64_page : #23 (le noir et blanc)

64_page : #23 (le noir et blanc)

Voilà des années que cette « revue de récits graphiques » a pris, à sa manière, le relais des « fanzines » chers aux années 70 ! En nous offrant des jeunes auteurs, d’une part, des articles de fond, également…  Et ce numéro 23 ne manque vraiment pas d’intérêt !

COPYRIGHT jADRAQUE

Le thème axial de ce numéro 23 est l’art du « noir et blanc ».

Celui de Chabouté, bien évidemment, l’auteur actuel sans doute le plus extraordinairement doué dans cette manière graphique de nous rendre compte, en même temps, d’un univers réel et des rêves qu’il peut créer au-delà des apparences.

Celui de Caniff, de Franquin, de Vivès, de Tardi, aussi, avec un article qui nous fait (re)découvrir une histoire commencée et, malheureusement, jamais terminée.

Celui de Frans Masereel, également, dont on continue à dire (de manière pas très justifiée, à mon avis) qu’il est sans doute le créateur du roman graphique.

copyright Limcela

Mais le noir et blanc, première approche fondamentale de la création graphique, c’est aussi, dans ce numéro extrêmement varié, celui d’auteurs dont on peut espérer qu’ils se fassent les « grands » de tantôt ou de demain !

Impossible de les citer tous… Mais sachez que la qualité première de cette revue est la diversité… Au travers d’un thème aussi vaste que le « noir et blanc », l’éditeur et son équipe éditoriale ont eu à cœur de nous proposer un paysage qui laisse la place à bien des styles différents !

Je vais quand même citer ici quelques-uns de mes coups de cœur.

Emilie Pondeville cauchemarde avec un sens du découpage parfaitement assumé…

Guillaume Balance use de l’absence de couleurs pour parler de ses failles…

J’aime assez l’humour bruyant de François Jadraque…

Walter Guissard nous parle du Covid et de ses masques improbables avec un trait sombre qui n’est pas sans rappeler celui de Varenne…

J’aime assez l’approche narrative de Trefilis et la tendresse noire de Limcela…

J’ai beaucoup aimé l’histoire de Sandrine Crabeels, usant du bleu et blanc avant d’éclater en couleurs…

Comme dans chaque numéro, ou presque, j’ai souri à l’humour de la Cartoons Académie…

copyright Guissard

En fait, chacun peut, dans une revue comme celle-ci, picorer à son aise, selon ses propres goûts, tout en se baladant dans des univers qu’habituellement il ne visite pas…

C’est la force d’une telle démarche éditoriale ! C’est aussi un relais essentiel pour que la bande dessinée puisse, toujours, révéler des talents nouveaux, classiques ou ruant dans les brancards, des talents-passions à respecter, envers et contre tout ! Surtout contre les seules modes de la grande édition !

Jacques et Josiane Schraûwen

64_page : #23 (deuxième semestre 2022)

P.S. : Merci, infiniment, à l’éditeur d’avoir dédié ce numéro à Josiane…. Là où elle est, si tant est que ce soit possible, je la sais sourire…

copyright pondeville

Merel – chronique quotidienne de la « rumeur »…

Merel – chronique quotidienne de la « rumeur »…

Clara Lodewick, pour sa première bande dessinée, fait preuve d’une immense maturité, tant au niveau du dessin que de la narration. Un récit au jour le jour qui rythme une existence. Un livre à ne pas rater !!!

copyright Dupuis

Un village, ou une petite ville, dans la campagne flamande. Une communauté tranquille, qui vit au jour le jour des habitudes conviviales. En quelque sorte, un endroit qui ressemble à un idéal de vie simple.

Dans ce village, Merel, une femme qui doit avoir quelque chose comme quarante printemps, qui vit seule, et dont l’existence se module autour de son élevage de canards, autour de sa passion pour le football et, surtout, pour le club local, autour des rencontres quotidiennes avec les gens de ce qui est une communauté de vie à taille humaine… Elle est aussi la correspondante locale pour un journal auquel elle collabore par plaisir. Parce que, finalement, ce qui caractérise cette femme, c’est que le plaisir est le moteur de son existence.

Mais voilà… Dans le monde qui est le nôtre, aucun microcosme ne conjugue la perfection au quotidien ! Et Merel, bonne vivante, aimant parler, plaisanter, vivre, tout bêtement, sans conventions inutiles, Merel éveille un jour, par une blague quelque peu libidineuse, des soupçons quant à ses possibles amours ! Amours adultères, bien évidemment…

Geert, joueur de foot dans ce village, serait-il proche, trop proche de Merel ?

C’est en tout cas ce que l’épouse de Geert, Suzie, pense.

Sans doute voit-elle dans cette possibilité amoureuse et triviale une excuse quant au naufrage de son couple… Un naufrage que les murs de leur demeure ont caché jusque-là, mais qui, enfin, peut se montrer en plein jour avec l’alibi de la trahison !

Et Suzie, sans vraiment se soucier de la vérité, en ne se souciant pas non plus de son fils qui se perd dans des réalités adultes qui le font souffrir, Suzie va créer la « rumeur »… Comme le chante Georges Chelon, « il n’y a rien de plus terrible que les braves gens »!

copyright Dupuis

Et voilà toute la trame de ce livre simple et démesuré tout à la fois.

On se trouve presque dans l’univers de « La fiancée du pirate ». Mais de manière inversée, en fait… Merel n’est accueillante qu’en amitié, pas en amours passagères. Par contre, elle est libre, et affiche sans complexe et avec le sourire ses réalités, ses normalités.

Et c’est là la première qualité de ce livre de Clara Lodewick, que de ne magnifier en rien la vie de tous les jours. Les gens qu’elle nous montre ou, plutôt, qu’elle nous raconte, sont des gens normaux… Ils n’ont pas de destins exceptionnels. Ils ne sont en rien iconiques. Merel est une femme mûre, ronde, libre, et les gens qui l’entourent n’ont rien d’exceptionnel eux non plus, ni physiquement, ni socialement.

Mais ce livre a bien d’autres qualités, tellement rares de nos jours, il faut oser le dire !

Clara Lodewick ne travestit rien. Elle nous montre la vie telle qu’elle est, elle se fait chroniqueuse du quotidien, et elle l’est sans user du petit bout de sa lorgnette, mais en traçant un portrait général d’une entité humaine en train de perdre son humanité.

En fait, ce n’est pas d’un quotidien qu’elle nous parle, celui de Merel, mais de plusieurs quotidiens qui s’entrecroisent et influent les uns sur les autres, et elle le fait, narrativement parlant, au travers de tranches de vie, de moments d’existence, tout simplement… Simplicité : c’est le mot clé de cette œuvre, c’est tout ce qui en fait un ouvrage à la fois tendre et cruel, toujours réel, et, soulignons-le, sans jugement aucun. A ce titre, on peut presque parler d’un livre sociologique !

Sociologique, mais sans pédanterie…

Sociologique et poétique, tant il est vrai que la première des poésies nous montre les choses telles qu’elles sont et pas telles qu’on les rêve, n’en déplaise aux romantiques de tout poil…

copyright Dupuis

Le personnage central de ce livre, c’est certes Merel… C’est aussi tous les autres habitants de son village qu’on apprend à connaître au fil des pages.

Mais c’est surtout quelque chose d’impalpable et de souverain, d’injuste et d’horrible : la RUMEUR ! Cette rumeur qui aboutit tellement souvent à l’inacceptable du harcèlement, quelle que soit la forme que ce harcèlement puisse prendre. Avec « Merel », on est loin, très loin, des réseaux sociaux ! Et ce n’est pas la moindre des qualités de Clara Lodewick que de nous rappeler que le harcèlement existe aussi en dehors de toute virtualité à la mode !

C’est dans le choix de ce personnage axial et omniprésent que le talent de Clara Lodewick s’épanouit pleinement.

Parce que ce qu’elle nous donne à voir, ce n’est pas une histoire singulière d’un personnage de hasard. C’est la triste vérité d’un monde, le nôtre, dans lequel un mot, un seul, devient mouton de Panurge et en entraîne mille autres, de plus en plus en plus obéissant à des fantasmes destructeurs.

La rumeur, c’est la jalousie. C’est la méchanceté au jour le jour. C’est le déni du passé et la mort de la mémoire. C’est la peur et c’est l’angoisse. C’est, de l’enfance à la vieillesse, qui croient contrôler, se contrôler, et qui ne peuvent plus rien gérer, l’engrenage de la bêtise humaine.

copyright Dupuis

Ce livre aurait donc pu, vous l’avez compris, être très sombre, très violent même. Il n’en est rien… Parce que les démesures qu’engendre la rumeur autour de Merel s’enfouissent aussi dans des tendresses quotidiennes sereines. Merel et une « héroïne normale », une femme, une vraie femme, qui assume ses désirs et qu’on sait belle loin des canons que nous imposent une mode de plus en plus formatée. Elle n’est ni jeune ni couverture de magazine. Elle est, dans sa belle normalité, un symbole de ce qu’est la vie : une indépendance de cœur, de corps, d’âme, de quotidiens assumés, même dans leurs souffrances et leurs horreurs.

Avec un dessin sans fioritures, avec des textes qui nous laissent entendre les accents profonds et profondément humains de la campagne flamande, Clara Lodewick rend hommage à la vie… A l‘enfance, aussi, qui, de faille en faille, peut encore réussir à changer le monde. Ce livre est une bande dessinée au graphisme d’ambiance et de dialogue, et aucun des personnages qu’on y croise n’y est qu’une silhouette.

copyright Dupuis

Livre choral, livre lumineux, livre de vies plurielles aux infinis possibles, MEREL, croyez-moi, ne pourra que vous séduire… Par son héroïne qui se bat contre l’injustice sans jamais haïr, par le regard que pose une jeune autrice sur un univers dont on sent, dont on sait qu’elle peut, elle, l’apprivoiser bien mieux qu’en grands discours toujours inutiles !

Tragédie à la Giono, cette bande dessinée nous donne à découvrir une auteure qui, sans aucun doute, a devant elle plus qu’une carrière : un besoin de partager ses regards avec les nôtres, avec les vôtres !

Jacques et Josiane Schraûwen

Merel (auteure : Clara Lodewick – éditeur : Dupuis/Les Ondes Marcinelle – août 2022 – roman graphique)

Urbex – De la bd pour adolescents ?… Pas seulement, loin s’en faut !

Urbex – De la bd pour adolescents ?… Pas seulement, loin s’en faut !

D’un côté, Vincent Dugomier, le scénariste des « Enfants de la résistance ». De l’autre côté, Clarke, un dessinateur surdoué, avec des albums aussi différents que Mélusine et Rencontres Obliques ou Akkad. Au total : une collaboration haut de gamme !

copyright Le Lombard

L’exploration urbaine, cette mode qui consiste à aller visiter des lieux créés et ensuite abandonnés par l’homme, est au centre de cette série qui compte à ce jour deux albums.

Lorsque je parle de mode, c’est très relatif… Certes, de nos jours, les shootings urbex se multiplient, tout comme les explorations de jeunes et, surtout, de moins jeunes aventuriers de l’inconnu ressemblent à de l’archéologie du contemporain.

Mais l’homme n’a-t-il pas toujours, et surtout dans son enfance, aimé les frissons que peut provoquer l’entrée pratiquement interdite dans un univers sans normes, hors de toutes les habitudes ?

Nombreux sont les livres, les contes aussi, qui nous parlent de demeures abandonnées dans lesquelles les voyageurs égarés se perdent encore plus ! Et, dans le cinéma, cette démarche est le déclencheur de bien des films d’horreur !

Et c’est bien dans ce monde-là, entre horreur et fantastique, entre quotidien et irréalité, entre cauchemar et habitudes, que nous convient Dugomier et Clarke.

Je ne vais pas tenter de vous résumer les histoires que les deux premiers volumes de cette série mettent en scène. Pour ne rien déflorer des intrigues, sans doute, mais aussi parce que, au-delà de ces intrigues, le scénario de Vincent Dugomier foisonne de thématiques variées, qui s’entremêlent sans cesse, et se font ainsi les éléments d’un tableau de groupe dont on ne possède, comme les héros de ces deux auteurs, que quelques clés…

copyright le lombard

Les héros, oui…

Alex et Julie, deux adolescents qui se révèlent, mais en ne le découvrant que peu à peu, être deux âmes indissociables. Et cette découverte commence lorsqu’ils pénètrent dans la Villa Pandora… Une villa fantôme… Une demeure qui a quelque chose à dire, donc à montrer… Une maison de laquelle s’échappent, comme en une neuve mythologie, bien des secrets, bien des souffrances, bien des fantômes… Cette villa Pandora n’existe pas, sauf pour les deux amis… Elle les a choisis, et ils ne savent pas pourquoi… Mais en y croisant des ombres humaines, des fantômes, ils acquièrent la certitude qu’ils ont, ensemble, une mission: aider ces fantômes croisés et tous porteurs de drames, les aider pour s’aider eux-mêmes, pour ne plus être prisonniers de leurs propres chairs, de leurs propres esprits, de leurs propres passés.

Je le disais, les thèmes sont nombreux, ils interagissent sans arrêt, au long d’une narration qui réussit, cependant, à ne pas être éclatée, à ne perdre aucun lecteur en cours de route.

Je dirais qu’on se trouve presque dans du policier à la Agatha Christie, mitonné d’un fantastique à la Jean Ray, et d’une once de surréalisme à la Breton, dont on sait qu’il s’est nourri des travaux de Freud.

Alex et Julien se sentent comme des détectives psys de l’Urbex. Mais ce qui n’est d’abord qu’un jeu fantastique devient très vite une quête dont on devine qu’elle est vitale, qu’elle leur est essentielle !

copyright le lombard

Dugomier est un auteur dont on sait tout l’intérêt qu’il porte à l’enfance, avec sa série phare, bien entendu, « Les enfants de la Résistance », mais aussi avec « Muriel et Boulon », série humoristique mettant en scène une amitié improbable entre une gamine et un robot… Dugomier est aussi un auteur qui aime varier les plaisirs, s’intéressant aux voitures, par exemple, ou au fantastique avec l’excellente série des « Démons d’Alexia ».

En d’autres temps, je l’imagine bien romancier dans une collection pour adolescents comme l’était la collection Signe de Piste… Et Pierre Joubert aurait été un illustrateur époustouflant pour les récits qu’il aurait pu imaginer dans le monde du scoutisme !

Mais nous sommes en 2022, et son talent, c’est de parvenir à nous parler de l’enfance, de l’adolescence, sans aucune mièvrerie, et en osant aborder des réalités terribles, comme la pédophilie, comme la naissance sous x, comme l’automutilation, comme les traitements inhumains imposés aux gueules cassées de la première guerre mondiale. Et cela, tout en nous parlant aussi de la famille et des difficultés de chaque jour à l’assumer, de l’amour, préoccupation essentielle de l’adolescence, des rapports de force dans les cours de récréation, des personnages que la société peut nous obliger à interpréter…

copyright le lombard

Urbex, bien plus loin que la seule aventure fantastique, c’est aussi un regard sur notre monde… Ce sont les âges de la vie, au travers des fantômes rencontrés, vus par les yeux de l’adolescence. C’est le refus de croire qu’on peut protéger les enfants en leur cachant la vérité. C’est montrer que des charlatans peuvent se cacher avec talent dans les habits d’experts, comme ce psychiatre qui, petit à petit, prend une place de plus en plus importante dans cette série.

Et puis, Urbex, c’est également une réflexion sur la mort, la souffrance, le désir, dans une perspective qui laisse au passé la place qui est la sienne : une vase qu’il faut parfois remuer ! Je vous le disais, il y a des tas de niveaux de lecture différents dans ces deux albums, et dans ceux à venir. C’est de la bd pour adolescents, certes, c’est aussi de la bd pour leurs parents, incontestablement !

Et Clarke participe pleinement à tout cela, par son dessin extrêmement fouillé, parfois, par un graphisme qui accentue les angles de fuite pour ajouter à l’ambiance des mouvances frissonnantes. Et que dire de son approche dessinée des visages de ses personnages, toujours expressifs, jamais caricaturaux !

Un dessin qui aime les pénombres et les contrastes, ce en quoi le travail de mise en couleurs de Mikl s’avère une parfaite réussite, lui aussi !

copyright le lombard

A la fin du deuxième épisode, les deux héros ont un but : celui de « voyager léger »… Un but dont on devine qu’il sera extrêmement difficile à atteindre ! Et quand je dis qu’on le devine, c’est grâce à un système narratif qui mêle intimement le dialogue et la voix off… Une voix off qui semble ne pas savoir elle-même de qui elle provient !

Cela nous promet des suites à ne pas rater !

Et je tiens à insister sur un fait : bien sûr, c’est une série, mais je pense que chaque album peut aussi se lire en one-shot… On y perd une partie du récit, une partie donc de la compréhension poétique de ce récit, mais on ne se perd pas dans le rythme de l’aventure… Urbex: une superbe réussite!

Jacques et Josiane Schraûwen

Urbex – Villa Pandora et Douleurs fantômes (dessin : Clarke – scénario : Vincent Dugomier – couleurs : Mikl – éditeur : Le Lombard – parution du deuxième épisode : août 2022)

copyright le lombard