cet album… Trop de texte, à certains moments, par exemple…. Mais même ce texte qui, parfois, prend beaucoup de place, participe pleinement à la construction d’une histoire passionnante, intelligente, souriante, historique, et, ma foi, ouverte à tous les publics… Ce Spirou-ci est vraiment un petit bijou, à tous les points de vue… Il se doit d’avoir sa place dans toutes les bibliothèques bd dignes de ce nom !…

Jacques Schraûwen
Spirou : L’Espoir Malgré Tout (auteur : Emile Bravo – couleurs : Fanny Benoit – éditeur : Dupuis)

 

Emile Bravo