Le Temps du Rêve : 1. Ocre

Le Temps du Rêve : 1. Ocre

Une histoire qui parle des Aborigènes, de l’art et de la spéculation, d’une enfance volée, d’une jeunesse retrouvée, de la nécessité du voyage, même rêvé…

 

Lyon, 1968.

Urbin Molins, commissaire-priseur, commet un geste qui peut détruire toute sa réputation, toute son existence même : il vole un tableau qu’il a vendu à une comtesse amoureuse des arts bruts…

Il s’agit d’un visage, celui d’une femme incontestablement aborigène, un visage à la fois naïf et extrêmement présent de par son regard, de par les couleurs qui le construisent, aussi, des couleurs appliquées uniquement avec les doigts.

Urbin, envoûté par ce tableau, épouvanté aussi par son geste, par l’enquête qui tourne autour de lui, par la présence, dans l’ombre, de deux hommes qui semblent être des détectives privés, va chercher à fuir tout cela dans le Sud de la France. Dans le village de son enfance…

Et là, toujours sans comprendre ce qui l’a subjugué dans ce tableau étrange et lumineux, il va replonger non seulement dans son propre passé, mais surtout y retrouver des sensations et des envies perdues. Celle, par exemple, de réparer un vieux bateau qui appartenait à son père. Il va également redécouvrir, sous le  soleil du Midi, ce qu’est la solidarité, la vie dans un petit village où tout le monde se connaît.

Il va surtout faire deux rencontres. Marilyn, d’abord, une amie d’enfance, qui lui offre son aide, ses sourires, sa présence. Et puis, une jeune fille à la couleur sombre, aux cheveux en  » frisettes « , une enfant à peine adolescente qui peint, avec un sens aigu des couleurs et de l’onirisme. Qui peint avec ses doigts uniquement…

 

Tout cela pourrait n’être qu’une bd policière traditionnelle, sans plus. Mais il n’en est rien ! Parce que l’enquête, tout compte fait, n’a que peu d’importance. C’est au profond de ses personnages que l’auteur, H. Tonton, s’enfouit et nous emmène à sa suite. Et les questions premières qui peuvent se poser : de qui est ce tableau, qui représente-t-il, qui l’a peint, trouvent très vite une réponse. Et ce n’est  pas la réponse qui est importante, finalement, mais la manière de l’assumer, pour Urbin, notable petit bourgeois qui se voit dans l’obligation de retrouver ses  rêves enfuis.

Au-delà de l’intrigue, donc, une intrigue tout compte fait linéaire, il y a dans ce livre, dans ce récit, quelques vraies réflexions.

Sur le rêve et ses papillons bleus, d’abord… Sur l’art et les façons différentes de l’appréhender dans des pays lointains ou ici, en Europe, où il se révèle surtout objet de spéculation et de convoitise mercantile.

 » Le temps du rêve « , c’est le retour d’un homme mûr dans ce qu’il a oublié de son enfance : ses songes, ses désirs, ses nécessités d’aventure, au sens le plus large du terme, des aventures symbolisées par ce bateau qu’il retape et qui, peut-être, pourra le faire voyager en des ailleurs imaginés.

C’est, d’abord et avant tout, une aventure humaine au dessin extrêmement lumineux. Sans tape-à-l’œil inutile, H. Tonton, l’auteur complet de cet album, crée un texte limpide, un peu à la  » Lupano « , très quotidien parfois, sauf lorsque c’est d’art qu’il s’agit. Son dessin n’use à aucun moment d’effets spéciaux et choisit, grâce à la couleur, de privilégier l’ambiance, les environnements, qu’ils soient citadins ou campagnards, et, surtout, la lumière, celle du midi, celle qui fait chanter les visages, les sourires et les regards !

 

Je me dois d’avouer que je ne connaissais ni cet auteur, ni cette maison d’édition située, si je ne m’abuse, dans le Var.

Et la découverte est bien agréable, croyez-moi ! J’aime ces livres qui, sous couvert d’une intrigue d’aspect classique, aiment à s’aventurer dans des directions très variées, très humaines, proches des personnages, très humanistes aussi, puisqu’ici, on parle aussi d’une forme d’immigration…

Demandez à votre libraire de vous commander ce livre, dont j’attends la suite avec impatience, vous ne le regretterez pas, croyez-moi !

 

Jacques Schraûwen

Le Temps du Rêve : 1. Ocre (auteur : H. Tonton – éditeur : Cerises & Coquelicots)

Ter : 1- l’étranger – un album, une exposition jusqu’en octobre, une interview

Ter : 1- l’étranger – un album, une exposition jusqu’en octobre, une interview

De la science-fiction solide pour une nouvelle série passionnante : un album somptueux et une belle exposition consacrée à un dessinateur au talent passionné !

Au scénario, Rodolphe, un vieux routier du neuvième art extrêmement prolifique, puisque c’est à la fin des années 80 qu’il a débuté dans ce métier. C’est dire qu’il sait ce que c’est que raconter une histoire avec efficacité…

Au dessin, un jeune auteur suisse, Christophe Dubois.

Et à l’édition, un homme Daniel Maghen, amoureux de la bd, galeriste, et qui n’édite que des livres de très grande qualité graphique, comme ceux de Prugne ou de l’exceptionnel Lepage…

Au total, un livre de science-fiction absolument passionnant !

Un livre dont les planches originales sont exposées, jusqu’au 8 octobre, dans un lieu prestigieux, le Centre Belge de la Bande Dessinée, à Bruxelles. Un lieu dans lequel les dessins de Christophe Dubois ont totalement leur place.

Même s’il n’a qu’une carrière assez courte encore dans l’univers de la bd, Christophe Dubois se révèle être un dessinateur réaliste exceptionnel ! Ses planches sont des petits bijoux, avec des angles de vue qui permettent vraiment de plonger dans un univers qui, totalement fictionnel, fait cependant mille et une référence, dans le texte comme dans le graphisme, au monde qui est le nôtre. Et l’exposition montre avec talent que dessin et texte sont en véritable osmose dans ce livre…

Un bel hommage, donc, que cette exposition, à un auteur, certes, mais aussi à un éditeur engagé dans la défense du neuvième art.

 

Rodolphe: Daniel Maghen éditeur

 

En un lieu indéfinissable, il y a une cité. Il y a la ville du haut, occupée par les  » collèges  » et les maîtres de la religion…

Il y a la ville du bas, peuplée des gens « normaux ».

Parmi eux, il y a Pip qui gagne sa vie en pillant les tombes. Et, dans une de ces tombes, il découvre un jeune homme nu, sans mémoire et sans langage.

Il le ramène chez lui et, là, cet inconnu, rapidement, apprend à parler, à communiquer, à écrire. Et, surtout il se révèle capable de réparer tous les objets étranges recueillis, au cours de ses rapines, par Pip : un grille-pain, par exemple, mais aussi un objet qui attire sur lui l’attention des gens de la ville du haut ! Un objet qui diffuse, en 3d, des images qui parlent d’une guerre et d’un holocauste, de deux tours jumelles détruites, de la disparition d’un tableau intitulé la Joconde.

Et c’est ainsi que ce livre, premier d’une série, s’ouvre à des réflexions qui dépassent le simple récit.

On parle de langage, comme seul lien possible, finalement, entre les êtres vivants, on y parle aussi de mémoire, cette faculté que l’homme a de se restaurer à lui-même grâce à ses mille vécus.

On s’ouvre aussi à des réflexions sur le rôle du pouvoir, sur la présence de la foi, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre, dans le monde de demain comme dans celui d’aujourd’hui d’ailleurs. Rodolphe aime créer des ponts entre l’imaginaire et le réel, qu’il appartient au lecteur, en définitive, d’emprunter ou pas.

On y parle également, avec une belle impudeur, d’une toute autre mémoire, une mémoire qui devient langage silencieux : la mémoire du corps, la mémoire des chairs. Parce que ce livre se construit aussi, narrativement, autour du sentiment amoureux, au sens large du terme.

 

Rodolphe: le langage

 

Rodolphe: le personnage central

 

 

Le scénario de Rodolphe est d’une narration sans défaut, et le lecteur ne se perd jamais en route, malgré les différents récits parallèles que le scénariste met en scène. Les personnages sont nombreux, et chacun possède une véritable existence, tant au travers des dialogues que de la façon dont le dessinateur, Christophe Dubois, se les approprie.

Et ce scénario prend vie grâce au dessin, évidemment. Il y a ici et là, dans le graphisme de Christophe Dubois, des réminiscences d’académisme, il y a aussi des références, dans quelques cases, à quelques grands dessinateurs réalistes, comme Manara voire même Pratt…

Il y a aussi, dans le dessin, un plaisir à créer un univers que le lecteur croit sans cesse reconnaître, et qu’il ne comprend vraiment qu’à la toute dernière page… Il est amusant, alors, et passionnant, de revenir en arrière, de se balader de planche en planche pour y dénicher tous les signes palpables de cet univers que Dubois y avait placés et qu’on n’avait pas vraiment remarqués !

Réaliste, ce dessin n’est cependant jamais figé, loin s’en faut, et dans certaines constructions, dans certaines perspectives, Dubois aime s’aventurer dans des constructions qui font mieux qu’accompagner le récit de Rodolphe, qui le démesurent…

Christophe Dubois et Rodolphe: le dessin
Christophe Dubois et Rodolphe: le réalisme

 

Un des éléments importants dans ce livre, un élément qui participe pleinement à sa réussite, c’est l’utilisation que Dubois y fait de la couleur. La lumière change, évolue, de page en page, de case en case même, parfois, et avec elle changent également les couleurs, leurs présences, parfois presque diaphanes, parfois d’une épaisseur sombre.

C’est peut-être encore plus  » palpable  » dans les quelques scènes érotiques qui, restant poétiques, n’en demeurent pas moins extrêmement charnelles. Dans la représentation des corps amoureux, Christophe Dubois prend un incontestable plaisir, partagé par tous ses lecteurs (et lectrices)…

 

Christophe Dubois: la couleur
Christophe Dubois: l’érotisme

Je l’ai déjà dit, je le redis : Daniel Maghen est un éditeur qui ne publie que des auteurs qui appartiennent pleinement au Neuvième Art.

Et c’est encore le cas avec Ter, croyez-moi… Vous ne pourrez d’ailleurs que vous en rendre compte par vous-mêmes en allant voir l’exposition consacrée à ce livre !

 

Jacques Schraûwen

Ter : 1- l’étranger (dessin : Christophe Dubois – scénario : Rodolphe – éditeur : DM Daniel Maghen)

Exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée jusqu’au 8 octobre 2017

Thierry De Royaumont : L’Ombre de Saïno

Thierry De Royaumont : L’Ombre de Saïno

Le neuvième art manque souvent de mémoire… Réveillons-la, cette mémoire, avec la réédition de ce que je considère comme l’un des plus grands chefs d’œuvre des années cinquante ! Rendons à Pierre Forget sa place dans la grande Histoire de la bd !…

 

 

Les aventures de Thierry de Royaumont ont connu quatre albums : « Le secret de l’Emir », « La Couronne d’Epines », « L’Ombre de Saïno » et « Pour Sauver Leïla ».

J’avais reçu, enfant, l’Ombre de Saïno, qui se terminait sur cette vignette : vous saurez qui est Saïno en lisant le prochain épisode… Un épisode que j’ai recherché, adolescent, puis adulte, pendant des années, de bouquiniste en bouquiniste, mais qui ne fut édité qu’en 1987. Mais ces recherches incessantes m’ont permis de dénicher et d’acheter les volumes précédents… Des « romans graphiques » avant la lettre, puisqu’ils dépassaient, et de loin, la pagination habituelle en bd, allant jusqu’à 106 planches !

Thierry De Royaumont, c’est un héros occidental et chevaleresque comme il y en eu beaucoup dans ces années d’après-guerre, un héros sans peur et sans reproche, symbolisant en quelque sorte la nécessité, après les horreurs nazies, de connaître de nouvelles jeunesses aux idéaux altruistes. Et c’est ainsi que l’esprit chevaleresque est mis à l’honneur, dans cette série, tout comme l’amitié, profonde, devenant une vraie force dans les remous de l’adversité…

Mais avec Pierre Forget, dessinateur, et Jean Quimper, scénariste, on est très loin des belles histoires de l’Oncle Paul, ou même des bd réalisées par le couple Funcken.

On se trouve même dans un réalisme extrêmement fouillé au niveau historique, en général, au niveau des décors en particulier.

 

Un réalisme, également, qui se refusait au manichéisme, longtemps avant que ce ne soit une nécessité enfin reconnue par tout un chacun. Bien sûr, le thème de cette série a une connotation religieuse, c’est évident. Mais avec un respect affiché de manière tout à fait aussi évidente pour la « différence ».

En outre, dans cette « Ombre de Saïno », le propos est totalement ailleurs que dans l’affrontement entre des croyances opposées. Dans cet album, Thierry De Royaumont, de retour de Terre Sainte, retrouve son domaine… Et se découvre, en même temps, un ennemi implacable, Saïno, d’une cruauté sans bornes, et à la tête d’une confrérie cherchant tous les pouvoirs par tous les moyens, une confrérie dont les ramifications humaines sont celles de plusieurs races, dont les ramifications matérielles se construisent en architectures improbables, d’une modernité que ne désavouerait pas Schuiten…

« L’Ombre de Saïno », c’est l’intrusion d’un fantastique teinté de science-fiction dans un univers moyenâgeux extrêmement bien restitué.

C’est aussi une construction narrative exceptionnelle, pour l’époque comme pour aujourd’hui, d’ailleurs, laissant la place à des questionnements qui se révèlent terriblement philosophiques.

 

Et puis, Thierry De Royaumont, c’est du dessin…

Pierre Forget a été illustrateur, dès les années 40, dans des collections de romans pour la jeunesse, aux éditions Alsatia et Spes surtout. En bande dessinée, il a signé, chez Bayard, l’adaptation d’un des chefs d’œuvre éternel du cinéma, « Les Sept Samouraïs », une adaptation d’une fidélité extraordinaire. Il a aussi signé un western, « Faucon Noir », qui s’éloignait, de par le regard qui y était posé sur les Amérindiens, de tout ce qui se faisait alors.

Son dessin est d’une souplesse exceptionnelle, et Pierre Forget a une manière bien à lui de rendre compte du mouvement, en jouant très souvent avec les perspectives, en jouant aussi avec la manière de construire une planche, et que cette construction participe pleinement à la narration. Et sa façon de jouer avec les ombres, inspirée sans aucun doute par son métier d’illustrateur proche de Pierre Joubert, est tout à fait remarquable, elle aussi.

 

Pierre Forget a abandonné un jour la bande dessinée pour devenir professeur de gravure, et devenir, aussi, un des plus grands graveurs de timbres de la fin du vingtième siècle.

On pourrait croire que la réédition de sa série phare répond à des réalités nostalgiques, et c’est en partie vrai, certainement. Mais en partie seulement, parce que Pierre Forget, comme je le disais en introduction, est un des grands oubliés du Neuvième Art ! Permettre à tout un chacun de découvrir un artiste complet, un artiste qui s’est éloigné, dès le départ, des thèmes enfantins d’un média qui brillait surtout par une certaine mièvrerie, très souvent. On est déjà, avec Thierry De Royaumont, dans la bd résolument moderne, de par ses thèmes, de par le traitement des sujets choisi, de par le graphisme aussi.

Plongez-vous dans cet album, vous ne le regretterez pas ! Et vous pourrez, ainsi, participer activement à rendre hommage à un artiste de la BD qui a, avant tout le monde, réussi à créer une véritable bande dessinée adulte !

Jacques Schraûwen

L’Ombre de Saïno (dessin : Pierre Forget – scénario : Jean Quimper – éditeur : Editions du triomphe – www.editionsdutriomphe.fr )