Libertalia : 1. Le Triomphe ou la Mort

Aventures marines et humaines, portraits humanistes mais jamais manichéens, utopie et liberté sont les axes puissants de cette nouvelle série ! Une chronique, accompagnée d’une interview des auteurs…

Nous sommes à la toute fin du dix-septième siècle, loin encore de ce que sera la Révolution des armes et des idées, mais proche de ce que des artistes, écrivains et philosophes, appellent depuis un certain temps de leurs vœux : un monde plus libre, un univers dans lequel l’homme aurait véritablement sa place, sans chaînes et sans brimades !

Dans ce siècle finissant, Olivier Misson dénote, par ses écrits d’abord, qui s’opposent à cette idée mercantile qui fait de l’être humain, noir de préférence, une marchandise, rien d’autre. Par ses actes, aussi, et par la révolte qu’il cultive, de manière d’abord discrète, et puis de plus en plus ancrée dans le combat. Le combat des idées, celui de l’épée…

Sa route, ainsi, va croiser bien d’autres chemins, dont celui de Carracioli, un prêtre tout aussi révolté que lui par l’injustice et la pauvreté qui règnent en maîtresses dans les ruelles des cités françaises.

Ce premier volume d’une série qui promet d’être épique pose des jalons, dessine les contours d’une époque, esquisse quelques personnalités dont on devine qu’elles vont appartenir aux récits à venir.

Le scénario est dû aux talents conjugués d’un journaliste belge, Rudi Miel, et d’une historienne, belge elle aussi, Fabienne Pigière. Leur collaboration est une parfaite réussite, puisqu’elle permet à une histoire humaine de prendre pied, pleinement, dans la Grande Histoire de l’humanité !

Fabienne Pigière et Rudi Miel: le travail du scénario

 

 

Ce qui est au centre de cet album, c’est la lutte contre les idées reçues, voire imposées par une société qui ne peut qu’avoir peur de tout changement.

Ce que recherchent Misson et Carracioli, très vite, c’est donner vie à une idée, à une utopie : créer, inventer, faire vivre un lieu où seule la liberté serait la loi. Ce lieu ne peut, évidemment, que se trouver le plus loin possible de ces pays, France, Angleterre, etc., où ne règnent que l’avidité du pouvoir mêlée à celle de l’argent.

Libertalia sera cette nouvelle ville, cette neuve cité libertaire et libre. Mais pour que prenne existence ce qui n’est qu’une idée germant dans l’esprit contestataire d’une époque et de deux héros complémentaires, il va falloir véritablement prendre les armes. Contre l’esclavagisme, sous toutes ses formes, d’abord. Et le scénario, intelligemment construit, remet en quelque sorte les choses à leur place : considérer une race, une catégorie d’individus comme inférieurs n’est pas et n’a jamais été l’apanage d’une seule civilisation, d’une seule race.

Là où ce scénario remet également les choses en perspective, c’est dans le portrait qu’il nous donne de la piraterie, trop souvent sans doute idéalisée. Porteuse de sentiments forts, la piraterie s’ouvrait à l’amitié, certes, mais aussi à la haine, à la violence gratuite, à l’horreur quotidienne, à la mort sans cesse côtoyée. Et si le mot  » honneur  » est très présent, dans ce premier album, C’est en quelque sorte pour monter que les mots, comme les idées, ne sont jamais que le résultat d’une époque.

Nous sommes, dans cette série naissante, dans de la vraie bd d’aventures, obéissant aux codes en la matière : des gentils, des méchants, des combats, des duels… Des codes qui auraient pu être contraignants mais qui, tout au contraire, rendent le récit souple et passionnant.

 

Fabienne Pigière et Rudi Miel: l’esclavage

 

Rudi Miel: l’honneur

 

Le découpage de ce livre est fait de petites séquences, pleines de non-dits, de manière à mettre véritablement les personnages en place, à entrer progressivement, par petites touches, dans leur intimité, qu’elle soit idéologique, morale, ou sensuelle.

On ne parle ici encore que de liberté « possible », dans un monde où seuls règnent violence et asservissement… L’utopie de la ville à créer est encore à la limite de la conscience pour les deux héros…

BD d’aventures pures, il lui fallait, pour prendre toute sa force, un dessin à la fois à l’ancienne, avec un vrai souci du détail (habillages, bateaux…), mais moderne, également, pour accompagner un scénario ambitieux.

Et le travail du dessinateur Paolo Grella est à la hauteur de l’histoire qui est racontée.

Son graphisme, réaliste, aime  jouer avec les perspectives, sans jamais, cependant, oublier de s’attarder sur les visages et leurs expressions. Grella n’hésite pas non plus à dessiner la violence, le désir, la peur, la douleur, sans pudeur, certes, mais sans voyeurisme non plus.

La couleur est parfois un peu trop vive, trop présente, mais elle joue avec les ombres et les lumières pour, dans certaines planches, réussir à créer de bien belles ambiances.

 

Paolo Grella: le dessin

 

Des histoires de pirates, on a tous lu des tas… Des histoires d’utopie, on en a tous lu également pas mal. Mais ici, il y a une véritable originalité, dans le ton, d’abord, qui ne larmoie pas sur une quelconque repentance vis-à-vis d’une histoire qui appartient à des passés qui, pour inacceptables qu’ils furent, appartiennent cependant à la grande fresque humaine.

Originalité, aussi, dans le dessin, qui évite les écueils habituels à ce genre de récit.

Ce premier album met en scène lieux et personnages de ce qui doit être une saga à taille humaine. Et je pense et j’espère que les épisodes à venir rempliront toutes les promesses de ce premier tome.

 

Jacques Schraûwen

Libertalia : 1. Le Triomphe ou la Mort (dessin et couleurs : Paolo Grella – scénario : Rudi Miel et Fabienne Pigière – éditeur : Casterman)