copyright servais

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ? (Le Noir et Blanc)

Parlons, aujourd’hui, si vous le voulez bien, du « noir et blanc ». Dans un dictionnaire que je veux totalement subjectif. Plongeons-nous dans des lettres qui vont de C à V !

copyright forget

Gamin, dans un pays que Tintin avait, en son temps, visité sans polémiques, j’avais à ma disposition ces fameux albums de Tintin en noir et blanc. Eh bien, je me souviens parfaitement du plaisir que j’ai eu, plusieurs fois, et pendant de longs moments, à m’arrêter aux pleines planches qui, ici et là, et en couleurs s’il vous plaît, émaillaient ces livres… Par contre, du haut de mes huit ans, les aventures de Tintin ne m’intéressaient guère. Ces livres sont restés quelque part le long du lac Tanganyika, et j’ai pu, en Belgique, découvrir que le travail du noir et blanc, en bd, pouvait n’avoir rien de gratuit ni de dépendant de seules conditions éditoriales.

J’ai compris que la couleur pouvait cacher l’essentiel d’un dessin : le trait, sa vigueur ou sa douceur, sa façon toujours unique de participer à une forme narrative, son importance évidente dans la mise en scène d’une séquence, d’un geste, d’un regard, d’un paysage.

Je l’ai découvert d’abord chez un auteur oublié, Pierre Forget, dans un album intitulé « Le Secret de l’Emir ». Le talent de ce dessinateur fut d’utiliser l’absence de couleur pour privilégier les reliefs des personnages et des lieux, les perspectives des mouvements grâce à des jeux d’ombres et de lumières envoûtants.

copyright joubert

Cet illustrateur de romans « scouts » m’a fait entrer dans l’univers de Pierre Joubert. Même s’il n’a jamais fait de bande dessinée, il a influencé des dizaines d’auteurs essentiels du neuvième art. Son noir et blanc tantôt hachuré pour créer des angles solides aux héros des romans illustrés, tantôt en une sorte de sépia qui, tout au contraire, privilégiait les sensations à l’action, est d’une qualité jamais égalée !

copyright pratt

A partir de ces deux auteurs s’est forgée au fil des ans ma culture « bédéiste ». Avec, évidemment, le choc de « La ballade de la mer salée », d’Hugo Pratt. Le premier livre, sans doute, qui m’a prouvé que les mots comme la couleur pouvaient n’exister qu’à peine, à condition que le lecteur devienne complice du récit.

J’ai découvert plus tard, avec Vianello, que cette technique utilisée dans les fumetti comme dans des œuvres plus ambitieuses pouvait encore être plus vibrante.

copyright vianello

Et puis, bien entendu, il y a eu la perfection technique exceptionnelle de Chabouté, et de  Comès, surtout dans « La Belette ». Chez cet auteur qui a mis pas mal de temps avant de trouver sa voie et son style, il est impossible de séparer son noir et blanc des histoires qu’il nous raconte. Ses albums ne peuvent avoir de lumière que dans l’absence de couleurs !

copyright comès

En fait, dans l’approche qu’un auteur fait de son livre, dans la façon dont il décide de le construire, d’en raconter les mille et un paysages, le choix des couleurs ou de leur absence devrait n’être jamais gratuit. Force est de reconnaître que tel n’est pas le cas, et que des tirages dits de luxe en noir et blanc, nombreux ces dernières années, nous ont maintes fois montré que tous les « noirs et blancs » ne sont pas utiles, loin s’en faut !

Rendons donc, tout simplement justice aux vrais artistes…

copyright Chabouté

Comme Servais, dont le graphisme épuré se fait l’allié de la description d’un quotidien toujours en demi-teintes.

Et comment ne pas parler de l’expressionnisme, parfois proche d’une forme de surréalisme sombre, d’un José Munoz, tout au long des aventures d’Alack Sinner, tout au long d’une complicité artistique époustouflante avec son scénariste Carlos Sampayo.

copyright Munoz

Oui, le « noir et blanc », c’est une du dessin de la création, narrative et graphique qui, chez beaucoup d’auteurs, se révèle une magie plastique de ce qui fera toujours la force première d’une bd : l’émotion qu’un auteur partage avec ses lecteurs… Et à ce titre, pour en revenir à l’intitulé de mes articles, oui, on peut aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin qui, pour réussir à prendre quelque peu vie, a toujours eu besoin de couleurs ! Au contraire des idées noires de Franquin !…

copyright Franquin

Jacques et Josiane Schraûwen (article paru dans l’excellente revue 64_page)

copyright casterman

Adèle Blanc-Sec, immortelle, par Dominique Grange!

Jacques Tardi et Dominique Grange forment depuis bien longtemps un couple… Un duo d’artistes engagés… Il était donc normal que Dominique Grange participe à cet ultime épisode de l’immortelle Adèle!

copyright Dominique Grange

Une chanson, à écouter, en souriant, après avoir lu l’album de Tardi, avant de le relire, de s’y replonger avec une vraie forme de liberté. Parce que la bande dessinée se nourrit, comme la chanson, de rythmes autant que de mots, en une fusion toujours étrange, le chant de Dominique Grange et les mouvances folles et narrativement anarchiques d’Adèle et de ses mille et un comparses forment une unité de style incontestable.

Dominique Grange
copyright tardi

« J’écris pour ne pas mourir », disait l’immense Anne Sylvestre… Ecrire, chanter, dessiner, pour rendre à la vie ses essentielles folies, ses lyriques démesures, voilà ce que Tardi et Grange réussissent à faire, avec, toujours, le sourire… Un sourire crispé, certes, à l’humour quelque peu désespéré! Mais jamais désespérant…

Immortelle Adèle – copyright Dominique Grange

Jacques Schraûwen

Adèle Blanc-Sec : 10. Le Bébé des Buttes-Chaumont

Adèle Blanc-Sec : 10. Le Bébé des Buttes-Chaumont

Un livre étonnant, fou, démesuré, impossible à résumer, foisonnant, surréaliste, pataphysicien, un livre à la naissance duquel les feuilletonnistes du dix-neuvième siècle rencontrent Jules Verne, Alfred Jarry et Louis-Ferdinand Céline ! Une chronique dans laquelle ECOUTER Jacques Tardi !

copyright casterman

Le personnage d’Adèle Blanc-Sec, une héroïne vivant dans les années 20, a été créé au milieu des années 1970 par Jacques Tardi. A la fois féministe, individualiste, libre, révoltée face à une guerre à peine terminée, anarchiste aussi, Adèle est une aventurière perdue dans un monde de routines transpercées par un « fantastique » omniprésent.

copyright casterman

Tardi est un auteur essentiel, un homme, et c’est rare, qui est resté fidèle pendant toute son existence à ses idéaux de jeunesse, à ses colères, ses révoltes. Son œuvre est fabuleuse. Outre Adèle Blanc-Sec, il y a des adaptations de Manchette, « Le Cri du Peuple », Elise, ses albums nombreux consacrés aux horreurs de la première guerre mondiale, ceux aussi qu’il a consacrés à son père et à la guerre 40-45, sa manière exceptionnelle, également, de donner vie à Nestor Burma, le personnage du romancier Léo Malet. Et Brindavoine, et Ici Même, et Polonius… Et tant d’autres encore…

copyright radio france

Et pour mettre fin à la saga de l’immortelle Adèle, Tardi s’est amusé à nous plonger dans un univers complètement dingue, avec une épidémie, des trottinettes anachroniques, des momies qui rajeunissent et nous parlent d’immortalité.

Et Tardi a dédicacé ce livre à Dominique Grange, sa chanteuse préférée. Et son épouse depuis une quarantaine d’années. Dominique Grange, d’ailleurs, a enregistré une chanson consacrée à Adèle Blanc-Sec… Engagée elle aussi, dans des combats de liberté, elle a été la première lectrice de ce livre-ci.

Jacques Tardi et Dominique Grange

Tardi a créé, avec cet album, une sorte de tourbillon envoûtant empli de références de toutes sortes qui font de son récit une métaphore grinçante de nos propres présents. Grinçante, mais souriante, aussi, comme si Tardi prenait un immense plaisir à faire un pied de nez au réel et à ses contraintes !

Ces références ratissent large… Tous les albums précédents d’Adèle se retrouvent dans celui-ci, mais aussi d’autres livres de Tardi comme « Le Démon des Glaces », et le tout s’ancre, dans les actualités des années 20, dans une approche iconoclaste des institutions comme l’Académie Française. Il y a des références, bien évidemment, à la guerre et aux abattoirs, à Hergé, au Covid, au vaccin, aux masques, à la langue française, ses richesses et ses abandons…

copyright casterman

Je le disais, ce livre est impossible à résumer… Il faut se laisser aller, s’y balader, se laisser entraîner dans des tas de chemins de traverse qui sont ceux de l’imagination, donc de la liberté.

Usant et abusant avec une sorte de plaisir enfantin des trucs et ficelles du roman-feuilleton, du mélo, de la ligne claire même, Tardi mélange la provocation et la folie jouissive de l’absurde et de l’improbable. Il en résulte un livre inclassable et profondément libre, dans son ton comme dans sa forme.

copyright casterman

Ce dernier Adèle Blanc-Sec est déroutant, c’est certain ! Il faut s’y promener comme un enfant se balade dans une forêt imaginaire… Il donne envie, par ses références, de se replonger dans toute la série ! Jacques Tardi réussit et réussira toujours à nous étonner ! Jusqu’à cette fin qui semble une porte ouverte vers une suite, une suite qui, pourtant, n’aura jamais lieu… Avec l’apparition d’organismes vivants (et réels, eux !) prêts à envahir le monde: les tardigrades…

Dominique Grange et Jacques Tardi: les tardigrades

Ce livre ne demande pas d’user de son sens de la logique. Comprendre, en fait, n’est en rien important quand on se trouve dans le « fictif ». On est presque dans du Bunuel totalement délirant, avec une bande son entre Malet et Céline, le tout mitonné d’un peu d’Audiard. Et il faut souligner aussi le mise en couleurs de Jean-Luc Ruault qui s’immerge totalement dans l’univers déjanté de Tardi.

Jacques et Josiane Schraûwen

Adèle Blanc-Sec : 10. Le Bébé des Buttes-Chaumont (auteur : Jacques Tardi – couleurs : Jean-Luc Ruault – éditeur : Casterman – novembre 2022 – 64 pages)

copyright castrman