Maurice Tillieux 1940 – L’exode d’un futur dessinateur, au quotidien d’un début de guerre

Maurice Tillieux 1940 – L’exode d’un futur dessinateur, au quotidien d’un début de guerre

Inspiré de souvenirs oraux de Tillieux, une bd incontestablement faite pour les « fans » cet auteur… mais, en même temps, un beau portrait d’une France enfouie dans la défaite…

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Tous les amateurs du neuvième art connaissent Maurice Tillieux… Son talent exceptionnel… Sa manière unique de raconter des histoires sérieuses, sombres même, enrobées des folies d’un humour tapageur, voire potache… Son dessin clair, fluide, son plaisir à dessiner le mouvement et, en même temps, les mimiques de ses personnages… Sa propension à recycler ses scénarios, également, pour ses propres bandes dessinées ou celles de ses compagnons d’art graphique…

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Bob Bang et Felix, ainsi, ont été à la fois ses premières armes dans le monde de la bande dessinée et à la fois des bases scénaristiques dans lesquelles, sans vergogne, il a puisé bien des thèmes, des scènes aussi, des aventures de Gil Jourdan. Gil Jourdan, une série qui, très rapidement, a eu un véritable succès, provoquant même l’ire de la censure française, peu encline à accepter que soit ridiculisée, au travers de l’inspecteurs Crouton, l’honneur (et l’intelligence) de sa police !

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Cela dit, il a aussi utilisé son talent dans une veine uniquement comique, avec des personnages quelque peu inspirés par les serials américains chers à Laurel, à Hardy, à Charlot… Marc Lebut et son voisin ont ansi fait rire plusieurs générations !

Cela dit, aussi, je n’ai pas pris la plume pour vous parler de Maurice Tillieux… Mais d’un livre inspiré par ses souvenirs, des souvenirs recueillis par des amis, et que le dessinateur Bruno Bazile a mis en scène.

1940. Les Allemands occupent la Belgique, et bien des Belges prennent la route pour les fuir. Ce fut le cas de mes parents, ce fut le cas de quelques anciens scouts de Saint-Gilles que j’ai connus. Ce fut aussi le cas de Maurice Tillieux, enfourchant son vélo, quittant Bruxelles pour tenter de rejoindre la Portugal où l’attendait un membre de sa famille. Cet exode ne s’est pas déroulé tranquillement bien évidemment… Il est vrai que bien des films en ont parlé, comme « Jeux interdits »… Mais en axant, le plus souvent, leurs narrations autour des horreurs de la guerre.

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Ici, les auteurs de cet « hommage » à Tillieux ont choisi le contraire… Certes, la guerre, ses tueries, ses répugnantes idéologies sont bien présentes au fil des pages. Mais comme décor bien plus que comme moteur du récit. Dans cet album, c’est la réalité quotidienne, sans mélo, sans fioritures qui nous est montrée. L’histoire d’un jeune homme vivant une sorte de grande aventure dans une France tantôt accueillante, tantôt haineuse, avec sa façon de vivre, bien plus que de survivre, avec ses amitiés, éphémères comme ses amours encore adolescentes. Les auteurs nous montrent la guerre et son exode par le petit bout de la lorgnette, et c’est vraiment là l’intérêt premier de ce livre.

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Disons-le, malgré tout : n’est pas Tillieux qui veut ! Bazile, dans son dessin, ne cherche à aucun moment à imiter son modèle, son personnage central, et il parvient, dès lors, à faire un travail original, sans tape-à-l’œil, un boulot moderne, bien enlevé, aimant, comme Tilleux d’ailleurs, multiplier, en une même page, les angles de vue, les perspectives… Le scénario, par contre, reconnaissons-le, qui se veut fidèle à une conversation entre Tillieux et ses amis (et qui l’est, très certainement…), montre quelques erreurs de construction, quelques répétitions descriptives dans les textes… Mais, là aussi, on accepte ces faiblesses, parce que le but est quand même de nous donner à voir Tillieux, un des tout grands noms de l’histoire de la bande dessinée, tel qu’il fut, véritablement!

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Un album dans lequel l’histoire nous est montrée au lavis et au trait, de manière à ce que le lecteur puisse réellement découvrir tout le talent du dessinateur Bazile… Un album accompagné de dossiers intéressants, historiquement parlant, de crayonnés, de photos…

Cela fait quelques années déjà que les Éditions De L’Élan ont choisi comme cheval de bataille l’œuvre de Tillieux, sous toutes ses formes, avec une très belle réussite éditoriale… Mémorielle, aussi, tant il est vrai qu’oublier ces auteurs qui ont permis à la BD d’être un art, c’est bien plus qu’une bêtise !

Et donc, cet album ne pourra que plaire aux fans, nombreux, de l’immense Maurice Tillieux… Mais aussi à tous les amoureux du neuvième art… Et à celles et ceux qui aiment s’éloigner des sentiers battus lorsqu’on aborde la thématique de la guerre 40-45…

Jacques et Josiane Schraûwen

Maurice Tillieux 1940 (dessin : Bruno Bazile – textes : Etienne Borgers, Gérard Guégan, Daniel Depessemier – éditeur : Éditions De L’Élan – 96 pages – 2024)

Les Vents Ovales – 1. Yveline

Les Vents Ovales – 1. Yveline

Deux villages se font face, en une région où le ballon ovale est roi… Mais ce livre, fort heureusement, n’a rien à voir avec un hommage appuyé au rugby !…

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J’avoue que mon tempérament extrêmement peu soucieux du sport m’a freiné dans l’approche de ce livre… Le rugby, présent dès la couverture, est pour moi une occupation aux multiples règles incompréhensibles pour le commun des mortels… Donc, me taper 128 pages ancrées dans ce sport venu d’ailleurs, cela ne m’enthousiasmait pas du tout ! Mais bon, je m’y suis mis, parce que je voulais comprendre pourquoi Aude Mermilliod et JeanLouis Tripp, que j’ai rencontrés et dont j’ai aimé les talents, se sont lancés dans une telle aventure ! Et je ne regrette pas, loin s’en faut, cette lecture !

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Tout se déroule à Larroque et Castelnau, petits villages réunis par un pont sur la Garonne. Ils ont, en ce lieu précis de la France, un point commun : le rugby. Mais voilà, leurs équipes respectives se traînent lamentablement, chacune, dans les tréfonds de la qualité que l’on attribue à ce sport viril.

Donc, oui, le rugby va servir de trame à ce que les deux scénaristes, Tripp et Mermilliod, ont décidé de nous raconter. Mais le rugby, dans ce récit, n’est pas un révélateur narratif, mais un décor dans lequel les auteurs peuvent placer, comme en une mise en scène plus cinématographique que théâtrale, leurs personnages et leur imposer le rythme du récit qu’ils veulent leur faire vivre…

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Un récit humain… Une série d’existences quotidiennes, simples, sans effets spéciaux, sans grandes aventures aux héroïsmes préfabriqués… Des tranches de vies qui se mêlent, s’affrontent, s’émerveillent d’elles-mêmes.

Et subissent, avec l’inconscience de l’essentiel, les réalités d’une époque bien précise de notre histoire proche, subissent et battent en brèche, sans ostentation… Ce premier tome nous plonge ainsi, en compagnie d’Yveline, prête à des études loin de chez elle, de Monique, amoureuse d’un instit de « gauche » alors qu’elle est fille d’un homme aux convictions ancrées dans la droite, d’un curé entraîneur de rugby, de Pascal, d’Eric, dans une année charnière de l’après-guerre…

Ce premier volume nous emmène en 1967, dans une société engoncée dans ses habitudes, dans ses certitudes, et qui ne ressent que très peu les soubresauts d’une jeunesse avide d’indépendance et de libertés à conquérir…

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Avant la révolution de 1789, les prémices étaient nombreuses, initiées par des intellectuels, des philosophes, des scientifiques. Avant 1968, le monde policé et sûr de lui n’a pas remarqué que ce n’étaient pas les intellectuels qui commençaient, doucement, sans bruit, à ruer dans les brancards, mais les « petits », les jeunes, les gens sans importance, les sportifs découvrant dans le sport des valeurs que la « République » n’avait pas, des presque adultes découvrant que l’Amour était aussi, et d’abord peut-être, charnel, des jeunes femmes osant se révolter contre l’immuable loi de la famille, des gens de tous les jours pour qui les convictions politiques se faisaient peu à peu armes pacifiques de combats essentiels.

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C’est une série bd chorale, dont le personnage principal est une époque… Ce premier tome nous emmène donc en 1967, de mai à septembre, du mariage d’Elvis Presley à la poussée du parti communiste aux élections cantonales en France. Les scénaristes, ainsi, ont construit leur livre en chapitres mensuels avec, à chaque fois, une page rappelant, pour le mois concerné, quelques événements importants… Les scénaristes, surtout, parviennent, avec une complicité évidente, avec un mélange de visions, féminine et masculine, que l’on ressent à la lecture de ces « Vents ovales » à nous restituer des ambiances et des réalités subjectives avec une belle précision… Le dessinateur, HORNE, quant à lui, évite tous les clichés, comme le font également Aude Mermilliod et JeanLouis Tripp. Son graphisme a le charme des illustrations que l’on trouvait dans les livres et les revues de cette époque si proche et si lointaine en même temps. Son réalisme est tranquille et lumineux, et il parvient avec une facilité déconcertante à nous restituer, par l’image, cette année 1967 annonciatrice de bien des changements de société… Et puisque j’ai parlé de son côté lumineux, il faut souligner que la couleur de Delf ajoute un côté presque magique à  ce dessin, en une osmose maîtrisée…

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En 1967, j’avais 13 ans. J’avais des parents pétris de certitudes venues de leur propre jeunesse, ce temps lointain où la guerre leur avait volé une partie d’eux-mêmes. Mais j’avais, aussi, heureusement, des professeurs qui n’ont pas attendu les remous à venir pour éveiller plus mon esprit de préadolescent que ma propension à aimer les mathématiques !

De ce fait, en lisant ce livre, c’est un peu vers mon enfance que je me suis enfui… En y trouvant, étrangement, des sensations, des sentiments, des révoltes même que ma mémoire avait décidé d’ignorer.

C’est donc, vous l’aurez compris, un excellent livre que ces « Vents Ovales »… Un livre historique dans le seul sens valable que je donne à ce terme : raconter la vie quotidienne plutôt que les méandres du « people », des guerres ou de la politique !

Jacques et Josiane Schraûwen

Les Vents Ovales – 1. Yveline (dessin : Horne – scénario : Mermilliod et Tripp – couleur : Delf – éditeur : Dupuis/Aire libre – avril 2024 – 136 pages)

Eliane Bar – l’adieu à la passion faite femme, la passion du neuvième art…

Eliane Bar – l’adieu à la passion faite femme, la passion du neuvième art…

Tous les amateurs de bd de Bruxelles, et même de Navarre, la connaissaient, ne fut-ce que de vue… Eliane était bien plus qu’une libraire… C’était, au sens le plus noble du terme, l’amie de la bande dessinée !

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« Nous les petits, les sans grade… » disait le grognard d’Edmond Rostand… Longue tirade d’une écriture et d’une intelligence superbes… Ces mots qu’en un autre temps j’ai dits sur une petite scène, ce sont eux qui me sont revenus à la mémoire lorsque, hier, j’ai appris la mort d’Eliane… Une amie…

Sans les petits, sans les sans grade, rien d’important ne pourrait exister ou avoir existé sur cette planète de merde qui accueille nos éphémères présents. Ce sont eux, ces humains de l’ombre, qui savent ce qu’est vraiment la passion, celle de vivre, celle de ne pas se désespérer, celle de se battre contre toutes les adversités, sans ostentation. Celle d’avoir dans le regard comme dans la tête une vraie petite folie, communicative…

Les petits, les sans grade, ce sont les antinomies des Napoléon meurtriers et adulés, des sportifs battant d’un dixième de seconde un record inutile… Les petits, les sans grade, ce sont les vrais gardiens ce l’existence.

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Eliane était de leur race. Droite, honnête dans ses prix, fidèle dans ses amitiés, elle était d’abord et avant tout une femme sachant ce qu’elle voulait, comme on dit. Et se donnant les moyens de ses ambitions, mais sans chercher à écraser qui que ce soit.

Et ses ambitions étaient de faire son métier de libraire avec une vraie passion, celle d’aimer cet art que l’on dit neuvième en continuel mouvement, en éternelle mutation, celle de faire partager à ses visiteurs ses coups de cœur comme ses coups de dégoût… A aimer la bd, oui, mais avec un sens de l’indépendance qui a fait d’elle une actrice à part entière d’un univers qui, pourtant de plus en plus formaté, ne pouvait pas se passer d’elle pour que se voient mis en avant des auteurs que les « grands » éditeurs laissaient dans la pénombre d’une forme d’anonymat…

Eliane, c’était, je l’ai dit, une amie… Une femme capable d’ouvrir les bras pour aider quelqu’un dans le besoin, quel que fût ce besoin.

Eliane, il y a un peu plus de quinze jours, je l’ai vue chez moi, et elle m’a écrit ensuite, le plus simplement du monde, qu’elle avait été contente de me revoir…

Je ne boirai plus de porto avec elle…

Je ne parlerai plus avec elle de nos souvenirs communs… De Hermann… De Franquin… Des auteurs que j’appréciais et qu’elle trouvait mauvais, ce qui entraînait des discussions animées, mais toujours souriantes… De Sebastian, de Jean-Wallace, de Cédric, pour qui elle avait aussi une passion véritable…

Nous ne parlerons plus ensemble avant, qui sait, un moment d’éternité en un ailleurs improbable.

Mais je lui dis, aujourd’hui, avec aux paupières une tristesse qui m’en rappelle une autre, je lui dis, simplement, calmement : « Merci, Eliane, et bonne route… »

Jacques (et Josiane) Schraûwen