Les Voyages D’Ulysse

Les Voyages D’Ulysse

La bande dessinée a ses chefs d’œuvre… En voici un, graphique et littéraire, rythmé par trois auteurs qui suivent, chacun à sa manière, les traces de celui qui fut peut-être l’inventeur du roman d’aventures, Homère…

D’une part, il y a Jules Toulet, un peintre sans gloire, qui recherche la femme qu’il a aimée. D’autre part, il y a la capitaine d’un bateau au nom plus que symbolique, l’Odysseus, la belle Salomé, à la recherche, elle d’un peintre au nom de Ammôn Kasacz.

En cette fin de dix-neuvième siècle, ces deux destins vont se croiser, se rencontrer, se confondre même, le temps d’une aventure vécue sur mer et sur terre, dans l’univers de la réalité la plus sordide et de l’art le plus flamboyant. Une aventure dont la trame se révèle être celle du légendaire Ulysse et ses quêtes… Une aventure au cours de laquelle vont se mêler d’autres destins, d’autres destinées, faites de rencontres ou de souvenances partagées.

Emmanuel Lepage a déjà à son actif quelques livres essentiels dans l’évolution de la bande dessinée :  » Muchacho « , bien entendu, mais aussi  » Printemps à Tchernobyl « , envoûtant reportage dessiné, ou encore  » La Lune est Blanche « , relatant une mission scientifique en Antarctique.

Parti d’un univers bd nourri de tradition, le parcours d’Emmanuel Lepage s’est vite orienté vers un nouveau style narratif. Sa manière de raconter des histoires, de s’y enfouir, est proche sans cesse de la réflexion à la fois sur notre monde, sur sa propre existence d’auteur, sur la nécessité de l’art, et sur l’Humain à garder, avec force, au centre de tout propos littéraire ou graphique.

Emmanuel Lepage, c’est aussi un dessinateur époustouflant de beauté, même dans la représentation de l’horreur, un auteur de bd, certes, mais qui pratique, dans chaque planche, une espèce de construction qu’on pourrait qualifier d’illustrative. Et là, il se révèle dans la continuité de Pierre Joubert, de René Follet, de tous ces dessinateurs qui, en leur temps, ont choisi de se mettre au service d’œuvres littéraires de toutes sortes.

Et dans ce livre-ci, riche de quelque 270 pages, il se retrouve, à sa manière, sur les chemins de ses prédécesseurs, puisque c’est dans l’œuvre d’Homère, sans cesse en filigrane, qu’il se plonge.

Avec l’aide de Sophie Michel, il offre un cadre superbe aux mots d’Homère, mais aussi à ceux de ses personnages qui, tous, ressemblent aux trois auteurs de ce livre. Et dont quelques phrases méritent d’être dites et redites…

 » Tout ce qui est donné est suffisant.  »

 » Apprendre le silence.  »

 » La création n’est que solitude aride.  »

C’est l’art, dans le sens le plus large possible du terme, qui est finalement le pivot de cet album. Et la phrase qui est mise dans la bouche de Salomé pourrait être mise en exergue dès la couverture :  » Il nous révélait les couleurs et nous portions un autre regard sur ce qui nous entourait « .

 

Et à travers cet art, cette peinture, Emmanuel Lepage a voulu rendre hommage à un dessinateur humble, dont le talent, pourtant, est un des plus importants qui soient dans l’histoire du neuvième art. C’est Réné Follet qui signe toutes les œuvres, esquisses, dessins, tableaux, du peintre que Salomé recherche dans ces  » Voyages d’Ulysse « . Il en résulte un face à face pictural absolument étonnant, un face à face dans lequel chacun des deux auteurs, Jules/Lepage et Ammôn/Follet font assaut de prouesse et d’inventivité, non pas pour éblouir gratuitement, mais pour accompagner un récit qui emmène ses héros et ses lecteurs sur les mers déchaînées de l’amour, du non-conformisme, de la quête initiatique, de la  » différence « . Ces  » Voyages d’Ulysse  » tout en symbolisme de mots et de lieux, nous parlent ainsi de départ et de retour, d’enfance, de mort, de cruauté, de destins qui, pour confondus qu’ils puissent apparaître, sont de toute façon, condamnés à se séparer.

Ces Voyages sont ceux de l’art, oui, de la pudeur, même quand il s’agit de décrire la passion amoureuse entre deux femmes ou l’innommable d’un bordel, et ils nous disent que l’homme ne peut être lui-même qu’en trouvant sa propre divinité, que cette dernière ne peut exister qu’à travers l’art, et que sans muse, sans modèle, sans relation amoureuse, donc, aucun acte artistique n’est possible.

Féminisme, homosexualité, littérature, peinture, la mer en berceau de toute aventure, l’importance de l’écrit, les dialogues entre mille passés et mille présents, la mémoire et l’oubli, le décès et la rupture : les thèmes abordés dans ce livre sont nombreux, et pourtant la lecture de cet album n’est jamais pesante, que du contraire !

Je parlais, en début de chronique, d’un chef-d’œuvre, et croyez-moi, c’est vraiment le cas ! Emmanuel Lepage, à lui seul, est déjà un auteur au talent absolument exceptionnel. Mais avec le sens littéraire de Sophie Michel et de Sophie Michel, et avec le jeu de miroir que lui tend Follet, il parvient à créer un livre dans lequel la création, justement, est la seule échappatoire dans un univers aux impitoyables dérives.

Paru il y a quelques mois déjà, ces  » Voyages d’Ulysse  » se doivent, véritablement, de se trouver dans toutes les bibliothèques des amoureux du neuvième art !

 

Jacques Schraûwen

Les Voyages D’Ulysse (dessin : Emmanuel Lepage et René Follet – scénario : Sophie Michel – éditeur : Daniel Maghen)

Le Projet Bleiberg : 1 / Les Fantômes Du Passé

Le Projet Bleiberg : 1 / Les Fantômes Du Passé

Au départ, il y a l’œuvre littéraire de David Khara. A l’arrivée, il y a le premier volume d’une série qui se plonge dans un passé terrorisant pour mieux parler, peut-être, de notre présent…

Auteur de romans policiers au sens large du terme, de thrillers, David Khara écrit d’une manière souple et efficace. Son nom est déjà apparu dans l’univers de la bande dessinée, lors de l’adaptation des  » Vestiges de l’aube « . Avec ce  » Projet Bleiberg « , on reprend les mêmes, et on se lance dans une nouvelle aventure d’adaptation d’un roman passionnant.

Il y a, dans ce livre, deux héros…. Eytan Morg, d’une part, un tueur mystérieux… Et d’autre part, Jeremy Corbin. Un jeune homme d’une trentaine d’années, riche, mais qui ne réussit pas à oublier le bébé qu’il a tué, il y a six mois, dans un accident de voiture dont il était responsable. Enfoui dans l’univers de l’alcool, il en ressort, péniblement, pour apprendre d’abord la mort de son père, qu’il n’a plus vu depuis des années et, ensuite, la mort de sa mère, empoisonnée. Une mère qui lui laisse en héritage une clé ornée d’une croix gammée.

A partir de là, à partir de ces deux personnages centraux et de tous ceux qui les entourent, se construit une intrigue qui va plonger ses racines dans un passé qui laisse des traces profondes dans le présent, et dans le projet de ce Bleiberg, scientifique voulant créer un héros nazi Nietzschéen, un super-homme, un super-combattant.

Ce premier album sert à poser le récit, et il le fait en installant, petit à petit, une ambiance lourde, glauque, violente, avec un rythme qui s’accélère selon une progression qu’on sent inéluctable. Il y a là un travail de scénarisation, dû à Le Tendre, absolument remarquable, un travail d’adaptation pour lequel ce scénariste aguerri a eu véritablement carte blanche.

David Khara: carte blanche aux auteurs

Même si Jeremy Corbin est le pivot de cette série qui commence, personnage d’abord falot, trader appartenant à un monde où l’argent est la seule référence, la présence qui plane vraiment sur cet album, et sur ceux qui vont suivre, on le sait, on le sent, c’est Eytan.

Le découpage, d’ailleurs, est fait pour qu’apparaisse par bribes le passé de cet anti-héros particulièrement efficace dans une violence qui a l’air gratuite. Mais Eytan n’est pas le méchant de service, malgré ce qu’on peut en croire dès la page 9… Il est encore l’enfant meurtri qu’il a été, il y a bien longtemps. Il est surtout quelqu’un qui, de par les horreurs qu’il a vécues, par l’objet humain qu’il fut aux mains d’être innommables, ne peut pas accepter que le monde replonge dans ses horreurs, que la bête immonde, en quelque sorte, renaisse de ses cendres.

Et c’est par là que cet album devient vraiment intéressant, ancré dans notre quotidien politico-social. Eytan est un résistant qui ne renie rien de son enfance, et la fable de cette série nous parle, aussi, de nous !

David Khara: le personnage d’Eytan

 

Un excellent roman, donc, d’abord. Un scénario tout aussi bon, ensuite. Et le tout devenant une bande dessinée sans temps mort grâce au talent du dessinateur et coloriste Frédéric Peynet. Le dessin est évidemment réaliste, et il ne pouvait en être autrement pour aborder un tel sujet que la résurrection d’une forme de nazisme.

Peynet aime, sur une même planche, varier les perspectives, les angles de vue, et le résultat en est souvent étonnant. Il aime également jouer avec les décors, les rendant ici extrêmement présents, les supprimant totalement ailleurs. Il joue aussi, enfin, avec les couleurs, et le mélange de toutes ces caractéristiques graphiques crée une ambiance prenante à cet album ; une ambiance sans laquelle, de toute évidence, on se retrouverait face à un simple produit médiatique né d’une mode qui tend à se multiplier, et qu’on appelle uchronie pour faire  » sérieux « …

Rien de tout cela, ici, mais une vraie réussite au vrai suspense dont on attend vraiment la suite.

Frédéric Peynet

La réalité d’hier rejoint la fiction d’aujourd’hui…. A moins que ce ne soit le contraire… Voilà sans doute ce qu’on pourrait dire pour définir le contenu de cet album, et de ceux qui vont suivre.

Une série, donc, qui ne manque pas d’intérêt, même si elle sacrifie, parfois, à des diktats courants dans le monde de l’édition d’aujourd’hui: un peu d’amour et de sentiment, de la violence et du sang, une intrigue qui pourrait se révéler ésotérique…

Mais la collaboration entre les trois auteurs réussit à pallier cela avec talent !…  Et ce premier volume promet une série palpitante!

 

Jacques Schraûwen

Le Projet Bleiberg : 1 / Les Fantômes Du Passé (dessin : Frédéric Peynet – scénario : Serge Le Tendre d’après David Khara – éditeur : Dargaud)

Roi Ours

Roi Ours

L’album n’est pas neuf…. Mais il mérite vraiment qu’on s’y attarde, qu’on en parle, qu’on en partage tout le plaisir… Et la rencontre que j’ai faite avec son auteure, Dominique Marquès dite Mobidic, est l’occasion de remettre en avant ce livre superbe à tous les niveaux !…

Au plus profond d’une forêt vit une tribu aux règles bien précises. Une tribu qui honore des dieux exclusivement issus de la nature : le Roi Ours, la Mère des Singes. Et la déesse Caïman à laquelle Xipil, la fille du chef de la tribu, est promise en sacrifice, pour que s’arrête une malédiction qui pèse sur le village.

Mais le Roi Ours ne l’entend pas ainsi, il refuse même ces diktats imposés par une religion/mythologie inhumaine. Et il libère cette jeune femme qui, dès lors, se voit rejetée par toute sa tribu, obligée de fuir pour ne pas tomber entre les pattes les mâchoires de la déesse Caïman.

Fuir… Jusqu’à être rattrapée par son propre mari qui la bat et la laisse pour morte… Et c’est encore le Roi Ours qui la recueille, la sauve, et, pour éviter que tout recommence, l’épouse.

On se trouve ici en face d’une mythologie inspirée par le chamanisme, mais aussi par les multiplications des jeux des dieux antiques qui, toujours, n’ont attaché qu’un intérêt tout relatif à l’être humain. Dans ce  » Roi Ours « , comme dans l’Olympe, quelques dieux sont brutaux, la plupart des divinités jouent avec les humains, mais il en est quelques-uns, comme le Roi Ours, qui sont des divinités de respect et d’attention aux autres, quels qu’ils soient.

A ce titre, vous l’aurez compris, on se trouve dans un livre qui, sous couvert d’un certain exotisme, se révèle extrêmement contemporain.

Au-delà de l’aventure, au-delà d’un récit parfaitement mené par Mobidic, un récit qui parle de vie, de survie, d’amour, de sexe, de tabous, de mort, au-delà du portrait d’une jeune femme emportée par les événements, l’auteure nous parle, surtout, de ce qu’est, dans l’existence de quelque être humain qui soit, le choix, la volonté ou le refus de choisir, la pente naturelle de tout individu à se fondre dans une masse qui l’oblige à suivre le mouvement et à ne jamais chercher à le créer.

Mobidic: le choix

S’il fallait définir un thème, une trame à ce  » Roi Ours « , il faudrait parler de dualité. Il y a la religion, la superstition, et sa négation. Il y a le sentiment amoureux, malgré les différences. Il y a la peur et la haine, la fuite et la vengeance, la brutalité et la tendresse.

Il y a la religion, d’une part, et ses dogmes et ses lois, il y a, d’autre part, la place de la femme dans une société ainsi dirigée par des lois qui semblent immuables.

A ce titre, on peut parler ici d’un livre dont le discours se veut féministe, puisqu’il nous décrit le combat, contre les siens, contre les lois, et contre elle-même aussi et surtout, d’une femme, un combat dont le but est la libération, dont la finalité semble la solitude, dont l’avenir peut être un renouveau en d’autres lieux, en d’autres cultures…

Mobidic: Religion et féminisme

Ce qui me plaît, énormément, dans ce livre, c’est que, même si toute l’action se déroule en pleine jungle, dans un univers tout compte fait proche de Rudyard Kipling et de son  » Livre de la Jungle « , c’est l’humain qui est mis en avant, qui est au centre de l’intrigue et, surtout, du propos.

Ce qui n’enlève rien, loin s’en faut, à la force et la beauté du dessin et de la couleur. Mobidic est une orfèvre du graphisme, et son style, qu’on peut rapprocher de celui de Pellejero ou de Stassen, n’hésite jamais à surprendre, par la perspective utilisée, par le romantisme des décors, par les mélanges incessants de plans extrêmement variés, par la puissance de l’une ou l’autre pleine page. Et par la manière, également, dont elle utilise les couleurs, dont elle les oblige à participer pleinement à la dramaturgie de son récit.

Mobidic: L’Humain et ses couleurs…

Précipitez-vous chez votre libraire préféré, commandez-lui ce  » Roi Ours « , vous ne le regretterez pas… Et attardez vos regards sur la couverture pour y découvrir une particularité qui, elle aussi, prouve tout le talent de Mobidic… Une auteure au talent incontestable, et dont j’espère et j’attends de nouveaux albums !

 

Jacques Schraûwen

Roi Ours (auteure : Mobidic – éditeur : Delcourt)