L’heure est venue des souhaits traditionnels… Je ne vous souhaiterai qu’une seule chose : le plaisir ! Celui de vivre, celui d’aimer, celui de lire !
Il y a pas mal de bandes dessinées que je n’ai pas encore eu le temps de chroniquer, mais que j’ai lues, et aimées. Un déménagement occupe une part de mes quotidiens, mais j’en parlerai, de ces albums, ici, bientôt, promis !
Je vous parlerai du dessinateur Francq et du plaisir de le voir faire de Largo Winch un personnage de moins en moins manichéen.
Je vous parlerai d’un album consacré à Batem et à son marsupilami, « une vie en dessins »… En rappelant que ce livre complète, à sa manière, un autre album, dans lequel j’ai eu l’honneur de placer quelques mots : « Palombie secrète »
Je vous parlerai de l’Histoire belge du Faux Soir, dans une bd dont beaucoup ont parlé déjà, mais qui mérite de rester en bonne place sur les étals des libraires.
Schuiten, Peeters et une cité à redécouvrir… Le portrait à la fois réel et rêvé d’une ville et de ceux qui l’ont « inventée », hommes et lieux… Un album dans lequel écriture et graphisme s’illustrent l’un l’autre !
Dans les vitres d’un immeuble moderne aux âmes formatées, on voit s’éveiller le reflet de symboles architecturaux bruxellois mélangés, façades et bâtiments… L’hier et le maintenant d’une ville se côtoient, se superposent, sans vraiment cohabiter… Et les habitants de ce Bruxelles-là ne sont que des passants qui glissent aux quotidiens de l’existence en gardant la tête baissée !
En un dessin, c’est un peu toute l’histoire de Bruxelles qui est révélée.
Capitale d’une région dont elle est le seul élément !
Capitale d’un pays aux frontières internes, comme le disait Claude Semal.
Ville obscure aux obscures dérives humaines, sociales, architecturales.
Cité désertée sans cesse détruite avec l’alibi de la « modernisation ».
Capitale d’une Europe plus politique que citoyenne, plus néo-libérale que proche des besoins fondamentaux des gens, dans leur vie de tous les jours.
François Schuiten
Telle se dresse Bruxelles, en ce vingt-et-unième siècle. Une ville meurtrie que Benoît Peeters et François Schuiten, complices et amoureux tous deux de cette capitale, nous re-racontent, nous re-dessinent.
Benoît Peeters qui, dès sa préface, nous dit : « Bruxelles nous a marqués tous les deux par ses incohérences et son chaos ».
Et, cependant, tous deux, indissociables, nous racontent Bruxelles comme des amants… Des amants à la Brel, en quelque sorte : « n’est-ce pas le pire piège que vivre en paix pour des amants ? »…
Toute relation amoureuse ne peut être pleine, honnête, qu’en acceptant toutes les failles de l’autre, toutes ses dérives, toutes ses fuites… Sans défaut, la qualité n’est jamais vraiment visible, et c’est pourquoi, sans doute, Bruxelles se révèle pour Peeters et Schuiten, un rêve. Capital, c’est vrai… Mais un rêve, quand même, encore, toujours…
Et ces deux auteurs nous emmènent dans un Bruxelles qui n’a jamais été « immuable ». La très connue Grand-Place ne fut-elle pas au début du dix-huitième siècle, après une destruction de la ville par l’armée française, totalement reconstruite, totalement réinventée ? Et c’est, par son mélange de styles, par les compromis qui furent faits entre pouvoir et corporations, que cette place séduit encore aujourd’hui, comme elle a séduit hier Hugo, Gauthier… Cette place, et toute la ville, dont Nerval disait qu’elle « portait, comme des bijoux d’ancêtres, ses toits sculptés, ses clochetons et ses tourelles ».
Benoît Peeters
Mais, les années passant, les compromis à la bruxelloise, à la belge, se sont souvent faits compromissions… Ou délires personnels… Il est intéressant, à ce sujet, de découvrir, dans ce livre, les échanges puissants qui eurent lieu entre le bourgmestre Bulls et le roi Léopold II… Deux visions différentes de la cité s’opposaient ainsi, avec une espèce de politesse tranquille, une politesse qui permit de sauvegarder une belle part de l’âme des pierres…
Cette intelligence polie n’a pas existé lorsqu’il fut décidé de détruire la maison du peuple, joyau architectural, social et sociologique dû à Horta. Elle ne fut pas de mise non plus dans la manière violente (comme le dit François Schuiten) dont fut créé un piétonnier qui ne plaît finalement à personne dès que se taisent les idéologies imbéciles de quelques assoiffés de pouvoir et de justifications à leurs erreurs…
Je le disais, ce livre est une balade… On y picore dessins et textes, selon ses envies, avec le plaisir, toujours, de l’érudition de Peeters, de son choix de citations, et le plaisir, aussi, de plonger dans des dessins qui nous montrent une ville à la fois réelle et imaginaire, à la fois ancrée dans nos regards et s’en détournant pour se recréer sans cesse.
Une balade, oui, avec des zooms avant sur des personnalités, des lieux, des souvenances, voire même des espérances.
La balade, ainsi, se fait ballade, pour nous permettre de dialoguer, au silence de notre lecture, avec Nadar qui vint, au jardin Botanique, faire voler son « ballon » devant une foule immense maintenue par de nouvelles barrières que l’histoire nommera à jamais « barrières Nadar »… Et dans cette foule, il y avait l’ami de Nadar, l’immense Baudelaire qui, on le sait, n’aimait vraiment pas, lui, Bruxelles et ses habitants !
De dialoguer avec le peintre Antoine Wiertz, artiste de démesure dont les œuvres peuvent s’admirer dans son musée, mais aussi, je pense, dans l’une ou l’autre maison communale, comme celle de Saint-Gilles.
De dialoguer, bien évidemment, avec Victor Horta, Paul Otlet, et ses rêves fous et essentiels de paix universelle, avec Magritte, avec Jacobs, avec des rues, des ruelles, des trains…
Dialoguer, de balade en ballade, pour mieux vouloir, simplement, laisser Bruxelles nous parler de ses souvenirs pour en laisser d’autres prendre vie… Parce que, comme le disent à la fois Peeters et Schuiten, chacun à sa manière, ce qui manque, sans doute, à Bruxelles aujourd’hui, écartelée entre une Europe aseptisée et une Belgique divisée, c’est la chance de pouvoir offrir des horizons pour des demains qui, enfin, respecteront (à nouveau) le tissu humain qui le construit. Parce qu’aucun lieu, ni ville ni village, ne peut vivre et s’épanouir sans que l’homme ne s’y sente libre, aimé…
Jacques Schraûwen
Bruxelles : Un Rêve Capital (auteurs : François Schuiten et Benoît Peeters) – éditeur : Casterman – octobre 2021 – 128 pages)
Le cinéma est en effet un point commun entre ces deux expositions, par ailleurs très différentes l’une de l’autre. Mais toutes deux nous font entrer de plain-pied dans ce qui fait l’éclectisme de la BD, donc son intérêt et sa qualité !
Jean-Claude Götting – galerie Huberty & Breyne, jusqu’au 8 janvier – Place du Chatelain – 1050 Bruxelles
Jean-Claude Götting est un auteur à placer dans un univers qui oscille sans cesse entre la bande dessinée et l’illustration, entre le graphisme pur et la narration réaliste, entre le noir et blanc très « polar » et la couleur utilisée aux frontières d’une certaine abstraction…
Ce qui le caractérise d’abord et avant tout, plus que le mouvement ou les décors, c’est le besoin qu’il a de s’intéresser aux regards de ses personnages, souvent plus qu’à ses personnages eux-mêmes. Il en résulte des jeux d’apparence, un peu comme si, pour lui, tout humain pouvait se résumer, gestes et sensations, volontés et silences, aux seuls éclats de ses deux yeux… Il en résulte également un jeu avec le spectateur, le lecteur. Un jeu qui apparaît pleinement, dans cette exposition, au long de ses dessins encore inédits qui doivent faire le contenu d’un livre à paraître dans quelques mois. Des dessins en noir et blanc, sous-titrés…
Et un ces plaisirs de cette exposition, c’est de voir ses confronter deux des profils de Götting : la couleur et le noir et blanc, l’acrylique puissant et le trait estompé des gris qui racontent des ambiances cinématographiques plus que des histoires linéaires. C’est une exposition presque cinématographique, en effet, avec focus et plans moyens, avec instantanés et poses travaillées…
Une belle et intelligente exposition, qui nous prouve, une fois de plus, que la culture, au sens large du terme, se révèle pleinement lorsqu’elle accepte de ne pas se limiter à des « niches » toujours trop restrictives, toujours trop formatées !
Un livre qui se dévoile, de planche originale en planche originale, au Centre Belge de la Bande Dessinée, en une exposition simple, sympathique, qui permet au visiteur de se plonger, à son rythme, dans cet album étonnant, consacré à un cinéaste prolifique et qui fut, en son temps, un auteur de bd.
Patrice Leconte n’est bien entendu pas à présenter. Citer tous ses films, une trentaine, citer toutes ses publicités, les titres de ses récits bd parus dans Pilote, tout cela n’aurait d’ailleurs pas beaucoup d’intérêt.
Le personnage lui-même, d’ailleurs, a-t-il de l’intérêt ? Peut-il devenir un héros de papier, à son tour ?
C’est le pari de Joub et NIcoby : nous dessiner une interview en plusieurs phases, en plusieurs moments, en plusieurs endroits, et le faire en nous proposant en même temps le portrait d’un réalisateur et celui de son métier, en nous proposant une approche humaine d’un artiste complet et, en même temps, en nous plongeant dans un monde technique et très peu poétique qui est celui de la production d’un film.
C’était un pari, oui, et la réussite est au rendez-vous. Les amateurs de BD aimeront le style moderne, rapide, vif, de Nicoby un style qui ne s’encombre pas de fioritures mais qui réussit toujours à rendre tangibles les lieux qu’il nous esquisse. Les amateurs de cinéma apprécieront la description, au travers des dialogues, de ce que sont les coulisses du cinéma.
On parle de l’époque pendant laquelle Patrice Lecompte fut dessinateur de bd… On parle de Coluche, de Delon, du Café de la gare et de l’équipe du Splendid, de Césars et d’Oscars…
Mais on parle aussi, surtout même, d’argent, de production, de projets qui n’aboutissent pas, d’autres qui finissent par voir le jour. Et de tout ce qui, en dehors des seuls éléments que le public pourra voir (récit, acteurs, œuvre terminée), construit réellement un film : les repérages, les décors, le casting, les vêtements, la lumière, les répétitions, etc.
Joub et Nicoby nous racontent, en fait, tout ce qui, à partir d’une idée initiale, peut amener (ou pas) à une réalisation sur grand écran. Et ce livre nous permet ainsi de suivre, presque pas à pas, la mise en place jusqu’aux premiers jours de tournage d’un film de Lecompte qui devrait sortir sur nos écrans dans quelques mois : Maigret, avec, dans le rôle-titre, Gérard Depardieu.
La qualité de l’exposition qui a lieu au CBBD tient au fait que sa commissaire, Mélanie Andrieu, l’a « scénarisée » en respectant totalement la construction de l’album : on suit, dans cette expo, le cheminement qui permet à un film de devenir une réalité…
Une expo simple, sympa, oui, et qui, elle aussi, nous prouve que la bande dessinée, art à part entière, peut avoir tout à gagner à se partager avec d’autres pratiques artistiques !