Tout le monde a déjà parlé de ce livre, je le sais bien… Et, en outre, vous savez le peu d’importance que j’attache aux récompenses de toutes sortes. Mais ici, avec cet album, les jurés du prix Rossel ne se sont pas trompés : attention, chef d’œuvre du neuvième art !
Depuis les débuts de Romain Renard, j’ai eu à cœur de souligner ses immenses qualités… Depuis toujours, je n’ai jamais caché la passion que j’avais et que j’ai toujours pour un autre dessinateur, Hermann… Et ici, dans un chef d’œuvre total, ces deux univers se mélangent… Je ne peux donc qu’en dire tout le bien que j’en pense !
Même si, sur le site du Lombard, on parle d’un western, tout comme on parle aussi d’un roman graphique, avec cet album exceptionnel, véritablement exceptionnel, on se trouve dans un autre univers. L’univers d’un auteur complet, d’un scénariste, d’un dessinateur, d’un musicien, d’un artiste n’ayant pas peur de montrer ses admirations. On se trouve en présence d’un album de bd, simplement, dans lequel le thème du western n’est, finalement, qu’un simple rapport avec le passé. La thématique de ce livre est universelle, elle parle de la fuite du temps, de la mort inexorable, de l’amour, de la haine, de la mémoire et de ses fidélités. Ce livre nous parle de nos propres angoisses à toutes et à tous.
Remettons le récit que nous offre Roman Renard dans son contexte… « Comanche », c’est une série western qui a vu le jour dans les années 70, sous la plume de Greg et le pinceau d’Hermann. Une série western qui s’éloignait de tout ce qui, dans ce domaine, existait déjà, de Blueberry à Jerry Spring. Pendant plus de 20 albums, si ma mémoire ne me trahit pas, on a pu suivre un vrai récit adulte, dans un ranch tenu par une femme, la belle Comanche, un récit d’aventures, bien évidemment, mais aussi un récit qui abordait de front le thème du racisme. Une bande dessinée qui mettait en avant quatre personnages dont on n’imaginait pas, jusque-là, qu’ils puissent être les héros d’une série à succès : une femme, un cow-boy iconique, un Noir, un Indien…
Et dans cet album, on retrouve Red Dust, le cow-boy créé par Hermann, des années plus tard, en un début de vingtième siècle dans lequel il se sent ne plus exister. Un homme âgé qui, ours tapi dans sa tanière, attend la mort… Un homme qui a changé de nom, aussi, comme s’il avait voulu tout effacer de son passé… Un homme dont l’existence, il le sait, n’a rien eu d’héroïque et ne mérite pas que quiconque puisse s’y intéresser.
Et voici qu’arrive une jeune femme enceinte, Vivienne, une bibliothécaire qui fait un travail sur la réalité au-delà des légendes, du « far-west ». Et elle annonce à Red Dust que, dans ses recherches, elle avait voulu retrouver les membres de ce ranch oublié, le Triple Six, mais que Comanche, sa belle propriétaire, ne répondait à aucun message.
Red Dust, aux profondeurs de sa vieillesse, n’a jamais oublié cette époque lointaine de son existence… Il ne la magnifie pas, loin s’en faut, mais il ne la renie nullement… Et ce qu’il ne renie pas non plus, c’est le mot « fidélité », surtout à l’égard de Comanche, cette femme qu’il a fuie, pour ne pas, sans doute, lui avouer son amour… Et cet homme bourru, carré, aux cheveux blancs, à la moustache presque conquérante, va accompagner cette jeune femme inconnue jusqu’au ranch de sa jeunesse, traversant plusieurs états, ne reconnaissant rien, sauf les paysages peut-être, de ses vingt ans… Et même s’il est en route vers cette jeunesse qui fut sienne, il est surtout en quête de lui-même… Comme s’il avait besoin, hanté par des fantômes, de conclure sa vie par des retrouvailles avec ce qu’elle aurait pu être…
Il y a dans ce livre bien des chemins ouverts par Romain Renard. Un auteur qui crée une bande-son pour ce qui est une longue balade dans un monde qui se meurt, avec des « héros » qui n’y sont déjà presque plus vivants. Une musique profonde… De cette country ayant un jour ouvert ses rythmes à la révolte… Dylan, Pete Seeger, Cohen, et bien d’autres, choisis par Romain Renard ou par nos souvenances musicales de lecteurs, accompagnent ainsi la longue marche de Red Dust vers son ultime destin.
Le dessin de Romain Renard devient ainsi une partition qui mêle l’image, le son, le rêve, la réalité, l’espérance et le désespoir. L’amour et la mort, également, et l’amitié et la haine, toutes des réalités qui dépassent le temps de vivre…
C’est un livre envoûtant… C’est un livre qui, graphiquement, atteint des niveaux de narration et de beauté jamais égalés jusqu’ici. C’est un livre dans lequel souffle le vent du désert, dans lequel, sans avoir l’air d’y toucher, son auteur touche à l’infini, à l’éternité, à la nécessité d’ouvrir les yeux… C’est un livre qui, au travers de petites touches, de petits récits vécus le long de la route, dessine en effet les pourtours d’une société malade, déjà, d’elle-même…
Et puis, et j’allais dire surtout, c’est un livre qui, à sa façon, rend hommage à l’immense Hermann, lui qui a hissé la bande dessinée réaliste en des sommets de qualité que d’aucuns, de nos jours, osent critiquer… Hermann est présent partout dans cet album. Parce que Red Dust, sans doute, lui ressemble, physiquement sans doute, mais moralement aussi… Red Dust, qui donne à un bébé le nom de son père, qu’il semble à peine murmurer : Hermann… Comme pour nous dire, les yeux dans les yeux, que rien jamais ne se termine, et que la mémoire, bien plus qu’un hommage, est ce qui sous-tend cet album de bande dessinée qu’il ne faut, à aucun prix, rater !
Jacques et Josiane Schraûwen
Revoir Comanche (auteur : Romain Renard – éditeur : Le Lombard – octobre 2024 – 150 pages)