Ecoute s’il pleut – une amitié au-delà du temps et de ses secrets

Ecoute s’il pleut – une amitié au-delà du temps et de ses secrets

Un titre étrange pour un livre superbe dû aux talents conjugués et incontestables de deux auteurs au sommet de leurs arts !

copyright daniel maghen

Rodolphe au scénario et Patrick Prugne au dessin nous offrent, en effet, un des livres les plus intéressants, les plus intelligents aussi, de cette année 2024. D’un côté, un scénariste aimant ce qui sort de l’habitude, aimant mêler à des trames narratives très réalistes des envolées vers l’étrange.

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De l’autre côté un dessinateur somptueux, un maître de la lumière, de la couleur et de la nature, dont l’œuvre, depuis des années, s’intéresse aux Indiens d’Amérique du nord, loin des clichés de Hollywood ou de Disney. Deux vrais auteurs, dont la rencontre ne pouvait que déboucher, n’ayons pas peur des mots, sur un livre important !

Rodolphe : l’origine de ce livre

Ils se plongent, et nous emmènent à leur suite, dans la Normandie des années 60, une région, presque un pays, de bocages, de forêts, de campagne, baigné dans une lumière sans cesse changeante. Daniel, adolescent, y passe ses vacances chez sa grand-mère. Près de la maison de celle-ci, il y a trois moulins à eau, et le dernier d’entre eux s’appelle « Ecoute s’il pleut ». Un nom qui ne peut qu’attirer l’ado Daniel… Tout comme l’attire un garçon de son âge qu’il rencontre en allant découvrir ce moulin au nom poétique et descriptif en même temps. Paul… Et sa mère… Et puis, un jour, Paul et sa mère disparaissent…

copyright daniel magchen

Le texte de Rodolphe, son sens du détail, magnifié par le graphisme et la couleur de Prugne, tout cela ne naît pas uniquement d’une imagination fertile… Dans la construction de ce récit, sans aucun doute possible, il y a un lien avec une souvenance presque mélancolique…

Rodolphe : les souvenirs

Des souvenirs qui, sous la plume de Rodolphe, ne restent pas longtemps exclusivement « quotidiens »… Parce que cette disparition va conduire Daniel à découvrir que ce moulin, qu’il a pourtant vu en activité, est abandonné depuis longtemps… Et que donc Paul et sa mère n’existent pas. Ou plus… Dès lors, avec cette irruption d’une forme de fantastique, on s’enfouit dans plusieurs niveaux de lecture, et on se laisse entraîner dans une aventure aux frontières du réel, entre Simenon et Béalu en quelque sorte…

Rodolphe : les niveaux de lecture

Je ne vais évidemment pas vous raconter cette enquête qui, très vite, ressemble à une quête très personnelle, voire même à plusieurs quêtes parallèles, tant les destins humains, dans les profondeurs de la campagne normande, se mêlent, s’entremêlent, faits de silences oubliés, de secrets à ne pas révéler…

copyright daniel maghen

Et, comme souvent avec Rodolphe, c’est sur une sorte d’interrogation que se termine ce livre… Une façon, pour le scénariste, de demander aux lecteurs de poursuivre eux-mêmes l’histoire racontée…

Rodolphe : le mot fin ?

Une bd réussie, c’est une bd qui parvient à unir deux mondes très différents l’un de l’autre, celui des mots et celui du dessin. Un album de bd qui se révèle être une totale réussite, c’est un album dans lequel ces deux univers se correspondent, se mélangent jusqu’à ne plus faire qu’un… Et c’est bien le cas, ici, avec ce livre qui se lit, se feuillette, se regarde, se relit, avec le rythme des phrases qui accompagne celui du dessin et de ses couleurs exceptionnelles, en un mariage littéraire et graphique envoûtant…

Rodolphe : Patrick Prugne

Parmi les milliers de bandes dessinées qui, chaque année, encombrent les tables de libraires, celles de qualité ne font pas, et vous le savez comme moi, la majorité ! Je m’efforce, ici, dans mes chroniques, de mettre en évidence, toujours, des albums que j’ai lus, bien sûr, que j’ai aimé lire… Et celui-ci en fait partie !

copyright daniel maghen

Un livre, donc, à ne pas rater, un livre dont la place est déjà prête, j’en suis sûr, dans vos bibliothèques !

Jacques et Josiane Schraûwen

Ecoute s’il pleut (dessin : Patrick Prugne – scénario : Rodolphe – éditeur : Daniel Maghen – août 2024 – 70 pages)

Nager A Contre-Courant – Une enfance en Turquie

Nager A Contre-Courant – Une enfance en Turquie

Vivre, comme nager dans les eaux troubles de l’enfance, de l’adolescence… Vivre et grandir en-dehors des règles et des attentes des « autres »… Un livre déconcertant et intelligemment militant… (Une chronique passée sur l’antenne de la rtbf)

copyright éditions du faubourg

« Nager à contre-courant » nous parle donc, en quinze chapitres, d’une enfance en Turquie. Autobiographie dessinée de l’autrice, Özge Samanci, cet album nous entraîne entre laïcité et fondamentalisme dans les pas de la jeune fille qu’elle a été… C’est un trajet de vie, d’existence même, qu’il s’agit, raconté de manière classique, chronologiquement, mais dessinée de façon bien plus éclatée…

copyright éditions du faubourg

Avec des parents soucieux de la voir faire des grandes études pour ne jamais avoir à dépendre de quelque pouvoir que ce soit, avec, découlant de cela, un père autoritaire avec lequel le dialogue n’est pas possible, avec un monde politiquement oscillant sans cesse entre laïcité et religion, Özge vieillit de page en page, et se découvre d’autres prétentions, d’autres désirs que ceux que la famille ou la société veulent lui imposer.

copyright éditions du faubourg

Et l’art s’impose à elle, dans cette Turquie qui n’arrête pas, depuis Atatürk, puis avec la dictature militaire, et enfin avec Erdogan, de se chercher, de passer d’émancipation en endormissement, voire en autoritarisme évident…

copyright éditions du faubourg

Ce livre nous raconte, en cassant les codes de la bande dessinée (le découpage par exemple, l’élaboraton des cases, les dialogues), cet album nous montre, de l’intérieur, une Turquie dont nous connaissons si peu, finalement. C’est le besoin foncier d’une femme de vivre SA vie, contre la famille, contre toutes les idéologies, contre la société qui forme la trame de cette autobiographie dessinée… Avec, en point de mire, l’importance et la puissance de l’art pour y arriver… Une bd qui, malgré les techniques graphiques variées, est faite d’un dessin moderne, à l’accès immédiat.

Jacques et Josiane Schraûwen

Nager à contre-courant – auteure : Özge Samanci – éditeur : éditions du Faubourg – 2022 – 192 pages

Spirou et la Gorgone bleue

Spirou et la Gorgone bleue

Un monde se meurt : celui de l’intelligence, de la création, de l’art… Dupuis retire de la vente un album qui heurte quelques tristes sensibilités outrancières et haïssant l’art et ses libertés !

copyright dupuis

Oui, je vais encore me faire des « amis », et j’en suis fier !!! Il y a des jours où la coupe de l’universelle connerie commence sérieusement à déborder !

Que reproche-t-on à cet album ?….

Je cite : « Des caricatures de personnes noires à l’apparence simiesque, mais également des dessins « misogynes » de femmes. Et toutes les femmes sont hypersexualisées« .

Et donc, parce que quelque 700.000 internautes sur le « culturel » réseau social s’appelant Tiktok ont pris le temps de mettre un like à un message lancé par Dieu sait quelle hystérique, un éditeur décide de retirer de la vente un album, pourtant sorti de presse, cela dit, il y a plus d’un an !

Et cet éditeur, Dupuis, qui a osé publier un Gaston « refait » absolument inutile et ridicule, se permet de parler de « morale » ! Je cite le communiqué de presse : « Plus que jamais conscients de notre devoir moral et de l’importance que représente la bande dessinée en tant qu’éditeur et plus largement le livre dans l’évolution des sociétés, nous prenons en ce jour la pleine responsabilité de cette erreur d’appréciation ».

copyright dupuis

L’emmerdant dans la morale, disait Léo Ferré, c’est que c’est toujours la morale des autres !

J’aimerais, mais je rêve sans doute, que des auteurs, en masse, se soulèvent contre ce diktat qui fait bien plus que ressembler à de la censure idéologique ! Sinon, qu’on n’hésite pas à brûler sur la place publique de la « bonne pensée » les œuvres décadentes de Maupassant, Baudelaire, La Fontaine, Pichard, Tardi, Forest, Léautaud, Villon, Ronsard, Proust, Cocteau, Ionesco, Voltaire, Brel, Brassens, Tillieux, Munoz et Sampayo, et caetera, et caetera… Gardons l’asexué Tintin et les tristes bafouilles de Musso et compagnie…

L’art se meurt, l’intelligence aussi, la culture également, puisque toute culture est, par définition, anti-idéologique et, surtout, faire un mélange de mille et une différences se complétant les unes les autres !

Le sens moral de Dupuis, en l’occurrence, est celui du nivellement par l’obéissance à un ordre moral nouveau qui en rappelle bien d’autres !

Dont acte…

Jacques Schraûwen

Et pour le plaisir, relisez et réécoutez  cette chronique parue en janvier dernier !