Musée – Les regards de Chabouté dans le Musée d’Orsay

Musée – Les regards de Chabouté dans le Musée d’Orsay

Je sacrifie encore aujourd’hui, ici, à mon plaisir de réveiller des œuvres parues il y a déjà quelque temps. Pourquoi ?… Parce que j’ai la certitude qu’un livre peut mériter bien plus que l’intérêt d’une seule saison littéraire ! Surtout quand ce livre est l’œuvre d’un artiste exceptionnel !

copyright vents d’ouest

Et Chabouté est un auteur essentiel dans l’univers du neuvième art, il est, je pense, un des meilleurs dessinateurs de sa génération, probablement même le meilleur. D’autres que moi (et je pense à Thierry Bellefroid) l’ont déjà dit, d’autres que moi ont mis depuis des années en évidence son sens de la lumière, son travail de conteur en images, la puissance de ses contrastes entre noir et blanc. Je voudrais, moi, simplement, parler de son regard… De SES regards pluriels sur le monde qui l’entoure sans jamais l’enfermer.

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De nos jours, on voit bien plus qu’on regarde… Cartier-Bresson (je crois que c’est lui) disait que la technique photographique n’était là qu’en petit complément de l’œil du photographe, seul capable de saisir un instant et de l’immortaliser. Dans l’art de Chabouté, on se situe dans la même démarche, sur le même chemin. Quels que soient les thèmes qu’il a abordés pendant sa carrière, même avec Landru ou Moby Dick, ce sont les détails des existences dessinées qu’il aime mettre en évidence, même et souvent sans insister. Chabouté ne prend pas ses lecteurs par la main, il les agrippe par les yeux… Il en fait, ainsi, les complices de sa propre vision.

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De la même manière, Chabouté n’aime les mots que lorsqu’ils servent à dire ce que sont ceux qui les prononcent. C’est la raison pour laquelle les dialogues sont extrêmement rares dans ses livres. Ils ne ponctuent ni n’expliquent rien, ils sont là, toujours, parce que vivre, c’est aussi communiquer, même pour ne le faire qu’au travers de phrases toutes faites, de ces phrases de pauvres gens, en quelque sorte, dont Ferré parle dans sa chanson « Avec le temps ».

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N’est-ce pas, d’ailleurs, la véritable trame de l’œuvre de Chabouté que de nous raconter le temps qui passe ? De le faire en dessins, en noirs et blancs puissants, en pages/planches qui laissent le silence s’installer entre les cases, en découpages qui, pour mathématiques qu’ils puissent avoir l’air, construisent une géométrie improbable de la poésie ?… Et c’est cette poésie, celle du quotidien, mais également celle de l’Art avec un A majuscule, qui se déroule dans cet album-ci…

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Un album qui nous emmène dans un des musées français les plus importants, celui d’Orsay. Un lieu dont les architectures créent sans cesse des perspectives changeantes. Des visiteurs s’y baladent, curieux ou simples badauds, intéressés ou supportant tant bien que mal leur ennui. Ces visiteurs, hommes, femmes, enfants, guides, surveillants même, s’arrêtent pour s’approcher plus près d’une toile, d’une sculpture. Ce sont, dès lors, leurs regards que Chabouté nous montre, des regards qui, étrangement, nous regardent nous-mêmes comme si nous étions, lecteurs, le tableau qu’il admirent, ou pas, qu’ils aiment, ou pas. Et à travers ces regards, à travers aussi les bribes de conversations que Chabouté retranscrit au hasard du temps qui passe, c’est une image de notre société qui nous est offerte, une image qui n’a rien d’extraordinaire, rien d’ordinaire non plus, une image comme un puzzle à éternellement recommencer.

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Il y a l’intellectuel qui parle de l’eurythmie de la pluralité chromatique, il y a cette dame qui parle de calme et de sérénité, il  a ces deux ménagères qui, devant une toile de Manet, parlent de leur manière de cuire les asperges, il y a une petite fille qui raconte les tableaux à son grand-père aveugle, et puis il y a des dizaines de regards qui s’approchent de très près de nous, donc d’un tableau qu’ils sont seuls à voir, et dans ces regards-là, tout se dessine entre le sourire, la tendresse, l’admiration, le dégoût, la fuite, face à un tableau qu’on finira, vous et moi, par découvrir aussi…

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Et puis, il y a la nuit dans le musée… Les statues qui prennent vie, se croisent, nouent des relations, il y a les tableaux, les « plats » qui ne peuvent bouger que si les sculptures les aident à le faire, mais qui parlent entre eux… Ils parlent de tous ces gens qu’ils ont vu passer, presque défiler, au long de la journée. Une femme peinte regarde par la fenêtre, chaque soir, un homme dans la rue promener son chien… Elle le regarde, et c’est à travers ce passant et son animal de compagnie qu’on ressent la fuite des jours, la fuite des heures, la fuite de toute existence… Je ne sais pas si c’est voulu, mais cette silhouette tenant son chien en laisse, et l’accompagnant jusqu’à ses derniers moments, m’a fait penser à un autre dessinateur de bande dessinée, génial lui aussi… Peut-être s’agit-il, pour Chabouté, de faire un clin d’œil à Schuiten, je ne sais pas, mais ce personnage se révèle être le pivot entre la magie de la nuit qui rend l’art réellement vivant, et la grisaille de la journée et de ses longues habitudes, seules capable d’engendrer l’Amour, l’émotion, au-delà de toutes les apparences.

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Je suis incapable de définir ce qu’est la poésie… Une manière, peut-être, de dénuder toutes les émotions de l’âme… Mais ce dont je suis certain, c’est que ce « Musée » est une ode poétique et presque immobile, même si elle est habitée par des mouvements sans fin, une ode à la vie qui se fait existence, parfois, de manière voulue ou impromptue. Ce livre date d’il y a deux ans, je sais… Mais il est un de ces vrais chefs d’œuvre qui font de la bande dessinée un art que l’on dit neuvième, et qui se nourrit de tous les autres…

Jacques et Josiane Schraûwen

Musée (auteur : Chabouté – éditeur : Vents D’Ouest – avril 2023 – 190 pages)

Attila (Les maîtres de guerre)

Attila (Les maîtres de guerre)

Les bandes dessinées « historiques » soufflent souvent, dans le monde du neuvième art, le chaud et le froid… Certains scénaristes, même à la mode, font parfois du n’importe quoi ! Avec cet album-ci, il n’en est rien…

copyright delcourt

Non, je ne citerai pas ces scénaristes qui, avec l’alibi de la liberté de l’imagination, oublient la vérité historique élémentaire ! Mais il y en a, croyez-moi!… Et ce n’est pas le cas avec « Attila ». Mais n’allez cependant pas croire qu’on se trouve en présence d’un livre lourd, intello, fouillé, barbant en un mot ! (oui, il y a aussi des albums de ce genre en bd, tristement…) Jean-Pierre Pécau, le scénariste, fut prof d’histoire… Il fut aussi actif dans les jeux de rôle, dans les bd d’héroïc fantasy. Et avec ce livre-ci, il nous offre un récit à la fois fidèle à la grande histoire et puissamment « aventurier » dans son élaboration.

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Vous l’aurez compris, ce livre n’est pas une longue fresque biographique. Certes, on y raconte une partie de la vie d’Attila entre sa prise de pouvoir sur les Huns et leurs alliés, et sa mort sans doute assassiné et trahi… Et ce récit, concis, avec des raccourcis qui permettent de resserrer l’histoire sur son aspect visuel, guerrier, violent, spectaculaire, ce récit ne trahit rien de l’Histoire avec un H majuscule. Il nous montre ainsi une époque historique précise, celle de la décadence des deux empires romains, le byzantin et l’italien, celle, également, d’une forme de combat pratiquement idéologique, même inconsciemment, entre les peuples nomades et la civilisation sédentaire s’étendant au détriment des cultures plus dénaturées qu’assimilées…

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Dans la lignée des grandes bd historiques de ces dernières années (Murena, par exemple), ce « Attila », un one-shot lui, allie scénaristiquement parlant le sérieux de l’approche globale du récit et une passion presque cinématographique de la visualisation de ce récit. Dragan Paunovic a, graphiquement, un sens de la démesure absolument époustouflant… L’Histoire est d’une violence et d’une barbarie extrêmes, et le dessin de Paunovic ne cherche pas à estomper ces réalités quotidiennes d’une époque qu’il est grand temps, sans doute, d’arrêter de « magnifier » ! Je me dois de souligner l’apport tout aussi brutal et violent de la couleur, apport dû à Bertrand Denoulet, qui ne cherche nullement à cacher les horreurs de la guerre, des tueries, des luttes pour d’imbéciles pouvoirs… Là où les dessins passent des grandes scènes épiques à des cadrages plus intimes, la couleur de Denoulet reste, de par ses rouges puissants, rouge-sang, rouges ardents, le lien presque narratif de l’album…

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Je dois souligner aussi le petit dossier historique qui clôture l’album et permet encore mieux de comprendre cette époque lointaine qui ne fut, pour la plupart d’entre nous, que petite matière scolaire.

Ce livre est une fresque rapide, vive, puissante… L’image de ce que la guerre a toujours eu de répugnant. Attila fut maître de guerre, sans aucun doute… D’autres que lui ont, dans ce domaine, une sorte de sanctification qui fait oublier qu’ils ont été les auteurs de tueries absolument répugnantes (oui, je pense à Napoléon, entre autres).

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Et j’aime cet album-ci, parce qu’il montre, simplement, sans fioritures, mais avec un vrai talent à la fois de conteur et de dessinateur, la réalité, au-delà de toutes les politiques toujours innommables, de ce qu’est la guerre : une tuerie, rien de plus ! Et, de nos jours, je pense qu’il devient de plus en plus important de le dire et de le répéter !

Jacques et Josiane Schraûwen

Attila (Les maîtres de guerre) (dessin : Paunovic – scénario : Pecau – couleur : Denoulet – éditeur : Delcourt – août 2025 – 62 pages)

Jérôme K. Jérôme Bloche : 29. Perpétuité

Jérôme K. Jérôme Bloche : 29. Perpétuité

29 volumes, déjà, dans cette série qui continue à mêler, avec talent, enquêtes policières sans envergure mais importantes, sentiments amoureux à avouer, quotidien d’une rue normale dans une ville normale…

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Je parlerai ici, certainement, de quelques-unes des nouveautés de cette « rentrée ». Certainement également, j’aurai plaisir à rencontrer quelques auteurs, passionnés et passionnants…

Mais je ne sacrifie pas à cette mode à la fois médiatique et éditoriale, vieille de bien des années pourtant, qui tend à retirer des articles comme des étalages tout ce qui n’est pas « nouveauté » ! En bd encore plus qu’ailleurs, peut-être même !

Je me demande toujours, quand j’entre dans une libraire spécialisée en neuvième art, pourquoi un mur n’est-il pas consacré à des livres, sortis il y a bien des mois, et que le libraire considère comme importants, essentiels, à partager… A découvrir, donc…

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Vous l’aurez compris, je vais aujourd’hui, chroniquer un livre paru il y a pratiquement un an. Eh oui, je l’avoue, j’aime aussi laisser traîner quelques lectures, attendre que l’envie prenne le pas sur le quotidien, pour les feuilleter, les lire, les dévorer parfois… Les oublier aussi, quelquefois, il faut bien le dire ! Avec Dodier, le plaisir, je le sais, est toujours au rendez-vous… Plaisir de se plonger dans des intrigues bien agencées, dans lesquels les détails participent pleinement à l’action (ou au manque d’action), plaisir de sourire aux errances presque poétiques d’un héros qui n’en sera jamais un…

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Dans ce 29ème opus, de quoi nous parle Dodier ? Dans quelle enquête tarabiscotée a-t-il jeté son personnage ? On nous parle d’un doudou perdu par une petite fille… D’un tonton un peu paumé qui disparaît aussi… D’une prof de piano qui cache un secret… D’un homme captif dans une cave… Et d’un Jérôme fatigué qui ne rêve que de se reposer ! Le talent de Dodier a toujours été, dans cette série, de ne parler finalement que de plusieurs réalités plausibles se mêlant en un récit qui coule, limpide, en mots comme en dessin.

Cela dit, à la lecture de cette aventure-ci, on peut avoir l’impression d’un album un peu plus faible que les autres, comme si cette série semblait rechercher un second souffle. C’est, en tout cas ce que je me suis dit, avant de me poser une question : pourquoi ce titre, « perpétuité » ?…

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Et ce mot résume, à sa manière, tous les sentiments qui se croisent dans ce livre… Un peu comme pour dire que nous sommes toutes et tous, personnages de fiction ou lecteurs réels, soumis à de multiples perpétuités… Le prisonnier dans sa cave ne se souvient de rien, sinon de cette étrange condamnation qu’il subit… Le tonton a perdu la tête et ses remords envahissent tous ses présents… Le doudou symbolise toutes les enfances qu’il nous reste à vivre… Il y a l’Amour, ses hauts, ses bas, ses distractions, mais sa continuité pour que la vie reste vivable… Je dirais presque que même la fatigue de Jérôme correspond sans doute aussi à celle d’un auteur qui, créant un univers, s’y retrouve sans cesse plongé d’album en album, comme se jetant, avec Cocteau, dans un miroir aux liquides accueils…

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C’est peut-être par cela que cette série continue à me plaire, à m’envoûter même… Bien sûr, il y a le côté polar à l’américaine détourné par l’humour… Mais il y a surtout le talent de Dodier d’avoir inventé, en 29 albums, un véritable univers complètement réaliste, avec des tas et des tas de personnages qui, d’aventure en aventure, reviennent sur le devant de la scène, se révèlent et se dévoilent un peu plus… Le prêtre… Les voisins, les voisines, l’épicier… C’est dans un monde fourmillant de vérité qu’évolue Jérôme K. Jérôme, et la magie opère dans chaque nouvel opus : ce personnage de fiction, on l’a déjà rencontré… Et il y a en chaque autre personnage un peu de nous, et beaucoup des quotidiens qui nous entourent… Cette série mêle ainsi, en dessins et en textes, les humanismes tranquilles qui font qu’une existence est vivable et souriante…

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Vive Jérôme K. Jérôme, ses références, ses faiblesses, ses fatigues, ses regrets et ses sommeils ! Dodier en a fait, au fil des années, plus qu’un héros de papier, un compagnon que ses lecteurs sont toujours heureux de retrouver… Un ami, oui !!!

Jacques et Josiane Schraûwen

Jérôme K. Jérôme Bloche : 29. Perpétuité (auteur : Dodier – couleurs : Cerise – éditeur : Dupuis – octobre 2024 – 53 pages)