Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?

L’univers d’Hergé est un monde extrêmement codifié, tant au niveau du graphisme que de la narration. C’est d’ailleurs aussi ce qui en fait la qualité, ce qui a permis et permet encore aux exégètes de briller tout au long de leurs toujours nombreuses analyses.

Personnellement, je me suis toujours senti mal à l’aise dans un monde dont les frontières sont tracées d’éternité et pour les siècles des siècles !

Voilà pourquoi je continue aujourd’hui à vous inviter à mon abécédaire amoureux et subjectif de la bande dessinée, dans un ordre alphabétique né de l’anarchie de ma mémoire !

La littérature policière a été pendant très longtemps reléguée au rayon des œuvres sans grand intérêt, à classer dans le domaine de la littérature de gare…

© Tardi

Heureusement que cet ostracisme culturel n’existe plus vraiment ! Une aventure policière, c’est l’occasion pour un auteur de créer un microcosme qui peut dépasser les limites du seul récit. Un « polar », c’est un canevas dans lequel la tragédie, dans son acceptation antique, peut s’inscrire et prendre vie. La tragédie, oui, puisque les bons livres policiers nous renvoient toujours à une image de nos propres délires, de nos propres angoisses, et des réalités qui nous entourent.

© Robert Laffont

Et mon alphabet me conduit à la lettre M.

M comme Léo Malet, écrivain extraordinaire qui a créé le personnage décalé et désespéré de Nestor Burma. Un personnage que le cinéma a voulu s’approprier en ne réussissant qu’à produire quelques tristes navets. Un personnage que le neuvième art a réussi à magnifier au travers d’une rencontre totalement réussie entre Malet, l’écrivain, son univers et Jacques Tardi, un des dessinateurs les plus importants dans ce qu’est l’Histoire de la bande dessinée. Un dessinateur qui a donné vie à l’image que les lecteurs de Malet (dont je faisais partie) avaient de Nestor Burma.

Mais Léo Malet, ce fut aussi un poète surréaliste, ce fut un anarchiste, également, avec une « Trilogie noire » sombre, désespérante, nous décrivant des existences vouées à l’échec et à la mort par un dieu hasard indestructible. Une adaptation en fut faite également en BD, avec un scénario de Bonifay fidèle aux romans, avec un dessin de Daoudi, réaliste sans tape-à-l’œil et particulièrement efficace. À redécouvrir… Chez Casterman, comme pour Nestor Burma.

© Casterman

La souvenance est ce qu’elle est, hasardeuse… Et elle me mène maintenant à la lettre C, avec un autre héros incontournable du spleen et de l’anti-héroïsme, le sublime Canardo, dû à Benoît Sokal, chez Casterman (après Pepperland) également… De la BD «anthropomorphe » qui permettait à son auteur de dénoncer toutes les absurdités d’une société aux bourgeoisies et aux politiques unies dans une lutte sans merci contre l’individu et ses libertés.

copyright casterman

Dans les méandres de cette lettre C, je retrouve également un auteur dont l’hyperréalisme noir et blanc mélangeait le sens du récit explosé et de l’illustration somptueuse. Je veux parler de Jean-Claude Claeys. Il n’a, je pense, qu’une dizaine d’albums à son actif, mais quels albums ! Le graphisme y était maître absolu pour des histoires qui mêlaient avec plus que du talent tous les ingrédients du polar à l’américaine ! Magnum Song est à relire, à redécouvrir, croyez-moi !

© Claeys

Et toujours dans cette lettre ô combien prolixe, je me dois également de m’arrêter à un personnage certes plus traditionnel, celui d’un flic à la Maigret, mais traité avec une sorte de distanciation acerbe. Je veux parler du Commissaire Raffini, une série due à Rodolphe au scénario et Ferrandez d’abord, Maucler ensuite au dessin. Une série qui n’a pas réellement trouvé son public et s’est ainsi baladée d’éditeur en éditeur… Pourtant, quel beau personnage que ce commissaire, qu’on peut rattacher tout autant à Simenon qu’à Mankell ou Vargas !

© Humanoïdes associés

Prendre le temps, en lisant, de s’écarter des sentiers battus, c’est un peu ce que font les écrivains et les dessinateurs lorsqu’ils abordent le « polar »… C’est ce que je vous souhaite de faire, en vous plongeant dans ces quelques livres qui, étrangement, datent tous des années 80…

Jacques et Josiane Schraûwen

Sertao – le récit d’un combat au vainqueur inattendu !

Sertao – le récit d’un combat au vainqueur inattendu !

Face au génie incontestable d’Hugo Pratt, on oublie souvent qu’il eut des collaborateurs, dont le talent est, lui aussi, tout aussi indéniable. C’est le cas de Lele Vianello, qui nous plonge ici dans une fable amère et sanglante…

Nous sommes, avec ce livre, dans un univers que la bande dessinée a déjà exploré plusieurs fois. Celui des Cangaçeiros qui, jusqu’au début du vingtième siècle, ont « sévi » dans les campagnes et les provinces du Brésil. On pourrait comparer ces troupes organisées à ce qu’en France on appelait les bandits d’honneur, ceux qui volaient aussi pour donner aux pauvres… Ces Cangaçeiros, en effet, dans les campagnes brésiliennes éloignées des grandes villes, dans cette région du Nordeste brésilien qu’on appelle « Sertao », région aride, dominée par de riches propriétaires terriens aux droits absolus protégés par une police et une armée toujours aux ordres, ces Cangaçeiros étaient les représentants de ce qu’on peut nommer un banditisme révolutionnaire.

Pour les découvrir autrement, je vous propose de prendre plaisir à vous replonger dans deux livres somptueux, et très différents l’un de l’autre : Catinga de Hermann, et « L’homme du Sertao » de Pratt…

copyright Mosquito

Et donc, aujourd’hui, je vous présente un autre album qui parle de ces combattants qui cherchaient sans doute à s’enrichir, mais en luttant, férocement, cruellement même, avec les nantis…

Certes, cet album date d’il y a quelques mois. Mais je maintiendrai toujours que cette politique des livres qui disparaissent au bout de deux semaines des étalages de librairies est ridicule ! Une manière de laisser toute la place aux grandes maisons d’édition, en oubliant les autres, les éditeurs qui font aussi un excellent boulot.

Donc, voici Lele Vianello nous emmenant dans le Sertao, en 1937, à la rencontre de quelques personnages bien typés sans jamais être caricaturaux.

copyright Mosquito

Il y a un groupe de Cangaçeiros dirigés par un nommé « Rédempteur », un être mystérieux aux yeux cachés par des lunettes noires.

Il y a Ezéquiel, un paysan qui vient régulièrement ravitailler les rebelles du Rédempteur, et qui rêve de se rendre maître de son trésor de guerre. Un être veule, lâche et prêt à toutes les trahisons.

Il y a un policier, austère, le capitaine Da Silva, qui semble engoncé dans sa mission mais qui rêve, lui aussi, de ce trésor caché, et des possibilités que cela lui offrira de quitter cette région sans âme… Il rêve aussi à la très belle épouse d’Ezéquiel, la superbe Helena.

Et tous ces protagonistes deviennent les héros d’une tragédie dont le lecteur croit pouvoir deviner la fin, l’ultime déraison. Mais sous le soleil du Brésil et au cours de la lutte pour une certaine justice et une liberté tout aussi certaine, les apparences sont toujours trompeuses…

Une tragédie, oui, avec de la haine, de la trahison, du sexe et de l’indifférence, du pouvoir et du désir, de la mort et de la cruauté.

copyright Mosquito

Ce livre se savoure, des yeux d’abord et avant tout. Le dessin de Vianello est sublime, sa technique du noir et blanc est sans défaut, et son sens du découpage, très cinématographique, est d’une totale efficacité. Ce dessinateur nous restitue aussi des physionomies, au travers des visages, qui expriment la vie, tout simplement… Et que dire de ses personnages féminins, presque traités à la Comès, ces femmes qui, par leurs attitudes presque hiératiques, se font déesses antiques…

Et puis, il y a les décors… Des lieux dont on ressent la moiteur et la torpeur, de page en page. Des paysages presque désertiques, aussi, dans lesquels on entend presque souffler des vents torrides…

Et c’est peut-être là, dans cette manière d’aborder le monde qu’il nous raconte, que Vianello est le plus parfait : il nous donne à écouter le silence, il nous donne à entendre la mort !

« Sertao » : un livre, vous l’aurez compris, qui trouvera sa place dans votre bibliothèque, avec Pratt, Comès, Hermann…

copyright Mosquito

Jacques et Josiane Schraûwen

Sertao (auteur : Vianello – éditeur : Mosquito – 2021 – 68 pages)

Les Petites Femmes – L’Intégrale

Les Petites Femmes – L’Intégrale

L’érotisme, malgré les tristes puritains qui envahissent de plus en plus notre société, fait partie intégrante de toute culture digne de ce nom… En Bande Dessinée, les portes ouvertes sur cet univers de désirs et de plaisirs sont nombreuses. Et parmi celles-ci, je vous invite à (re)découvrir Les Petites Femmes de Pierre Seron !



© Copyright Éditions Joker


Pierre Seron, décédé en 2017, a fait les beaux jours des éditions Dupuis, avec sa fameuse série des « Petits Hommes » (plus de 40 volumes !), d’une part, et avec « Les Centaures », d’autre part, scénarisés par Stephen Desberg.

Son trajet professionnel est assez limpide, tout compte fait. Il a collaboré avec Dino Attanasio, à la grande époque de ce dessinateur populaire, il a ensuite dessiné sous le pseudo de Fohal dans Pif Gadget, et s’est totalement révélé au grand public grâce à ses Petits Hommes, vivant mille et une aventures à la fois très humaines, très humanistes aussi, et fantastiques de par leur existence même dans un monde inclus dans le monde des grands, le nôtre… C’était, en quelque sorte, comme une fable autour de l’enfance et de son âme essentielle à l’homme adulte. Mais avec humour, toujours !

Et puis, un jour, à la fin des années 90, il a créé cette série des Petites Femmes ! On aurait pu croire à une série parallèle à celle qui faisait tout son succès, mais il n’en a rien été ! Ces femmes minuscules sont libres, libertines, frissonnantes, terriblement aguicheuses, maîtresses et amantes…



© Copyright Éditions Joker

Tout se passe dans des îles paradisiaques, dans des décors à couper le souffle, des décors dans lesquels s’imbriquent hommes et femmes pour des heures de libertinage effréné.




© Copyright Éditions Joker

Certes, les anatomies des protagonistes ne sont pratiquement pas masquées ! S’agit-il pour autant de « pornographie » ?… Cette pornographie dont Breton, je crois, disait qu’elle était l’érotisme des autres ?… Peut-être… Mais si peu, finalement, parce que ce qui compte dans cette série de six albums réédités en une belle intégrale, c’est bien entendu les nudités exacerbées des hommes et des femmes qui se rencontrent, s’aiment sans se poser d’autres questions que celles de leurs plaisirs à partager. Mais c’est aussi l’humour, un humour débridé, un humour gaulois, un humour bon enfant, un humour libertin, donc libre !



© Copyright Éditions Joker

Les « puristes » du neuvième art ont souvent reproché à Seron d’être une espèce de clone graphique de Franquin. Il est certain que Franquin et son génie ont fait plus qu’influencer Seron, comme, d’ailleurs, bien d’autres dessinateurs ! Mais il y a aussi chez Seron, et, singulièrement, dans ses Petites Femmes, un talent incontestable dans la construction des décors, des architectures, dans le travail des profondeurs, des perspectives, dans l’inventivité de personnages improbables, dans la construction graphique des planches, également… Une construction classique, mais, en même temps, qui aime à s’égarer pour étonner le lecteur, autant que le dessinateur sans doute !



© Copyright Éditions Joker


Alors, croyez-moi, ne perdez pas de temps et plongez-vous dans les aventures érotico-délirantes de petites femmes qui ne manquent ni d’atouts, ni d’intérêt, ni de liberté !

Josiane et Jacques Schraûwen

Les Petites Femmes – L’Intégrale (auteur : Seron – éditeur : Joker – 304 pages – novembre 2021)