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Ces Lignes Qui Tracent Mon Corps – Ce livre me semble être la meilleure bd, jusqu’à ce jour, de l’année 2025 !

On parle, ici et là, au sujet de cet album, d’œuvre féministe, de roman graphique… Mais c’est un livre qui dépasse, et de loin, ces clichés éditoriaux, et se révèle extraordinairement réussi ! Un chef d’oeuvre, tout simplement…

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Et que nous raconte-t-il, ce livre, ce « roman graphique » ?

Graphique, oui, il l’est sans aucun doute, avec un dessin d’une pureté exceptionnelle, même lorsqu’il décrit l’horreur quotidienne d’une femme… Mais c’est une « bande dessinée » qui n’a nul besoin d’alibi culturel pour nous offrir une puissante autobiographie, tout simplement. L’autrice, Mansoureh Kamari, nous parle d’elle, en effet, de son enfance et de son adolescence en Iran, elle nous parle de cette société dans laquelle l’homme a tous les pouvoirs, même et surtout peut-être sur ses enfants de sexe féminin… Et ce sont des faits qu’elle nous montre, des instantanés au jour le jour, d’année en année : toutes les interdictions, toutes les obéissances, toutes les humiliations, toutes les soumissions. Toutes les oppressions…

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Mais ce dont elle nous parle, ce qu’elle nous montre, essentiellement sans doute, c’est son trajet personnel pour, en France, adulte, se restaurer à elle-même… Cela passe par exemple par la nécessité qu’elle ressent de se faire modèle nue devant des dessinateurs anonymes, pour oublier les regards que les hommes posaient sur elle en Iran. Cela passe par cette conscience qu’elle a, alors, de supporter très bien tous ces nouveaux regards qui sont ceux de l’art, tout en refusant une caméra qui, sans même s’en rendre compte, et avec les meilleures intentions du monde, se fait intimement indiscrète.

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A ce titre, il faut souligner, dans un dessin somptueux en nuances de noir, de blanc et de gris le plus souvent avec, parfois, des couleurs pastel tendrement lumineuses, l‘importance tout au long du livre du regard… Des yeux, et de tout ce qu’ils peuvent exprimer… Les regards du père, en Iran, de la mère, du frère qui, garçon, est évidemment privilégié…

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C’est un livre, vous l’aurez compris, qui, dans son propos, pourrait n’être que « dur »… Mais il est aussi d’une extrême douceur et pudeur dans son traitement. La peur y est sans cesse présente, comme un fantôme que l’art peut faire disparaître…

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L’indifférence laisse la place à des regards neufs et bienveillants que pose Mansoureh Kamari sur le monde occidental qui désormais est le sien… Les larmes y sont racontées avec une tendresse intérieure… C’est d’ailleurs une expression que Mansoureh Kamari utilisait le plus quand je l’ai rencontrée : l’intérieur du sentiment !

Mansoureh Kamari

Ce livre nous montre que l’art, intérieur, intime, sensuel donc également, est un moyen possible pour accepter ces blessures invisibles que l’auteure nous dessine en rouge, des blessures qui sont celles de l’âme et se gravent en souvenances à même la chair. A ce titre, ce livre qui aurait pu être un album féministe, je le disais, un album centré sur les violences faites aux femmes, cet album devient universel. En parlant d’elle, Mansoureh Kamari parle de toutes les soumissions… Universellement…

Mansoureh Kamari

Un « bon livre », c’est un livre qui parle à chaque lecteur, à chaque lectrice, une bonne bande dessinée, c’est un album qui unit, en osmose, un sujet, un texte, et un dessin. Une bonne lecture, c’est une lecture qui fait frissonner les lecteurs, et qui, ce faisant, les rend un peu plus intelligents, un peu moins panurgiques… Et ce livre de Mansoureh Kamari est tout cela, avec une sorte de poésie qui n’appartient qu’à elle ! Oui, « ces lignes qui tracent mon corps » est un vrai chef d’œuvre du neuvième art, un livre qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques, publiques ou privées… Donc, dans la vôtre !

Jacques et Josiane Schraûwen

Ces Lignes Qui Tracent Mon Corps (auteure : Mansoureh Kamari – éditeur : Casterman – septembre 2025 – 197 pages)

Les Tuniques Bleues : 69. Lincoln Dans La Ligne De Mire

Les Tuniques Bleues : 69. Lincoln Dans La Ligne De Mire

Depuis 1972, cette série fait partie de la belle et grande histoire de la bande dessinée populaire. Ne boudons pas notre plaisir à la retrouver, encore et encore !

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Une série mythique… Une de ces séries dont on achète, presque automatiquement, le dernier album paru… Parce qu’on sait que, même si le temps passe et repasse aux horizons de nos lectures, on y trouvera toujours de quoi sourire, de quoi retrouver l’âge qu’on avait lors des premiers volumes lus… Et c’est bien le cas, je pense, j’en suis même convaincu, avec cette guerre de sécession vécue par un duo improbable : un militaire rigide et un autre militaire qui ne rêve que de désertion !

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Dans ce tome-ci, ces deux anti-héros par excellence, Blucth et Chesterfield, se retrouvent embarqués dans une mission d’infiltration au sein d’un groupe de sudistes désireux d’assassiner Lincoln. Le scénario de Fred Neidhardt est solide, il laisse peu de place aux temps morts, il aime l’action, tout en y ajoutant une pincée de romance… Le plaisir de la lecture est au rendez-vous, pour un album fidèle aux thématiques de la série, pour une histoire bien construite, entraînante.

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Le dessin de Lambil continue à me plaire… Certes, les années passant, son trait se simplifie, mais il reste toujours empreint de bien des mouvements, d’un plaisir à dessiner les paysages, tant en forêt qu’en ville… D’aucuns se permettent de critiquer son talent, pourquoi pas ! Cela me fait penser à ces critiques littéraires dont parlait Léautaud et qui n’étaient méchants, donc mauvais, que par jalousie… Des critiques qui n’étaient (et ne sont…) finalement, que des auteurs ratés… C’est pour cela que, personnellement, je fais des chroniques, pas des critiques… Et j’aurai toujours à cœur de parler de livres et d’auteurs que j’aime vraiment… Même si, exceptionnellement, je me laisse aller, parfois, à parler de ce que je n’aime pas, de ce que je ne supporte pas !… De l’uniformité naît l’ennui, disait je ne sais plus qui, de la variété naît le plaisir, et du plaisir naît l’intelligence… et le respect de ses propres mémoires!

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Certes, il y a dans cette série un manque cruel, c’est évident… Raoul Cauvin avait ce talent extraordinaire de pouvoir faire de l’humour avec n’importe quel sujet, d’être ainsi, avec les Tuniques Bleues, profondément antimilitariste, il pouvait ajouter à ses dialogues des jeux de mots parfois bien cachés, ou les émailler de références souriantes à des réalités contemporaines entre autres. Oui, Cauvin manque, c’est vrai… On le sent aussi dans le dessin de Lambil… Il continue encore, de ci de là, à sacrifier à son plaisir de dessiner un hibou sur une branche, un pic ou des champignons sur un tronc. Mais on ne ressent plus tout à fait le plaisir qui était le sien, et il me l’avait dit, à profiter des temps morts des scénarios de Cauvin pour « s’amuser »… Et, ce faisant, amuser ses lecteurs… Cela dit, Neidhardt fait du très bon travail, mais je pense que personne ne pourra jamais avoir l’humour décalé que Cauvin avait… Il en va de même pour Goscinny… Mais là où Astérix a perdu, avec ses scénaristes successifs, sa personnalité même, ce n’est pas le cas avec Les Tuniques Bleues et Neidhardt!

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Un bon album, donc, qui rejoint dans ma bibliothèque les 68 précédents. Je le disais en entrée de cette chronique : ne boudons pas notre plaisir… Il est, dans le cas présent, celui de retrouver des personnages toujours autant attachants, il est celui de savourer des dessins qui continuent à être d’une belle efficacité !… Il s’agit d’aimer la bande dessinée populaire dans ce qu’elle a de meilleur!

Jacques et Josiane Schraûwen

Les Tuniques Bleues : 69. Lincoln Dans La Ligne De Mire (dessin : Willy Lambil – scénario : Fred Neidhardt – couleurs : Leonardo – éditeur : Dupuis – octobre 2025 – 46 pages)

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L’Edition BD : petit coup de gueule !

J’ai eu, hier, une petite discussion sympa avec un éditeur… Et l’envie m’est venue de vous parler un peu de la manière dont je vois la bd aujourd’hui, une bd qui, sachez-le, soyez-en certains, me passionne toujours autant !

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L’édition bd a de moins en moins de succès, économiquement parlant, me dit-on. On peut en imputer la faute à bien des choses, le succès du manga, par exemple. Cette bd venue du Japon et qui se construit à partir de codes très précis : des dessins qui se ressemblent tous un peu (beaucoup), des histoires qui s’adressent frontalement aux sensations et sentiments des jeunes lecteurs : romance, romantisme, action, un peu d’horreur, de fantastique, d’érotisme gentil, des personnages récurrents, des albums vite lus, une psychologie élémentaire, les mouvements et leurs caricatures prenant le pas sur les dialogues. Et, dans ce fouillis de non-créations, il y a quand même toujours des vraies pépites également !

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En même temps, les éditeurs franco-belges ne se posent pas la question de savoir ce que leurs lecteurs aiment naturellement, et donc ce qui est « vendable »… Les éditeurs « savent » ce que leurs acheteurs « doivent » aimer ! D’où toutes ces séries qui finissent par toutes se ressembler, et dont les scénarios, à force de vouloir étonner, tournent en rond… D’où le nombre incalculable de « romans graphiques » devant lesquels Eisner doit se retourner dans sa tombe, des bds volumineuses, qui se prennent très très très au sérieux, des dessins qui semblent être faits sur le coin d’une table après une bonne biture… Attention, je ne généralise pas, et dans le tas, il y a des vraies pépites, des vraies « œuvres » qui ne dépendent pas de la mode… Et j’en parle, souvent, dans mes chroniques… Et j’en parlerai toujours…

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Sans vouloir dire qu’il faudrait revenir aux bases de la bd, je pense quand même qu’il faudrait ne pas renier ce qu’est la bande dessinée : un média facile d’accès, un média à la fois littéraire et graphique, un média qui doit être lisible, un média qui ne tient pas compte des modes toujours passagères ni des idéologies quelles qu’elles soient, un média qui ne peut exister qu’avec de véritables créateurs, tant pour le dessin que pour le scénario, un média qui se doit d’être « ouvert », et donc varié, un média qui est celui d’un plaisir immédiat, un média qui doit tout aux libraires.

Et cela, ce n’est plus du tout le cas. Regardez les tables de la plupart de libraires spécialisés en neuvième art… Bien sûr, il y aura toujours des Largo machinchose de plus en plus formatés, ben sûr il y aura toujours des histoires de cul, de violence et de fric orchestrées par Van Hamme et consorts, bien sûr il y aura toujours des « artistes » qui se prennent pour les gourous de la bande dessinée. Bien sûr, il y aura toujours des livres sérieux… Mais, s’il vous plaît, mesdames et messieurs de l’édition, n’en faites pas, n’en faites plus le fil conducteur de votre travail qui est de plus en plus mercantile et de moins en moins artistique ! Que Sfar existe, d’accord… Mais Hermann aussi… Et Servais… Qu’on parle en bd de féminisme, c’est naturel et souhaitable, mais qu’on laisse des gens comme Catel, Kamari ou Schmitt le faire, elles qui sont de vraies artistes… C’est dans la variété, dans le respect des lecteurs auxquels rien n’est à imposer, que pourra se détruire cette routine qui est vôtre, depuis quelques petites années… Cette indifférence qui, vous le remarquez d’ailleurs, vous fait perdre ce qui semble vous tenir le plus à cœur : de l’argent…

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Je parle de variété… Simplement parce que, à partir du moment où le monde culturel manufacture son boulot, il participe à une entreprise de vidange intellectuelle de la société…

Je parle de respect, aussi… Celui qui est dû aux auteurs, évidemment… Celui qui est dû aux lecteurs, bien entendu… Celui qui est dû aux libraires, aussi ! Quand mon amie Eliane a été enterrée, je ne pense pas avoir croisé quelque représentant de l’édition bd que ce soit !

Cela dit, ce respect passe aussi par les « critiques » et « chroniqueurs » qui, tellement souvent, se contentent, en quelque lignes, de réécrire le dossier de presse ou, pire encore, la quatrième de couverture… Et voilà pourquoi je me permets aujourd’hui de me laisser aller à un coup de gueule qui, ma foi, me fait beaucoup de bien!

Jacques et Josiane Schraûwen