Caravage – L’ombre du peintre

Caravage – L’ombre du peintre

L’art, tous les arts, n’ont pas été toujours calfeutrés dans des salons, des musées, des cénacles… Villon était truand… Quant aux peintres des siècles passés, leurs aventures humaines, souvent, se vivaient dans les bas-fonds de la société, entre deux rencontres avec des mécènes fortunés…

copyright petit à petit

C’est le cas avec Michelangelo Merisi, dit Le Caravage. Né en 1571, ce peintre, qui fit de l’ombre et de la lumière les éléments essentiels de ses tableaux, est mort jeune, en 1610. Mais cette brièveté d’existence n’eut rien d’un tranquille trajet de vie, d’un chemin artistique serein. Clairs-obscurs furent ses tableaux, qui, sans doute, influencèrent les plus grands peintres qui l’ont suivi, de Rubens à Rembrandt entre autres, claire-obscure fut son existence, également. Surtout peut-être… N’est-ce pas, finalement, les aléas de la vie qui, toujours ou presque, permettent à l’art de s’exprimer en s’évadant des carcans de l’habitude et de ses normes ?

copyright petit à petit

Cette existence, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle fut mouvementée, a déjà inspiré, en bande dessinée, Manara… Ici, avec Ernesto Anderle, le ton et la construction du récit de la vie du Caravage sont très différents. Le dessin, déjà, s’éloigne volontairement de toute comparaison et, ce faisant, de tout réalisme, pour s’enfouir dans les tréfonds d’une vie dont le génie se coltinait avec la misère, la colère, le délit. L’auteur nous offre un portrait qui, nourri de la grande Histoire bien évidemment, s’enfouit beaucoup plus dans ce qu’on peut appeler la part d’ombre, donc de lumière, de cet artiste aux folies outrancières, aux provocations sans retenue.

copyright petit à petit

En contrepoint de ce récit dessiné, avec un graphisme très personnel, virevoltant, presque surréaliste parfois, aux couleurs impressionnantes, un récit orchestré en chapitres, l’éditeur (Petit à Petit) nous fait entrer plus profondément dans l’œuvre de ce peintre exceptionnel… Un peintre qui, toute sa courte vie, n’a jamais oublié son expérience dans la somptueuse Venise… Une ville dans laquelle j’ai vu, dans je ne sais quelle église, une de ses œuvres, en ressentant, avec mon épouse, une émotion rare… Mais je m’éloigne, là…

copyright petit à petit

Ce qui est intelligent, donc important, dans les livres édités par les éditions « petit à petit », c’est ce mélange voulu, dans un cadre « culturel », de la bande dessinée dans ce qu’elle peut avoir de plus moderne, et de l’Histoire, grâce à des dossiers extrêmement fouillés sans jamais être lourds. Et c’est bien le cas, ici, avec ce livre. Quatre historiens de l’art s’y attachent à relier les chapitres les uns aux autres par des références historiques, certes, par une iconographie qui permet réellement de relier le dessin « bd » à l’œuvre du Caravage, et le tout avec une fluidité de langue remarquable… Le mot « vulgarisation » perd ici tout ce côté vulgaire qu’il peut avoir dans la bouche de certains intellos fatigués !

copyright venise

J’aime beaucoup cet éditeur, capable ainsi de mêler à la réalité historique une bande dessinée aux réalités très diverses. Et ce Caravage mérite le détour, et donne l’envie, que j’ai ressentie et assouvie, d’en savoir plus sur ce peintre au génie évident, à la vie malmenée, aux œuvres dans lesquelles on ne peut que se plonger, des yeux et de l’âme…

Jacques et Josiane Schraûwen

Caravage – L’ombre du peintre (auteur : Ernesto Anderle – éditeur : petit à petit – 2024 – 221 pages)

On Ne Parle Pas De Ces Choses-là – Un livre important, comme une muraille dressée face à d’intolérables silences…

On Ne Parle Pas De Ces Choses-là – Un livre important, comme une muraille dressée face à d’intolérables silences…

Je l’ai déjà dit, mais je me répète… En bd comme en toute littérature, les modes provoquent bien des livres sans grand intérêt ! Mais il y a aussi, dans cette masse de propositions plus ou moins artistiques, quelques merveilles réelles. Quelques livres qui DOIVENT être lus. C’est le cas avec celui-ci !

copyright casterman

Nombreuses et nombreux sont les auteurs qui parlent de la sexualité humaine et de ses dérives… De ses horreurs restées tellement longtemps cachées dans des placards au fond de greniers poussiéreux. De ces destructions d’enfance que la mémoire, parfois, refuse de nommer. De nos jours, les prises de parole des « victimes », même si, parfois, elles s’avèrent judiciairement fausses, même si restent en liberté tranquille des salauds incontestables comme l’innommable Matzneff, ces prises de parole dénonciatrices sont évidemment importantes… Pour faire évoluer les regards de tout un chacun sur des réalités lourdes à reconnaître, pour changer le monde, petit à petit…

copyright casterman

La « mode », dont je parlais tantôt, s’attarde beaucoup sur les viols, sur les agressions sexuelles concernant des « people ». Il est toujours agréable, pour « les gens », de voir une statue se faire déboulonner ! Les prises de parole, dès lors, débouchent sur une haine qui, finalement, ne sert strictement à rien. Cela dit, on parle peu (et mal) de ce que ces agressions ont de plus répugnant, lorsqu’elles s’attaquent (il n’y a pas d’autre mot) à des enfants. Ce qui, statistiquement, a lieu le plus souvent dans le cadre familial…

copyright casterman

« On ne parle pas de ces choses-là », à ce titre, est un livre-choc… Un livre intelligent… Un livre auto-biographique… Un livre qui, avec une véritable pudeur, parle de l’inceste ! Autobiographique, oui, et suivant une enquête pratiquement intime qu’a effectuée Marine Courtade, la scénariste de cet album. Une enquête qui commence en mars 2020. Marine déménage, son père vient lui donner un coup de main. La vue que Marine a depuis sa nouvelle demeure est étrange : un cimetière… Et son père lui dit qu’il aimerait être enterré dans le caveau familial, auprès de son propre père. C’est à partir de cette réflexion que cette jeune femme va sentir s’ouvrir une blessure secrète… Une blessure imposée par ce grand père qui a meurtri son passé, son enfance et qui continue à la meurtrir. Pourquoi, au fil des années, ce silence autour de ce que tout le monde savait ?… Pourquoi cet « honneur de la famille » à protéger ?…

copyright casterman

Et Marine, à partir des souvenirs qui, cruellement, viennent la rejoindre, la retrouver, va s’en aller à la recherche journalistique de ce qu’est ce silence… Et des raisons, ou plutôt des déraisons, qui en font, pour elle et pour tant d’autres garçons et filles à travers le monde, des victimes sans visage, des victimes qui, vieillissant, occultent ces gestes obscènes que nul n’a condamnés…

Pour ce faire, Marine va, personnellement totalement engagée, user de son métier de journaliste. Elle va faire le tour, micro à la main, de tous les membres de sa famille qui savaient, qui n‘ont rien dit, et ne disant rien, ont permis que ces choses-là puissent exister !

copyright casterman

Ce livre, donc, nous relate cette enquête journalistique… Et chaque interview, et chaque rencontre que fait Marine l’enfouissent de mille et une manière dans ce qu’est le monde du silence, le vrai, le douloureux, le traumatisant… Un silence qui est celui de ces « témoins » immobilisés pour des raisons de toutes sortes, par des fuites adultes de leur propre enfance peut-être… C’est un livre sombre qui, à la suite de Marine, nous entraîne dans les méandres lâches et bien-pensants de l’âme humaine, de ce que sont les gens « normaux »… Je parlais de pudeur dans les mots, parfois même d’une certaine froideur, d’une certaine distance. Je peux parler aussi d’une identique pudeur dans le dessin d’Alexandra Petit. Un dessin vif, souple, comme tracé et colorisé dans l’urgence de l’immédiateté, qui réussit, en quelques traits, et au-delà des mots, à exprimer une personnalité, des sensations, des sentiments, des fuites, des manques de regrets, des impossibilités à remettre en question la « nécessité » du grand silence ! Ce dessin, à la frontière du réalisme, accompagne la douleur de Marine tout au long du livre, sa douleur, ses larmes aussi, silencieuses parfois également, ce dessin fusionne complètement avec le texte, avec le récit, avec l’histoire racontée et qui n’a rien d’imaginaire…

copyright casterman

Vous l’aurez compris, « On ne parle pas de ces choses-là » n’est pas un livre « facile »… Il se lit au rythme de ses propres interrogations, de ses propres souvenances. Il est aussi une œuvre mémorielle dans laquelle la victime ne fait état, à aucun moment, de haine… Ce n’est pas un livre qui juge… C’est un livre qui montre… Et qui, malgré la noirceur qui s’y étale au fil des interviews, n’est jamais totalement négatif… Et qui se termine sur un dossier sérieux, qui décrit et analyse l’inceste en France… C’est une bd qui, surtout, se termine comme en un rayon d’espoir avec ces quelques lignes… « J’ai souvent pensé la vie en noir et blanc. Soit j’aime, soit je déteste. Je considérais le silence de ma famille comme noir. Comment peut-on se taire face à un tel crime ? J’ai compris, en discutant avec chacun d’entre eux, que le silence est en fait une couleur grise. »

Jacques et Josiane Schraûwen

On Ne Parle Pas De Ces Choses-là (dessin : Alexandra Petit – scénario : Marine Courtade – éditeur : Casterman – avril 2025 – 223 pages)

Marsupilami : 34. Marsu Club

Marsupilami : 34. Marsu Club

Trente-quatre albums, déjà, pour cet animal improbable créé par Franquin et repris, sous sa houlette, par Batem… Des hauts, des bas, mais souvent un plaisir tranquille, serein, souriant au rendez-vous des aventures que cette bête (qui ne l’est point) partage avec nous !

copyright dupuis

Nous retrouvons des personnages bien connus dans cet album : Diane Fosset, la botaniste amie du Marsupilami et de sa petite famille, Georges, et bien entendu le jeune Hector. Ils sont en ville, prêts à regagner l’Angleterre… La tristesse devrait être au rendez-vous de ces humains, mais ce n’est pas le cas… C’est une sorte d’appréhension, plutôt. Parce qu’Hector a disparu dans cette cité grouillante de passants de toutes sortes… En fait, il s’est transformé, sous l’effet de la magie du sorcier Touhtankilosé, en marsupilami et veut s’installer dans la jungle, auprès de ses amis au pelage jaune et noir…

copyright dupuis

Seulement, cet humain devenant animal va découvrir que les codes de la vie en « communauté » ne sont pas ceux que, petit garçon, il connaît… Il devient mâle concurrent, par exemple… Tout cela résultant d’un sens du territoire que Hector n’imaginait pas du tout !

copyright dupuis

Et donc, cet album nous raconte deux histoires parallèles… Diane et Georges qui recherchent dans une grande ville le gamin disparu, d’une part, et ce gamin transformé en marsupilami faisant l’apprentissage de la vie animale, d’autre part. Scénaristiquement, Colman fait du bon boulot, multipliant les gags, nous parlant de plein de choses très actuelles, le racisme, l’écologie (celle des vrais scientifiques, pas celle des bobos idéologues), l’entraide, l’amitié au-delà de toutes les différences. Il nous propose, de ce fait, un portrait du jaguar très différent des autres albums… Un méchant un peu con, habituellement, devenant, ici, une sorte de psy dont les marsupilamis, entre autres, vont avoir besoin pour accepter et assumer le départ de leurs amis humains…

copyright dupuis

Reconnaissons-le, il y a dans les thématiques abordées dans ce livre quelque chose de convenu… De correspondant aux modes actuelles… Mais c’est fait gentiment, sans idéologie, justement… Et c’est fait, d’abord et avant tout, pour amuser les lecteurs ! Graphiquement, Batem reste pareil à lui-même, prenant plaisir à nous plonger dans des paysages colorés, vivants, grouillants. On reste, avec lui, dans une forme de continuité de qualité de ce que faisait Franquin, sans trahison… Le Marsupilami, qu’on se le dise, ce n’est fort heureusement pas Gaston ! Le Marsupilami est une série qui a évolué, qui ne nous montre pas du tout le même monde, la même société qu’il y a cinquante ans ! C’est une série, désormais, et surtout dans cet album-ci, qui nous parle de « l’ordre des choses » qu’il vaut mieux ne pas perturber… Qui nous parle d’amitiés improbables… De l’identité, aussi… C’est un album gentil, et qui, je trouve, s’éloigne d’un côté écolo-bobo qui était parfois pesant dans les albums précédents.

copyright dupuis

Et il y a aussi dans ce livre de bien belles trouvailles graphiques… Comme le langage entre animaux de la jungle, qui se visualise à coups de symboles internautes, émoticons, etc. Il y a des belles trouvailles, aussi, au niveau des références scénaristiques. Comme celle se rapportant au Livre de la Jungle. Le vrai, celui, de Kipling, pas la daube de Disney !… Ou se rapportant à Merlin l’enchanteur, l’excellent film, cette fois, de Disney…

copyright dupuis

Au total, un livre réussi, dans la lignée d’une série populaire et, ma foi, parfaitement assumée, la plupart du temps. Dans le scénario, dans le dessin, et dans la couleur de Cerise ! Avec quelques phrases qui, justement, donnent le ton à ce côté populaire de la bd : une forme non pas de morale bien-pensante, mais de lucidité poétique… Comme ces deux citations-ci… « Crois moins et ressens plus. » et « Les pierres sont immobiles parce qu’elles ne rêvent pas. » !

Et c’est vrai que le rêve peut faire bouger la vie… La tolérance… Et que le Marsupilami fait partie des bien beaux rêves dessinés !

Jacques et Josiane Schraûwen

Marsupilami : 34. Marsu Club (dessin : Batem- scénario : Colman – couleur : Cersise – éditeur : Dupuis – mars 2025 – 56 pages)