Les affres du terrorisme, de tous les terrorismes, même ceux qui se révèlent institutionnalisés, deviennent de plus en plus lourds, pesants… Horribles comme le fut ce 7 octobre de l’année dernière…
Voici donc un livre qui s’inscrit dans l’actualité brûlante. Un livre de témoignages recueillis et dessinés après l’horreur du 7 octobre 2023, en Israël… Douze auteurs, dessinateurs ou scénaristes israéliens, nous offrent des portraits, en quelque sorte, de gens ordinaires, assassinés ou encore vivants, et qui ont traversé cette tuerie innommable.
C’est un livre d’hommage à ceux et à celles qui aiment et qui ont aimé la vie, comme le dit la dédicace écrite en son début. C’est un livre dans lequel l’émotion, les chagrins, les mille et un sentiments de l’existence, sont sans cesse présents.
C’est un livre qui nous parle d’un grand-père sauvant sa famille, d’un jeune homme renvoyant des grenades à mains nues, de Yossef, un chauffeur bédouin qui a sauvé une trentaine de personnes…
C’est un livre à taille humaine, et je dirais que toutes les tendances du graphisme actuel y sont représentées, mais que tout cela parvient à une unité évidente grâce à la sorte de pudeur qui anime tous les auteurs.
De Michka, dessinateur de bd et de presse, au caricaturiste Ouri Fink, ou à Shai Charka, s’inspirant souvent de textes judaïques, tous, chacun à sa manière, se sont effacés devant la réalité et ne cherchent, dans ce livre, qu’à nous parler de gens, et, ce faisant, d’un quotidien qui, dans ce coin du monde, peut sans cesse basculer entre l’espoir et la désespérance…
Jacques et Josiane Schraûwen
Au cœur du 7 octobre – auteurs divers – éditeur : Delcourt – Septembre 2024 – 145 pages
Un titre étrange pour un livre superbe dû aux talents conjugués et incontestables de deux auteurs au sommet de leurs arts !
Rodolphe au scénario et Patrick Prugne au dessin nous offrent, en effet, un des livres les plus intéressants, les plus intelligents aussi, de cette année 2024. D’un côté, un scénariste aimant ce qui sort de l’habitude, aimant mêler à des trames narratives très réalistes des envolées vers l’étrange.
De l’autre côté un dessinateur somptueux, un maître de la lumière, de la couleur et de la nature, dont l’œuvre, depuis des années, s’intéresse aux Indiens d’Amérique du nord, loin des clichés de Hollywood ou de Disney. Deux vrais auteurs, dont la rencontre ne pouvait que déboucher, n’ayons pas peur des mots, sur un livre important !
Ils se plongent, et nous emmènent à leur suite, dans la Normandie des années 60, une région, presque un pays, de bocages, de forêts, de campagne, baigné dans une lumière sans cesse changeante. Daniel, adolescent, y passe ses vacances chez sa grand-mère. Près de la maison de celle-ci, il y a trois moulins à eau, et le dernier d’entre eux s’appelle « Ecoute s’il pleut ». Un nom qui ne peut qu’attirer l’ado Daniel… Tout comme l’attire un garçon de son âge qu’il rencontre en allant découvrir ce moulin au nom poétique et descriptif en même temps. Paul… Et sa mère… Et puis, un jour, Paul et sa mère disparaissent…
Le texte de Rodolphe, son sens du détail, magnifié par le graphisme et la couleur de Prugne, tout cela ne naît pas uniquement d’une imagination fertile… Dans la construction de ce récit, sans aucun doute possible, il y a un lien avec une souvenance presque mélancolique…
Des souvenirs qui, sous la plume de Rodolphe, ne restent pas longtemps exclusivement « quotidiens »… Parce que cette disparition va conduire Daniel à découvrir que ce moulin, qu’il a pourtant vu en activité, est abandonné depuis longtemps… Et que donc Paul et sa mère n’existent pas. Ou plus… Dès lors, avec cette irruption d’une forme de fantastique, on s’enfouit dans plusieurs niveaux de lecture, et on se laisse entraîner dans une aventure aux frontières du réel, entre Simenon et Béalu en quelque sorte…
Je ne vais évidemment pas vous raconter cette enquête qui, très vite, ressemble à une quête très personnelle, voire même à plusieurs quêtes parallèles, tant les destins humains, dans les profondeurs de la campagne normande, se mêlent, s’entremêlent, faits de silences oubliés, de secrets à ne pas révéler…
Et, comme souvent avec Rodolphe, c’est sur une sorte d’interrogation que se termine ce livre… Une façon, pour le scénariste, de demander aux lecteurs de poursuivre eux-mêmes l’histoire racontée…
Une bd réussie, c’est une bd qui parvient à unir deux mondes très différents l’un de l’autre, celui des mots et celui du dessin. Un album de bd qui se révèle être une totale réussite, c’est un album dans lequel ces deux univers se correspondent, se mélangent jusqu’à ne plus faire qu’un… Et c’est bien le cas, ici, avec ce livre qui se lit, se feuillette, se regarde, se relit, avec le rythme des phrases qui accompagne celui du dessin et de ses couleurs exceptionnelles, en un mariage littéraire et graphique envoûtant…
Parmi les milliers de bandes dessinées qui, chaque année, encombrent les tables de libraires, celles de qualité ne font pas, et vous le savez comme moi, la majorité ! Je m’efforce, ici, dans mes chroniques, de mettre en évidence, toujours, des albums que j’ai lus, bien sûr, que j’ai aimé lire… Et celui-ci en fait partie !
Un livre, donc, à ne pas rater, un livre dont la place est déjà prête, j’en suis sûr, dans vos bibliothèques !
Jacques et Josiane Schraûwen
Ecoute s’il pleut (dessin : Patrick Prugne – scénario : Rodolphe – éditeur : Daniel Maghen – août 2024 – 70 pages)
Vivre, comme nager dans les eaux troubles de l’enfance, de l’adolescence… Vivre et grandir en-dehors des règles et des attentes des « autres »… Un livre déconcertant et intelligemment militant… (Une chronique passée sur l’antenne de la rtbf)
« Nager à contre-courant » nous parle donc, en quinze chapitres, d’une enfance en Turquie. Autobiographie dessinée de l’autrice, Özge Samanci, cet album nous entraîne entre laïcité et fondamentalisme dans les pas de la jeune fille qu’elle a été… C’est un trajet de vie, d’existence même, qu’il s’agit, raconté de manière classique, chronologiquement, mais dessinée de façon bien plus éclatée…
Avec des parents soucieux de la voir faire des grandes études pour ne jamais avoir à dépendre de quelque pouvoir que ce soit, avec, découlant de cela, un père autoritaire avec lequel le dialogue n’est pas possible, avec un monde politiquement oscillant sans cesse entre laïcité et religion, Özge vieillit de page en page, et se découvre d’autres prétentions, d’autres désirs que ceux que la famille ou la société veulent lui imposer.
Et l’art s’impose à elle, dans cette Turquie qui n’arrête pas, depuis Atatürk, puis avec la dictature militaire, et enfin avec Erdogan, de se chercher, de passer d’émancipation en endormissement, voire en autoritarisme évident…
Ce livre nous raconte, en cassant les codes de la bande dessinée (le découpage par exemple, l’élaboraton des cases, les dialogues), cet album nous montre, de l’intérieur, une Turquie dont nous connaissons si peu, finalement. C’est le besoin foncier d’une femme de vivre SA vie, contre la famille, contre toutes les idéologies, contre la société qui forme la trame de cette autobiographie dessinée… Avec, en point de mire, l’importance et la puissance de l’art pour y arriver… Une bd qui, malgré les techniques graphiques variées, est faite d’un dessin moderne, à l’accès immédiat.
Jacques et Josiane Schraûwen
Nager à contre-courant – auteure : Özge Samanci – éditeur : éditions du Faubourg – 2022 – 192 pages