Undertaker : 4. L’Ombre D’Hippocrate

Undertaker : 4. L’Ombre D’Hippocrate

Un croque-mort atypique, dans un des meilleurs westerns qui soient, un méchant souriant dans un album superbe :

 » L’Ombre d’Hippocrate « , dont les auteurs parlent dans cette chronique!…

Jonas Crow, le personnage central de cette série, est un héros totalement à part dans l’univers du western. Croque-mort itinérant, il vend ses services à qui en a besoin, côtoyant ainsi des familles en deuil qui ne sont pas toujours particulièrement respectueuses de leur défunt ! Au fil de ses pérégrinations, lui qui, solitaire, n’avait comme compagnon qu’un vautour, se voit obligé de poursuivre son chemin avec deux femmes très différentes l’une de l’autre.

Les aventures que vit Jonas se construisent par cycles de deux albums. Dans le premier cycle, on le voyait donc passer de la solitude à un compagnonnage obligatoire… Dans le deuxième cycle, qui se termine avec cette  » Ombre d’Hippocrate « , on peut presque dire que la boucle est bouclée, puisque, finalement, il se retrouve seul…

Mais avec Xavier Dorison au scénario, les choses ne peuvent pas être aussi claires que cela, et n’avoir qu’une seule finalité.

Construisant un scénario en s’inspirant à la fois du western à la Leone et des thèmes abordés dans les westerns américains de la fin des années 60, Xavier Dorison aime toujours dépasser les simples apparences pour amener le lecteur à se poser des questions sur son personnage central d’abord, sur la vie, la mort, ensuite…

Dans ce quatrième volume, on en apprend plus, c’est vrai, sur le trajet qui a conduit Jonas à vivre sans cesse aux côtés de la mort, Mais bien des silences existent encore quant à son passé, quant à ses besoins fondamentaux, quant à ses rapports, étroits, avec la vie et la mort…

Undertaker, c’est une réussite aussi et surtout grâce à la véritable complicité qui existe entre un dessinateur, un scénariste, et une coloriste.

Xavier Dorison: le scénario
Xavier Dorison: des questions, encore et toujours…

Cela dit, dans ce quatrième tome, même si Jonas reste, avec ses deux compagnes de route, le moteur essentiel et évident de l’intrigue, c’est  » L’Ogre  » qui occupe tout l’espace. Par sa stature, d’abord… Par sa personnalité de médecin assassin et pervers, ensuite… Par les liens qu’il crée avec aujourd’hui, enfin… On ne peut que penser à la guerre 14/18 et aux gueules cassées qui obligèrent la médecine à faire d’immenses progrès, on ne peut que penser également aux expériences médicales des médecins nazis, expériences qui se continuèrent, on le sait maintenant, en Amérique latine largement après la guerre 40/45…

Le coup de maître des deux auteurs, Xavier Dorison au scénario et Ralph Meyer au dessin, c’est de nous donner le portrait de cet ogre sans aucun manichéisme, en en faisant même, physiquement, un personnage souriant, presque jovial. Et ce n’est qu’en allant au-delà des seules apparences qu’on peut en saisir toutes les facettes, horribles, foncièrement, peut-être encore plus par les excuses presque humanistes que formule ce médecin psychopathe…

Xavier Dorison: l’Ogre
Ralph Meyer: l’Ogre

Les scénarios de Xavier Dorison m’ont très souvent enthousiasmé, et c’est encore le cas ici, avec un anti-héros absolument hors des sentiers battus, et de ce fait d’autant plus attachant…

Mais il faut aussi souligner la qualité du dessin de Ralph Meyer. Dans un style qui réussit avec une facilité apparente à mêler le classicisme de la construction et la modernité de la narration, il effectue, dans cette série, un travail de découpage inspiré, certes, par le cinéma, mais rendant hommage, également, de bout en bout, à des grands westerns dessinés du passé, comme Jerry Spring, Comanche ou Blueberry…

Pour parler de souffrance, de mort, il évite tout voyeurisme gratuit, sans pour autant taire, graphiquement, les dérives de l’Ogre…

Il faut insister aussi sur la façon qu’il a, et qui n’est pas tellement répandue que ça, de considérer chaque planche comme un tout, comme une  » unité  » narrative de mouvement, de plans différents et complémentaires.

Ralph Meyer: le dessin

       Undertaker 4 – © Dargaud

 

Et puis, je le disais plus haut, il y a la couleur…. Caroline Delabie, complice fréquente de Ralph Meyer, a beau dire qu’elle s’efface derrière le travail de Meyer et Dorison, il n’en demeure pas moins que sa manière de créer la couleur dans cette série résulte d’une vraie collaboration et d’une réelle inventivité, créativité. La façon dont elle traite les ombres, par exemple, ou les paysages, qu’ils soient de nuit ou de jour, est absolument remarquable…

J’ai toujours adoré les westerns, que ce soit au cinéma ou en bande dessinée. Un western, c’est une tragédie à la grecque, mais une tragédie qui ouvre des portes vers le monde qui est le nôtre. Les thèmes qu’aborde ce genre littéraire, graphique et cinématographique sont des thèmes d’abord et avant tout humains, des thèmes qui nous parlent de l’homme face à des événements qui le dépassent mais qui l’obligent à se révéler à lui-même !

Et à ce titre, Undertaker est, soyez-en certains, une série qui ne peut qu’avoir sa place, et parmi les meilleures, dans votre bibliothèque !

 

 

Jacques Schraûwen

Undertaker : 4. L’Ombre D’Hippocrate (dessin : Ralph Meyer – scénario : Xavier Dorison – couleur : Caroline Delabie – éditeur : Dargaud)

Un amour de Stradivarius

Un amour de Stradivarius

Stradivarius… Voilà un nom que tout le monde connaît. Mais qui donc était-il, ce luthier exceptionnel ?… Voici une partie de son portrait… Et vous pourrez écouter, dans cette chronique, les auteurs parler de ce livre aux couleurs transparentes…

L’histoire qui nous est racontée ici n’a rien à voir avec une biographie, loin s’en faut, puisque le récit ne couvre qu’une année de l’existence de celui dont le nom reste attaché à tout jamais à la musique.

Tout commence en 1701, tout finit en 1702, à Crémone, ville de Lombardie dans laquelle Stradivarius et son fils sont les meilleurs luthiers du monde.

Crémone pourrait n’être qu’une cité de calme et de torpeur, d’art et de musique, si le roi français, Louis XIV, ne décidait d’une guerre qu’on a appelée la guerre de succession d’Espagne.

Stradivarius, ainsi, va se trouver confronté à l’horreur d’un conflit sans honneur, à l’aide d’un noble français et de sa nièce, une adorable jeune aventurière qui séduit le fils du luthier.

Stradivarius est veuf… Il prie, comme pour ne pas oublier celle qui fut son épouse… Il dort, il mange, il travaille, il rêve pour continuer à exister. Et dans les remous de cette guerre, il va se retrouver, se restaurer à lui-même, et redécouvrir l’amour entre les bras et contre les courbes de cette jeune femme dont rêve aussi son fils.

La situation pourrait être, dans le scénario, terriblement graveleuse, s’ouvrant aussi à des affrontements dignes d’un vaudeville, mais il n’en est rien, et Fabien Tillon, le scénariste, a choisi tout au contraire la voie d’une narration tranquille, voire même amusée !

Cela dit, son scénario, même s’il ne couvre qu’une année de l’existence de Stradivarius, est fouillé au niveau de la documentation, c’est évident. La manière dont il parle, par exemple, de tout ce qui construit un violon, jusqu’à l’âme, est presque didactique. La façon, par contre, dont il nous raconte les rapports étroits, intimes, charnels et amoureux, entre les formes d’une femme alanguie et le violon dont elle devient modèle, cette manière-là est, elle, terriblement sensuelle et poétique.

Ce qu’il faut aussi souligner dans cet album, c’est le soin mis par Tillon au travail des dialogues, du langage plus généralement….

Fabien Tillon, le scénariste

 

Comme dans toute bande dessinée qui s’intéresse à l’art, à l’histoire de l’art même, il n’est pas évident de trouver un dessin qui ne dénature pas le sujet.

Gaël Remise, sans aucun doute, n’a pas un style graphique conventionnel. On pourrait même dire que son dessin semble quelquefois maladroit, presque enfantin dans les mouvements, dans les scènes épiques aussi. Mais c’est cette simplicité du regard qui en fait toute la qualité, finalement.

On n’est pas, loin s’en faut, dans le réalisme pur, et les décors comme les personnages sont sans cesse distordus, comme vus au travers d’une espèce de kaléidoscope qui, en multipliant les points de vue, restitue l’ensemble d’un lieu, d’un personnage !…

Comme dans le scénario, cependant, la documentation a été importante, et se ressent dans les paysages, dans les décors, dans les lieux intimes.

Mais ce qui est le plus important, dans le dessin de Gaël Remise, dans son  » réalisme revisité « , c’est l’utilisation qu’il fait de la couleur. Ses aquarelles ont une espèce de transparence, et leur présence, en débordements des traits, donc loin, très loin de la ligne claire, cette présence est en grande partie responsable du charme opéré par cet album.

Gaël Remise, le dessinateur

C’est, il y a quelques mois déjà, à la Foire du Livre de Bruxelles que j’ai rencontré ces deux auteurs. Une rencontre qui m’a permis de découvrir d’une part un album que je ne connaissais pas mais qui m’a immédiatement séduit, d’autre part une maison d’édition qui m’était elle aussi inconnue.

Et j’espère que cette petite chronique va vous permettre de faire, comme je l’ai fait, une bien agréable découverte !…

 

Jacques Schraûwen

Un amour de Stradivarius (dessin : Gaël Remise – scénario : Fabien Tillon – éditeur : nouveau monde graphic)

Une Sœur

Une Sœur

Bastien Vivès, que vous entendrez dans cette chronique, est un auteur essentiel de la jeune génération du neuvième art. Et  » une Sœur  » est un éclat de poésie, de tendresse, d’amour et de beauté dans le monde de l’édition bd d’aujourd’hui !

Des vacances, comme le raconte Michel Jonasz dans sa superbe chanson  » Les vacances au bord de la mer « . Des parents, leurs deux enfants, Titi, et Antoine, l’aîné, qui, du haut de ses treize ans, observe le monde et lui-même au travers du plaisir qu’il prend à dessiner. Il est un peu ailleurs, dans un univers qui lui est propre. Jusqu’au jour où apparaît Hélène, la fille d’une amie de ses parents… Hélène, une grande de seize ans!

Et c’est à partir de cette rencontre que les vacances d’Antoine vont se transformer, et qu’il va, lentement, inexorablement, quitter le monde de l’enfance pour découvrir celui d’une adolescence dans laquelle le désir, au sens large du terme, occupe une place neuve et essentielle.

La relation qui va naître et évoluer entre Antoine et Hélène peut se nommer sans aucun doute amitié, amour, et découvertes plurielles.

Et le titre qu’a choisi Bastien Vivès pour raconter cette histoire faite de quotidiens,  » Une Sœur  » peut sans doute sembler étonnant puisque c’est de découverte amoureuse qu’il s’agit. Mais tous ceux et toutes celles qui entrent dans cet âge où le corps et le cœur se révèlent inséparables ne sont-ils pas tous unis par des liens presque familiaux, n’appartiennent-ils pas tous à une chaîne humaine qui ne dissocie pas encore les rêves, les réels, et les tout  » premiers pas  » aux lueurs d’une morale qui, comme le disait Ferré, est toujours la morale des autres?

 

Bastien Vivès: le titre

 

Chez Jonasz, que je citais en début de chronique, la souvenance et la nostalgie sont les moteurs du récit. Ici, même si on devine dans ce que nous raconte Bastien Vivès une véritable part de mémoire personnelle, rien n’est nostalgique. C’est  dans un présent universel qu’il installe ses personnages, et ces vacances initiatiques qu’Antoine et Hélène vivent ensemble sont aussi celles que chacun a vécues, un jour ou l’autre.

Ce n’est pas de son passé que Vivès nous parle, mais d’amour, simplement, d’émotion, de chemins à emprunter pour se sentir vivant. La mémoire n’est qu’une trajectoire qui mène d’hier à aujourd’hui, et c’est un peu cela que Vivès nous montre dans cet album ébloui et éblouissant qui évite tous les pièges de la facilité pour, avec une pudeur adolescente et poétique, nous parler de nos propres initiaux émerveillements dans les territoires de l’amour, donc du désir…

Bastien Vivès: pas de nostalgie
Bastien Vivès: amour et pudeur

 

Le dessin de Bastien Vivès, dans des tons de gris ensoleillés, a toujours été très proche de ses personnages, même dans une série comme Lastman. Mais ici, outre ses expressions admirablement rendues en quelques traits, outre le travail sur le regard (et l’absence de regard…) qui crée une ambiance à la fois discrète et puissante, il y a dans son graphisme une pureté sensuelle qui ressemble à celle du récit qu’il nous livre.

Je parlais de Pudeur… Il s’agit aussi et surtout pour Bastien Vivès de refuser tout voyeurisme, tout manichéisme aussi. Son talent de narrateur est de parvenir à ne pas tout centrer uniquement sur un sentiment naissant entre deux personnages centraux. Cet album est, à sa manière, un livre choral, dans lequel chacun des personnages dits secondaires a une véritable présence.

La narration, pour Vivès, ne peut être qu’osmose entre sensations, descriptions, scènes intimes, décors, mouvements, soleil, mots et dessin…

Il pratique, comme peu d’autres auteurs le font, l’art de l’ellipse, choisissant ici de mettre en avant un dialogue qui définit un moment précis de l’histoire, et de renoncer, ailleurs, aux mots qui ne feraient qu’alourdir le rythme du dessin.

Bastien Vivès: l’ellipse narrative

 

Bastien Vivès: dessin et texte

 

 » Une Sœur « , c’est un un  » roman graphique « . Roman parce qu’une véritable écriture romanesque, au sens premier du terme, y existe. Graphique parce que Bastien Vivès est un dessinateur exceptionnel, au style dépouillé et sensuel tout à la fois.

Et les dernières pages de ce livre, les derniers dessins, résument à la perfection, peut-être, ce qu’est ce style. Des visages, une foule, un cri, celui d’un prénom qui se perd dans les volutes du vent, Hélène qui se tourne et regarde le lecteur : tout est dit de l’amour qui, devenant silence, a besoin de s’exprimer avec ardeur… Tout est dit, dans cette fin, d’une existence dont on ne sait pas ce qu’elle deviendra, mais qui ne reniera jamais ces heures passées à aimer, pour la première fois !

Bastien Vivès: la fin

Quoi que puissent en dire certains, Bastien Vivès n’est pas une étoile montante du neuvième art !

Cela fait dix ans qu’il dessine, et il appartient depuis longtemps déjà à ce qui se fait de mieux, et de plus varié, dans le monde de la bande dessinée moderne. Il en est une valeur sûre, et n’a pas attendu ce  » Une Sœur  » pour le devenir !

Mais il est vrai que, dans cet album-ci, il dépasse les limites graphiques et narratives qui étaient encore les siennes auparavant, pour nous livrer, n’ayons pas peur des mots, un véritable CHEF D’ŒUVRE  la Bande Dessinée !

Achetez cet album, offrez-le, faites-le lire, plongez-vous dans cette  histoire simple et naturelle, dans laquelle l’émotion, la sensation, la poésie quotidienne effacent tout ce qui aurait pu, avec un autre auteur, se révéler graveleux.

Il y a dans  » Une Sœur  » une pureté qui réussit à nous enfouir, toutes et tous, dans les fondations mêmes de la seule valeur universelle qui nous rend tous humains : l’Amour, dont les remous et les frissons sont toujours majuscules !…

 

 

Jacques Schraûwen

Une Sœur (auteur : Bastien Vivès – éditeur : Casterman)