On Ne Parle Pas De Ces Choses-là – Un livre important, comme une muraille dressée face à d’intolérables silences…

On Ne Parle Pas De Ces Choses-là – Un livre important, comme une muraille dressée face à d’intolérables silences…

Je l’ai déjà dit, mais je me répète… En bd comme en toute littérature, les modes provoquent bien des livres sans grand intérêt ! Mais il y a aussi, dans cette masse de propositions plus ou moins artistiques, quelques merveilles réelles. Quelques livres qui DOIVENT être lus. C’est le cas avec celui-ci !

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Nombreuses et nombreux sont les auteurs qui parlent de la sexualité humaine et de ses dérives… De ses horreurs restées tellement longtemps cachées dans des placards au fond de greniers poussiéreux. De ces destructions d’enfance que la mémoire, parfois, refuse de nommer. De nos jours, les prises de parole des « victimes », même si, parfois, elles s’avèrent judiciairement fausses, même si restent en liberté tranquille des salauds incontestables comme l’innommable Matzneff, ces prises de parole dénonciatrices sont évidemment importantes… Pour faire évoluer les regards de tout un chacun sur des réalités lourdes à reconnaître, pour changer le monde, petit à petit…

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La « mode », dont je parlais tantôt, s’attarde beaucoup sur les viols, sur les agressions sexuelles concernant des « people ». Il est toujours agréable, pour « les gens », de voir une statue se faire déboulonner ! Les prises de parole, dès lors, débouchent sur une haine qui, finalement, ne sert strictement à rien. Cela dit, on parle peu (et mal) de ce que ces agressions ont de plus répugnant, lorsqu’elles s’attaquent (il n’y a pas d’autre mot) à des enfants. Ce qui, statistiquement, a lieu le plus souvent dans le cadre familial…

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« On ne parle pas de ces choses-là », à ce titre, est un livre-choc… Un livre intelligent… Un livre auto-biographique… Un livre qui, avec une véritable pudeur, parle de l’inceste ! Autobiographique, oui, et suivant une enquête pratiquement intime qu’a effectuée Marine Courtade, la scénariste de cet album. Une enquête qui commence en mars 2020. Marine déménage, son père vient lui donner un coup de main. La vue que Marine a depuis sa nouvelle demeure est étrange : un cimetière… Et son père lui dit qu’il aimerait être enterré dans le caveau familial, auprès de son propre père. C’est à partir de cette réflexion que cette jeune femme va sentir s’ouvrir une blessure secrète… Une blessure imposée par ce grand père qui a meurtri son passé, son enfance et qui continue à la meurtrir. Pourquoi, au fil des années, ce silence autour de ce que tout le monde savait ?… Pourquoi cet « honneur de la famille » à protéger ?…

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Et Marine, à partir des souvenirs qui, cruellement, viennent la rejoindre, la retrouver, va s’en aller à la recherche journalistique de ce qu’est ce silence… Et des raisons, ou plutôt des déraisons, qui en font, pour elle et pour tant d’autres garçons et filles à travers le monde, des victimes sans visage, des victimes qui, vieillissant, occultent ces gestes obscènes que nul n’a condamnés…

Pour ce faire, Marine va, personnellement totalement engagée, user de son métier de journaliste. Elle va faire le tour, micro à la main, de tous les membres de sa famille qui savaient, qui n‘ont rien dit, et ne disant rien, ont permis que ces choses-là puissent exister !

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Ce livre, donc, nous relate cette enquête journalistique… Et chaque interview, et chaque rencontre que fait Marine l’enfouissent de mille et une manière dans ce qu’est le monde du silence, le vrai, le douloureux, le traumatisant… Un silence qui est celui de ces « témoins » immobilisés pour des raisons de toutes sortes, par des fuites adultes de leur propre enfance peut-être… C’est un livre sombre qui, à la suite de Marine, nous entraîne dans les méandres lâches et bien-pensants de l’âme humaine, de ce que sont les gens « normaux »… Je parlais de pudeur dans les mots, parfois même d’une certaine froideur, d’une certaine distance. Je peux parler aussi d’une identique pudeur dans le dessin d’Alexandra Petit. Un dessin vif, souple, comme tracé et colorisé dans l’urgence de l’immédiateté, qui réussit, en quelques traits, et au-delà des mots, à exprimer une personnalité, des sensations, des sentiments, des fuites, des manques de regrets, des impossibilités à remettre en question la « nécessité » du grand silence ! Ce dessin, à la frontière du réalisme, accompagne la douleur de Marine tout au long du livre, sa douleur, ses larmes aussi, silencieuses parfois également, ce dessin fusionne complètement avec le texte, avec le récit, avec l’histoire racontée et qui n’a rien d’imaginaire…

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Vous l’aurez compris, « On ne parle pas de ces choses-là » n’est pas un livre « facile »… Il se lit au rythme de ses propres interrogations, de ses propres souvenances. Il est aussi une œuvre mémorielle dans laquelle la victime ne fait état, à aucun moment, de haine… Ce n’est pas un livre qui juge… C’est un livre qui montre… Et qui, malgré la noirceur qui s’y étale au fil des interviews, n’est jamais totalement négatif… Et qui se termine sur un dossier sérieux, qui décrit et analyse l’inceste en France… C’est une bd qui, surtout, se termine comme en un rayon d’espoir avec ces quelques lignes… « J’ai souvent pensé la vie en noir et blanc. Soit j’aime, soit je déteste. Je considérais le silence de ma famille comme noir. Comment peut-on se taire face à un tel crime ? J’ai compris, en discutant avec chacun d’entre eux, que le silence est en fait une couleur grise. »

Jacques et Josiane Schraûwen

On Ne Parle Pas De Ces Choses-là (dessin : Alexandra Petit – scénario : Marine Courtade – éditeur : Casterman – avril 2025 – 223 pages)

Marsupilami : 34. Marsu Club

Marsupilami : 34. Marsu Club

Trente-quatre albums, déjà, pour cet animal improbable créé par Franquin et repris, sous sa houlette, par Batem… Des hauts, des bas, mais souvent un plaisir tranquille, serein, souriant au rendez-vous des aventures que cette bête (qui ne l’est point) partage avec nous !

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Nous retrouvons des personnages bien connus dans cet album : Diane Fosset, la botaniste amie du Marsupilami et de sa petite famille, Georges, et bien entendu le jeune Hector. Ils sont en ville, prêts à regagner l’Angleterre… La tristesse devrait être au rendez-vous de ces humains, mais ce n’est pas le cas… C’est une sorte d’appréhension, plutôt. Parce qu’Hector a disparu dans cette cité grouillante de passants de toutes sortes… En fait, il s’est transformé, sous l’effet de la magie du sorcier Touhtankilosé, en marsupilami et veut s’installer dans la jungle, auprès de ses amis au pelage jaune et noir…

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Seulement, cet humain devenant animal va découvrir que les codes de la vie en « communauté » ne sont pas ceux que, petit garçon, il connaît… Il devient mâle concurrent, par exemple… Tout cela résultant d’un sens du territoire que Hector n’imaginait pas du tout !

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Et donc, cet album nous raconte deux histoires parallèles… Diane et Georges qui recherchent dans une grande ville le gamin disparu, d’une part, et ce gamin transformé en marsupilami faisant l’apprentissage de la vie animale, d’autre part. Scénaristiquement, Colman fait du bon boulot, multipliant les gags, nous parlant de plein de choses très actuelles, le racisme, l’écologie (celle des vrais scientifiques, pas celle des bobos idéologues), l’entraide, l’amitié au-delà de toutes les différences. Il nous propose, de ce fait, un portrait du jaguar très différent des autres albums… Un méchant un peu con, habituellement, devenant, ici, une sorte de psy dont les marsupilamis, entre autres, vont avoir besoin pour accepter et assumer le départ de leurs amis humains…

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Reconnaissons-le, il y a dans les thématiques abordées dans ce livre quelque chose de convenu… De correspondant aux modes actuelles… Mais c’est fait gentiment, sans idéologie, justement… Et c’est fait, d’abord et avant tout, pour amuser les lecteurs ! Graphiquement, Batem reste pareil à lui-même, prenant plaisir à nous plonger dans des paysages colorés, vivants, grouillants. On reste, avec lui, dans une forme de continuité de qualité de ce que faisait Franquin, sans trahison… Le Marsupilami, qu’on se le dise, ce n’est fort heureusement pas Gaston ! Le Marsupilami est une série qui a évolué, qui ne nous montre pas du tout le même monde, la même société qu’il y a cinquante ans ! C’est une série, désormais, et surtout dans cet album-ci, qui nous parle de « l’ordre des choses » qu’il vaut mieux ne pas perturber… Qui nous parle d’amitiés improbables… De l’identité, aussi… C’est un album gentil, et qui, je trouve, s’éloigne d’un côté écolo-bobo qui était parfois pesant dans les albums précédents.

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Et il y a aussi dans ce livre de bien belles trouvailles graphiques… Comme le langage entre animaux de la jungle, qui se visualise à coups de symboles internautes, émoticons, etc. Il y a des belles trouvailles, aussi, au niveau des références scénaristiques. Comme celle se rapportant au Livre de la Jungle. Le vrai, celui, de Kipling, pas la daube de Disney !… Ou se rapportant à Merlin l’enchanteur, l’excellent film, cette fois, de Disney…

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Au total, un livre réussi, dans la lignée d’une série populaire et, ma foi, parfaitement assumée, la plupart du temps. Dans le scénario, dans le dessin, et dans la couleur de Cerise ! Avec quelques phrases qui, justement, donnent le ton à ce côté populaire de la bd : une forme non pas de morale bien-pensante, mais de lucidité poétique… Comme ces deux citations-ci… « Crois moins et ressens plus. » et « Les pierres sont immobiles parce qu’elles ne rêvent pas. » !

Et c’est vrai que le rêve peut faire bouger la vie… La tolérance… Et que le Marsupilami fait partie des bien beaux rêves dessinés !

Jacques et Josiane Schraûwen

Marsupilami : 34. Marsu Club (dessin : Batem- scénario : Colman – couleur : Cersise – éditeur : Dupuis – mars 2025 – 56 pages)

Natacha – 24. Chanson D’Avril

Natacha – 24. Chanson D’Avril

A l’heure où les projecteurs de l’actualité s’attardent sur un film inspiré par les aventures de la plus célèbre des hôtesses de l’air, Walthéry continue à s’inspirer, lui, de Sirius pour se plonger dans le passé familial de son héroïne…

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C’est en 1965, je pense, que Natacha a vu le jour dans les pages du journal « Spirou »… Une naissance due, comme me l’avait raconté François Walthéry lui-même, à une idée de Delporte qui voyait là une manière de lier connaissance avec une voisine, justement hôtesse de l’air…

Bien sûr, avant elle, il y avait eu d’autres héroïnes dans l’univers de la bande dessinée… Mais, reconnaissons-le, toujours très sages, comme Line, Belle du Ballet, etc. Cela dit, les années 60/70 furent aussi celles de l’entrée de la bd dans son âge adulte, avec des femmes dessinées bien moins sages, celles de Pichard, de Forest, de Crepax, par exemple… Mais, reconnaissons-le aussi, Natacha fut probablement la première héroïne « sexy » dans une revue de bd pour jeune public…

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Et voici donc que sort de presse le vingt-quatrième épisode de cette série à succès, qui a enthousiasmé plusieurs générations de lecteurs ! Natacha, c’est une femme à la fois très féminine et très féministe… Son ami Walter, steward, change les rôles habituels de ce genre de bd d’aventures et étant, lui, le faire-valoir de son amie. Leurs aventures aux quatre coins du monde, endiablées, souriantes, mélangent depuis 60 ans des thématiques de toutes sortes, mais toujours traitées avec un humour parfois bon enfant, parfois aussi moins policé… C’est incontestablement le cas, d’ailleurs, dans cet album-ci!

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Et dans ce volume-ci, Walthéry continue à réécrire les scénarios de Sirius, un des grands de l’âge d’or populaire de la bd… Bien sûr, les aventures de l’épervier bleu, avec Sirius, c’était du réalisme, pur et dur. La façon dont Walthéry récupère, avec un dessin non réaliste lui, les canevas des albums de Sirius, lui permet d’actualiser ces anciens scénarios tout en leur rendant hommage. Cet artifice de narration est simple : Natacha et Walter découvrent les aventures de leurs ancêtres, et le récit, dès lors, mêle présent et passé lointain. Dans ce numéro 24, on retrouve donc les grands-parents de nos deux comparses, après la guerre de 40-45, dans l’océan, à bord de l’épervier bleu. Il y a un paquebot où tout le monde a été endormi pour favoriser un vol original, il y a un court emprisonnement, il y a la poursuite des méchants, il y a un savant fou et son adjoint nazi… Et le révolver de mémé Natacha, au nom délicat…

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Je ne vais pas vous en dire plus… On sent dans cet album sans temps mort que Walthéry s’est amusé… A dessiner des scènes de combat, voire même de tueries, avec sang bien visible, et d’y saupoudrer toujours un humour efficace, parfois très noir même… Un humour qui, à certains moment, se fait parallèle de celui de Maurice Tillieux, l’extraordinaire créateur de Gil Jourdan, lui qui fut, comme Sirius, ami de Walthéry… On sent aussi, il faut le dire, qu’il n’est pas tout à fait à l’aise dans l’ambiance sf de l’histoire qu’il nous raconte, qu’il nous dessine… Mais il s’amuse, oui… A inventer, par exemple, une injure que le capitaine hergéen aurait aimée : « Cynocéphale eczémateux » ! Il s’est amusé à replonger dans un scénario « à l’ancienne », un scénario « âge d’or » de la bd, avant qu’elle devienne un art… Une histoire rocambolesque avec science-fiction, savant fou, maître du monde, tueries, sang, une histoire, en fait, très virile au départ, menée de main de maître(sse) par Natacha…

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Certes, cet album n’est pas le meilleur ni le plus passionnant… Il m’a même un tout petit peu déçu par le fait que Natacha s’y révèle infiniment moins sexy qu’avant ! Comme si l’époque actuelle et ses neuves imbéciles censures (Dany et Yann, souvenez-vous !) avaient réussi à « assagir » le trait de François Walthéry… Yves Delporte doit en rire jaune dans son au-delà !

Mais un album de Natacha, c’est toujours, quand même, un plaisir… Cela se lit d’une traite, cela se savoure, ce sont quelques dizaines de pages pleines de mouvements, pleines de cadrages qui montrent tout le talent graphique de narrateur de Walthéry…

François Walthéry… Un « vieux de la vieille » qui continue à éblouir, en se fichant pas mal des modes et en n’oubliant jamais, d’album en album, ce qu’il doit à des aînés bien trop oubliés de nos jours, il faut bien le dire !

Une rencontre avec François Walthéry, datant d’il y a quelques années

Jacques et Josiane Schraûwen

Natacha – 24. Chanson D’Avril (dessin : Walthéry, d’après un scénario de Sirius – couleur : Usagi – éditeur : Dupuis – 56 pages – mars 2025)