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Nestor Burma : Du Rififi À Ménilmontant – Une dernière aventure pour le détective qui met le mystère k.o. !

Il y a quarante-deux ans, j’étais un passionné de Léo Malet… Ecrivain de polars à l’américaine sous le pseudo de Frank Harding, de romans de cape et d’épée, de poèmes surréalistes, de textes anarchistes, Léo Malet a ainsi accompagné mon adolescence.

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Et Léo Malet était surtout l’auteur d’une quinzaine de romans policiers, écrits entre 1954 et 1959, « Les nouveaux mystères de Paris », une « série » désabusée, « politiquement incorrecte », qui mettait en scène un personnage haut en couleurs, typiquement Français, Nestor Burma. Une série que la parution en livres de poche a rendue populaire puisque ces bouquins se retrouvaient chez tous les libraires, même chez mes parents. Des livres que j’ai « empruntés », sans jamais les rendre, et qui sont toujours, bien au chaud, dans ma bibliothèque !

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Et donc, il y a plus de quarante ans, passionné par la bande dessinée aussi, lorsque j’ai vu paraître la première adaptation de Nestor Burma en bd, j’en ai été ravi. D’autant plus que l’auteur de cette adaptation, l’immense Jacques Tardi, m’avait plus qu’enthousiasmé par sa présence dans Pilote, par Adèle Blansec, par la « Véritable histoire du soldat inconnu », « Rumeurs sur le Rouergue »… Tout comme ses illustrations de Céline m’ont poussé à lire cet écrivain essentiel dans l’histoire de la littérature française, tout comme ont peuplé mes âges ses adaptations dessinées de textes de Manchette (autre écrivain de « polars » sulfureux et d’une immense qualité), de Daeninckx, de Pennac… Tout comme, enfin, ses albums consacrés aux bourbiers infâmes de la première guerre mondiale ou aux souvenances d’un père ayant vécu en stalag pendant la deuxième boucherie du vingtième siècle me restent essentiels à lire, relire, et faire lire…

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Et voici donc Tardi seul aux commandes (pour la seconde fois si je ne m’abuse) d’une aventure de Nestor Burma…

Il n’est déjà pas aisé d’adapter Léo Malet… Parce que cet auteur, nourri, je le disais, d’une expérience de vie aux mille horizons, se laisse aller, dans tous ses romans, à des digressions, à des discours presque parlés (un peu comme Céline, finalement…), à des prises de position tant humaines qu’humanistes, tant engagées que dégagées de toute idéologie… Et que tout cela crée un style d’une totale personnalité et, surtout, des livres qui ne sont pas ceux de ces « faiseurs » que Léautaud vilipende dans son journal…

Il est sans doute encore plus difficile de se lancer dans un nouveau récit de Nestor Burma en parvenant à ne rien dénaturer du passé de ce héros… De cet anti-héros, plutôt !

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Ce qui fait la qualité du travail de Tardi, en l’occurrence dans ce livre-ci, c’est de transformer un style littéraire en style graphique, sans faux pas, sans ostentation, avec une forme de simplicité tranquille…

Du côté du scénario, Tardi travaille comme le faisait Malet… En baladant son personnage au hasard des rues d’un arrondissement parisien. Faisant ainsi d’un récit une sorte d’errance humaine et désabusée dans un monde dont on sait que, par l’architecture comme par la culture, par le quotidien comme par la mémoire, qu’il va disparaître, inéluctablement.

Ce Ménilmontant de 1957, qui forme, plus que le décor, la trame-même de cet album, n’existe plus… Mais, par la grâce de la bande dessinée, c’est bien celui-là, réinventé, que traverse Burma, d’une façon dont on se demande si ce n’est pas cette balade qui est le vrai récit de ce livre, un récit presque automatique, comme le Malet poète aimait en écrire…

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1957. A quelques encablures de la fin de l’année, Burma a la grippe, et se soigne avec des médicaments de la marque Manchol. Une marque dont les publicités désharmonisent les rues de la ville et même la présence de pères Noël. Burma tousse, éructe, mais sa fièvre ne l’empêche pas de recevoir dans son bureau, introduite par sa fidèle secrétaire, la belle et irrespectueuse Hélène, une certaine madame Manchol ! Qui lui annonce, voluptueuse, qu’elle vient de tuer son mari, et qui, ensuite, se tue elle-même. Faroux, apparaît alors, obligeant, par ses scellés, Burma à ne plus pouvoir se rendre chez lui. Et c’est là que le polar devient une balade, une errance… Et que Burma va rencontrer des tas de rôles secondaires qui vont, peu à peu, lui permettre de « comprendre »… Pas de résoudre, non, ce n’est pas le style de ce détective hors-normes ! C’est toujours, chez Malet comme chez Tardi, le hasard, et rien que le hasard qui oblige ce flic privé à entamer une quête qui, à chaque fois, le ramène, en définitive, à sa propre personne.

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Le dessin de Tardi reste égal à lui-même : inégalé ! Son scénario s’amuse à mille et une références, au travail plus ancien de Tardi, à ses rencontres, ses amitiés, comme les ombres qu’on peut parfois reconnaître chez les passants (Pennac, Daeninckx, Grange, …), à une forme de mélancolie qui n’a rien de nostalgique… A un de ses livres récents qui nous montrait un homme allant pisser sur la tombe de Thiers… A ses révoltes, aussi, humaines, face à la corruption, face à la maltraitance, celle des animaux, des chats par exemple (les greffiers chers à Céline…). Au monde actuel, également… A quoi servirait-il en effet de parler du passé, quel qu’il soit, si ce n’est pour fustiger aussi notre présent. La mainmise des entreprises médicamenteuses… La publicité… Le seul pouvoir intangible, celui de l’argent… La circulation dans Paris, avec une sorte de clin d’œil quelque peu haineux à l’encontre d’une Hidalgo très contemporaine… Burma, en effet, au long du temps qu’il passe dans sa voiture à réfléchir, à prendre la température d’un quartier plutôt que la sienne d’homme malade, Burma tourne en rond, repasse sans cesse aux mêmes endroits… En constatant simplement, dans ce qu’on devine être un soupir, comme un leitmotive lancinant : «j’ai autre chose à faire ».

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Avec ce rififi, Jacques Tardi se glisse dans les habits de Léo Malet, donc dans ceux de Nestor Burma… Avec un sens des raccourcis qui permet à la bd de ne pas (trop) se perdre en chemin. En quelques traits, le dessinateur raconte ce que l’écrivain aurait pu écrire… Le travail de Ruault sur la couleur (travail très important dans cet album) me fait penser, lui, à ces longues diatribes que l’écrivain Malet imposait à son personnage, et qui frémissaient de couleurs sombres, grises, devinées…

Tardi annonce que cet album sera sans doute le dernier de ses Nestor Burma… Tout comme il avait mis la clé sous la porte d’Adèle Blansec… Mais La puissance de son talent va lui permettre, j’en ai l’espoir, la certitude, le besoin, de nous offrir encore de ces éblouissements de l’intelligence, de la révolte, de ces « œuvres » qui permettent aux lecteurs que nous sommes de nous raccrocher à une Œuvre qui nous connaît et dans laquelle nous nous reconnaissons !…

Jacques et Josiane Schraûwen

Nestor Burma : Du Rififi À Ménilmontant (auteur : Jacques Tardi – couleurs : Jean-Luc Ruault – éditeur : Casterman – novembre 2024 – 192 pages)

Revoir Comanche – Prix Rossel 2024

Revoir Comanche – Prix Rossel 2024

Tout le monde a déjà parlé de ce livre, je le sais bien… Et, en outre, vous savez le peu d’importance que j’attache aux récompenses de toutes sortes. Mais ici, avec cet album, les jurés du prix Rossel ne se sont pas trompés : attention, chef d’œuvre du neuvième art !

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Depuis les débuts de Romain Renard, j’ai eu à cœur de souligner ses immenses qualités… Depuis toujours, je n’ai jamais caché la passion que j’avais et que j’ai toujours pour un autre dessinateur, Hermann… Et ici, dans un chef d’œuvre total, ces deux univers se mélangent… Je ne peux donc qu’en dire tout le bien que j’en pense !

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Même si, sur le site du Lombard, on parle d’un western, tout comme on parle aussi d’un roman graphique, avec cet album exceptionnel, véritablement exceptionnel, on se trouve dans un autre univers. L’univers d’un auteur complet, d’un scénariste, d’un dessinateur, d’un musicien, d’un artiste n’ayant pas peur de montrer ses admirations. On se trouve en présence d’un album de bd, simplement, dans lequel le thème du western n’est, finalement, qu’un simple rapport avec le passé. La thématique de ce livre est universelle, elle parle de la fuite du temps, de la mort inexorable, de l’amour, de la haine, de la mémoire et de ses fidélités. Ce livre nous parle de nos propres angoisses à toutes et à tous.

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Remettons le récit que nous offre Roman Renard dans son contexte… « Comanche », c’est une série western qui a vu le jour dans les années 70, sous la plume de Greg et le pinceau d’Hermann. Une série western qui s’éloignait de tout ce qui, dans ce domaine, existait déjà, de Blueberry à Jerry Spring. Pendant plus de 20 albums, si ma mémoire ne me trahit pas, on a pu suivre un vrai récit adulte, dans un ranch tenu par une femme, la belle Comanche, un récit d’aventures, bien évidemment, mais aussi un récit qui abordait de front le thème du racisme. Une bande dessinée qui mettait en avant quatre personnages dont on n’imaginait pas, jusque-là, qu’ils puissent être les héros d’une série à succès : une femme, un cow-boy iconique, un Noir, un Indien…

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Et dans cet album, on retrouve Red Dust, le cow-boy créé par Hermann, des années plus tard, en un début de vingtième siècle dans lequel il se sent ne plus exister. Un homme âgé qui, ours tapi dans sa tanière, attend la mort… Un homme qui a changé de nom, aussi, comme s’il avait voulu tout effacer de son passé… Un homme dont l’existence, il le sait, n’a rien eu d’héroïque et ne mérite pas que quiconque puisse s’y intéresser.

Et voici qu’arrive une jeune femme enceinte, Vivienne, une bibliothécaire qui fait un travail sur la réalité au-delà des légendes, du « far-west ». Et elle annonce à Red Dust que, dans ses recherches, elle avait voulu retrouver les membres de ce ranch oublié, le Triple Six, mais que Comanche, sa belle propriétaire, ne répondait à aucun message.

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Red Dust, aux profondeurs de sa vieillesse, n’a jamais oublié cette époque lointaine de son existence… Il ne la magnifie pas, loin s’en faut, mais il ne la renie nullement… Et ce qu’il ne renie pas non plus, c’est le mot « fidélité », surtout à l’égard de Comanche, cette femme qu’il a fuie, pour ne pas, sans doute, lui avouer son amour… Et cet homme bourru, carré, aux cheveux blancs, à la moustache presque conquérante, va accompagner cette jeune femme inconnue jusqu’au ranch de sa jeunesse, traversant plusieurs états, ne reconnaissant rien, sauf les paysages peut-être, de ses vingt ans… Et même s’il est en route vers cette jeunesse qui fut sienne, il est surtout en quête de lui-même… Comme s’il avait besoin, hanté par des fantômes, de conclure sa vie par des retrouvailles avec ce qu’elle aurait pu être…

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Il y a dans ce livre bien des chemins ouverts par Romain Renard. Un auteur qui crée une bande-son pour ce qui est une longue balade dans un monde qui se meurt, avec des « héros » qui n’y sont déjà presque plus vivants. Une musique profonde… De cette country ayant un jour ouvert ses rythmes à la révolte… Dylan, Pete Seeger, Cohen, et bien d’autres, choisis par Romain Renard ou par nos souvenances musicales de lecteurs, accompagnent ainsi la longue marche de Red Dust vers son ultime destin.

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Le dessin de Romain Renard devient ainsi une partition qui mêle l’image, le son, le rêve, la réalité, l’espérance et le désespoir. L’amour et la mort, également, et l’amitié et la haine, toutes des réalités qui dépassent le temps de vivre…

C’est un livre envoûtant… C’est un livre qui, graphiquement, atteint des niveaux de narration et de beauté jamais égalés jusqu’ici. C’est un livre dans lequel souffle le vent du désert, dans lequel, sans avoir l’air d’y toucher, son auteur touche à l’infini, à l’éternité, à la nécessité d’ouvrir les yeux… C’est un livre qui, au travers de petites touches, de petits récits vécus le long de la route, dessine en effet les pourtours d’une société malade, déjà, d’elle-même…

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Et puis, et j’allais dire surtout, c’est un livre qui, à sa façon, rend hommage à l’immense Hermann, lui qui a hissé la bande dessinée réaliste en des sommets de qualité que d’aucuns, de nos jours, osent critiquer… Hermann est présent partout dans cet album. Parce que Red Dust, sans doute, lui ressemble, physiquement sans doute, mais moralement aussi… Red Dust, qui donne à un bébé le nom de son père, qu’il semble à peine murmurer : Hermann… Comme pour nous dire, les yeux dans les yeux, que rien jamais ne se termine, et que la mémoire, bien plus qu’un hommage, est ce qui sous-tend cet album de bande dessinée qu’il ne faut, à aucun prix, rater !

Jacques et Josiane Schraûwen

Revoir Comanche (auteur : Romain Renard – éditeur : Le Lombard – octobre 2024 – 150 pages)

Law Men Of The West – un western « choral »

Law Men Of The West – un western « choral »

En littérature comme au cinéma, et en bd évidemment, le genre « western » réoccupe régulièrement le haut du pavé… Et cet album-ci le fait avec un vrai mélange de talents !

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Ce genre plaît et plaira toujours, incontestablement. Sans doute parce qu’il est capable de conjuguer tous les possibles de la narration : l’Histoire, la romance, l’aventure, la violence, le huis-clos, le drame, la tragédie, l’enquête, la quête, le portrait…

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Je parlais d’un western choral, et c’est bien le cas, puisque, aux commandes du scénario, on retrouve un seul auteur, Tiburce Oger… Mais un scénariste bien entouré par quatorze dessinateurs complices, pour quatorze récits courts qui nous emmènent à la rencontre de quatorze hommes de loi, marshals, shérifs, juges…

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Et à travers ces quatorze nouvelles dessinées, toutes mettant en scène des personnages réels, des situations historiques avérées, les dessinateurs forment une sorte de fresque racontant, à hauteur de quotidien bien plus que de légende, l’histoire de cet ouest américain qui a fait autant rêver que pleurer. Quatorze dessinateurs, cela fait quatorze styles graphiques différents… Et, par la grâce de quatorze scénarios mis bout à bout, mais unis par un fil conducteur efficace, tout cela forme un ensemble cohérent…

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Ce fil conducteur, cet axe scénaristique qui permet le lien entre tous les « chapitres », c’est un cahier découvert, par deux truands, dans les poches d’un écrivain qu’ils viennent d’assassiner. Nous sommes, à ce moment-là, au début du vingtième siècle… Mais ce carnet, lui, se remplit de 14 portraits, et nous conduit ainsi de 1813 à 1924 : un siècle d’hommes de loi dans un pays soumis aux aléas de la haine, du pouvoir, du racisme…

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Je répète qu’il ne s’agit nullement de belles légendes héroïques illustrées dans ce livre ! C’est un quotidien violent, sanglant, toujours injuste que Oger nous raconte et que dessinent ses complices… Un monde dans lequel la mort est et reste la seule loi, au nom de codes, de justices sans cesse changeantes, d’aléas de l’Histoire… Et bien des réalités de ce siècle enfui sont encore, de nos jours, d’actualité… La guerre de sécession servant de toile de fond à plusieurs récits de cet album n’est, finalement, pas tellement différente des guerres que nos médias nous montrent de nos jours, avec leurs « bons » et leurs « méchants » !

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Il en va de même avec le racisme, et je tiens à souligner un des chapitres de ce livre, dessiné par Dimitri Armand, qui aborde cette thématique avec une vraie pudeur loin de toute idéologie inutile. En fait, tous les dessinateurs présents de ce bouquin se sont adaptés merveilleusement au scénario de TIburce Oger, tout en restant eux-mêmes, et c’est ce qui en fait, également, la qualité!

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Et tous méritent qu’on souligne leur travail. Astier dont le style classique et posé est bien choisi… Bertail, avec quelques envolées graphiques somptueuses… Meyer, créateur d’ambiances parfait… Milano, influencé par Giraud… Corentin Rouge, Jex, etc.

Un très bon livre, qui nous montre et nous raconte la part du diable et du mal en chaque individu…

Jacques et Josiane Schraûwen

Law Men Of The West (scénario : Tiburce Oger – dessin : 14 auteurs – éditeur : Grandangle – novembre 2024 – 120 pages)