Hibakusha et ses deux auteurs

Hibakusha et ses deux auteurs

Sensualité, Histoire, amour, érotisme, fantastique… Une histoire de survivance au-delà même de la mort ! Les deux auteurs de cet album sont au micro de Jacques Schraûwen.

Thilde Barboni est une scénariste qui, de livre en livre, s’enfouit aux profondeurs de ce qu’est le sentiment humain. Qu’elle parle de polar, de science-fiction ou de fantastique, qu’elle nous décrive les quotidiens mêlés de ses personnages ou les environnements dans lesquels ceux-ci se doivent de chercher à exister, ou à survivre, son écriture, réellement littéraire, s’attarde d’abord à ce qui construit l’être humain : la passion amoureuse, le rêve charnel, et la nécessité fondamentale de se vouloir survivant malgré toutes les morts possibles.

Dans ce livre-ci, la scénariste continue à explorer ces domaines qui font du vivre un voyage toujours inattendu. Le personnage central de cet album est une ombre emprisonnée dans la pierre… L’ombre d’un homme qui, à Hiroshima, a quitté l’univers des vivants pour se retrouver comme prisonnier de lui-même et de ses attentes.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : même si l’histoire racontée dans ce « Hibakusha  » se déroule en 1945, même si elle met en évidence des personnages précis perdus dans les tourments et les tourmentes d’un conflit dans lequel les horreurs ont été présentes de tous les côtés des barrières idéologiques, cette époque n’est là qu’en contrepoint du récit, et la narration ne s’intéresse, finalement, qu’à un être, cet Allemand emprisonné dans l’ailleurs, et qui continue, inéluctablement, à rêver, à se souvenir, à revivre, à sa manière, les fantasmes qui, aux quotidiens de son existence enfuie, l’ont aidé à ne pas être uniquement un pantin humain froid et sans âme.

 

Thilde Barboni: l’origine de ce récit
Thilde Barboni: la narration
Thilde Barboni: l’érotisme

 

Olivier Cinna, le dessinateur, n’a pas énormément d’albums derrière lui, mais tous sont caractéristiques d’une volonté de faire évoluer son graphisme en fonction du récit qu’il décide de mettre en scène.  » Ordures  » et  » Mr Deeds  » en sont des exemples évidents.

Ici encore, il étonne par sa faculté à adapter son dessin à l’histoire qu’il raconte. On retrouve incontestablement des références artistiques dans cet album qui sont moins issues du neuvième art que de la peinture. Il y a, par exemple, dans la façon dont il façonne les personnages, à traits épais, presque grossiers, quelque chose de la manière de peindre illustrée par l’expressionnisme allemand ou un peintre comme Grosz. Par contre, il y a une finesse et une sérénité proches de Hokusai dans la façon qu’il a de rendre compte des gestes amoureux de ses deux héros, des paysages, aussi. Des paysages, citadins ou campagnards, dans lesquels il prouve qu’il est aussi un coloriste de talent, capable de varier l’intensité des teintes qu’il offre à ses personnages selon l’heure du jour, le point de vue choisi pour une scène. Certaines de ses colorisations, ainsi, sont puissantes et bien marquées. D’autres sont d’une transparence qui peut faire penser à la manière dont Dufy aimait peindre ce qu’il voyait.

Ce qui est frappant, avec Olivier Cinna, c’est aussi le sens de l’ellipse qui est le sien. Puisqu’une telle ellipse existe dans le scénario de Barboni, elle se devait aussi d’exister dans le dessin, un dessin capable de pousser le lecteur à imaginer, avec presque une douce sérénité, ce qui se déroule entre deux cases, entre deux pages et qui, non-dit, n’en demeure pas moins important dans le fil de la narration.

 

Olivier Cinna: la couleur
Olivier Cinna: l’ellipse

 

Qu’est-ce qui fait, finalement, qu’une bd soit bonne ou pas ?… Le plaisir pris à la lire et à la regarder, bien sûr ! Mais ce plaisir ne peut exister qu’à partir du moment où on ressent, lecteur, qu’il a été d’abord celui des auteurs.

Pour qu’un album de bande dessinée sorte du lot, il faut évidemment qu’il fasse preuve d’originalité. Mais, surtout, qu’il soit le résultat d’un  » travail  » qui ne se ressent pas, qu’il soit, en fait, le résultat d’une osmose entre plusieurs éléments essentiels : l’histoire racontée, le texte et son importance littéraire, la couleur et le dessin.

Et ici, pour un livre qui parle de la mort et de l’amour, thèmes universels de tout art depuis toujours, qui parle de la lâcheté et du désir, de soleils resplendissants et de destructions humaines déshumanisées, on ne peut que souligner la véritable complicité, à tous les niveaux, des deux auteurs !

 

Olivier Cinna: le travail à deux…
Thilde Barboni: le travail à deux…

 

La bande dessinée est un art à part entière. Et tous les arts peuvent être simplement des distractions ou se vouloir réflexions. Ici, nous sommes d’évidence dans un univers où la pensée se mêle au fantastique, où la science ne peut se concevoir sans poésie, où vivre ne peut subsister qu’au travers de l’émotion et de l’érotisme.

C’est un livre sérieux, donc, dans son propos, mais c’est surtout un livre qui se lit avec plaisir… Oui, le texte se lit, mais le dessin aussi ! Et cette double lecture fait de cet album une très belle réussite !

 

Jacques Schraûwen

Hibakusha (dessin : Olivier Cinna – scénario : Thilde Barboni – éditeur : Dupuis)

Pierre de cristal

Pierre de cristal

Un adulte se souvient de l’enfant qu’il a été… Un portrait de la souvenance tout en poésie et en émotion ! L’auteur, Frantz Duchazeau, interviewé par Jacques Schraûwen…

Une petite ville comme toutes les petites villes… Une famille simple, un couple, deux frères, perdue dans les années 80… Des parents qui arrêtent de vouloir s’aimer, des enfants obligés de se poser des questions, la photographie pour immortaliser des instants fugitifs, l’amitié, la famille, les animaux, le monde adulte qui oublie, le monde de l’enfance qui se crée inconsciemment une mémoire…

Voilà ce que nous raconte ce livre, tranquillement, sereinement, sans mélo, sans même de dramatisation d’un récit que d’aucuns auraient pu rendre impudique. On y suit le quotidien de Pierre, un gamin qui aime Casimir et l’île aux enfants, qui est passionné par le film  » L’âge de cristal  » et s’est choisi comme talisman un cristal de quartz qui lui a été offert par son père. Un gamin qui se pose mille et une questions, sur lui-même, sur les raisons qui peuvent pousser des enfants de son âge à n’être que méchants, sur ce qu’est l’amour, sur ce qu’est l’amitié, la souffrance…

Ce livre, c’est un regard d’adulte sur l’enfant qu’il a été. Un adulte qui retrouve les sensations qui ont été siennes, mais qui les restitue au travers du filtre de son histoire d’homme.

 » Tu parles comme un grand des fois « , dit un des personnages de ce livre. Et c’est vrai que, si le langage reste enfantin, il s’aventure malgré tout dans des expressions qui sont celles de celui qui se rappelle de son passé, de ses passés, tant il est vrai que tout passé, sans nostalgie, ne peut être que multiple.

C’est de l’autofiction, c’est un livre, surtout, sur ce qui fut et qui reste gravé en soi, c’est un album dans  lequel le regard est omniprésent, de page en page. Le regard de Pierre glissant sur l’univers, le regard de l’auteur sur un monde qui fut le sien…

Frantz Duchazeau: fiction, regard, souvenance…

 

Je disais que le langage était toujours enfantin, et c’est vrai. Mais ce qu’il véhicule dans ce livre, ce sont des questionnements universels, et terriblement adultes. Et c’est là aussi que cet album prend toute sa puissance, dans le jeu de miroirs continuel entre l’enfant et l’auteur, un auteur qui, de page en page, de phrase en phrase, se dédouble pour mieux, sans doute, se révéler, au lecteur mais aussi à lui-même.

Et Duchazeau construit son livre comme se construit la mémoire de tout un chacun : de manière souple, avec des ellipses et des raccourcis, et uniquement dans la continuité calme des vécus quotidiens des personnages. C’est une tranche de vie qu’on découvre ici, un morceau d’existence, avec ses peurs et ses douleurs, ses larmes et ses sourires, avec, surtout, des émotions parfaitement restituées au papier, au dessin, aux mots, avec une poésie quotidienne qui n’est jamais mièvre, que du contraire.

Et c’est ainsi que Pierre se retrouve face à la vieillesse de sa famille, face à la mort, dans sa réalité, dans sa pesante réalité. Mais puisqu’il est un enfant, ce poids disparaît vite. Et laisse la place, sans heurts, à  une vie qui se regarde en train de se construire.

Frantz Duchazeau: des questionnements adultes

 

Pour raconter une telle histoire, très intime, très personnelle aussi, Frantz Duchazeau a choisi un graphisme sans tape-à-l’œil, un dessin axé d’abord et avant tout sur la nécessité de dépasser  la seule apparence des lieux, des personnages et des mouvements, pour plonger le lecteur dans l’émotion, la simple émotion naissant d’une rencontre, d’une envie de partager, de parler, et la conscience enfantine, soudaine, que le temps glisse aux horizons du présent, inéluctablement.

Et le fait que Pierre, le personnage central, essentiel de ce récit, aime la photographie, utilisant un appareil qui, pourtant, n’a pas de pellicule, est symbolique du désir de l’auteur dans ce livre : immortaliser, même uniquement en imagination, les instants présents pour pouvoir, un jour, plus tard, ailleurs, s’en souvenir.

L’enfance n’est pas un paradis, elle est un chemin, un trajet, une trajectoire. Et la grande réussite de ce  » Pierre de cristal « , c’est de nous faire entrer, à petits pas, dans ce trajet-là !

Frantz Duchazeau: le dessin

 

Seul l’éphémère, photographié aux tréfonds de la mémoire, dessiné, raconté, est profondément beau. Et toutes les enfances finissent par se ressembler, par se mêler même les unes aux autres au gré des rencontres et des âges humains.

Dans ce livre, ainsi, tout le monde se reconnaîtra, retrouvera, ici ou là, ses propres souvenirs. Mais ce livre est et reste également un superbe récit très personnel, original dans son écriture, souple dans son graphisme. Un excellent livre à mettre  entre les mains de toutes celles et tous ceux qui savent que seule la poésie, au sens large du germe, peut aider à vivre ! Et à vieillir en pouvant regarder en face et sans regrets ni remords l’enfant qu’on a été

 

Jacques Schraûwen

Pierre De Cristal (auteur : Frantz Duchazeau – éditeur : Casterman)

Syberia, un jeu vidéo, une bd, un roman, un artbook : Benoît Sokal, un raconteur d’histoires !

Syberia, un jeu vidéo, une bd, un roman, un artbook : Benoît Sokal, un raconteur d’histoires !

Benoît Sokal, c’est, bien évidemment, Canardo, une bd  » animalière  » qui a révolutionné le genre. C’est aussi Kraa. Et c’est enfin le monde du jeu et de la virtualité avec Syberia, disponible pour plusieurs plates-formes !

JEU ET BD

Avec Syberia, conjugué aujourd’hui sur plusieurs supports, on se trouve bien loin de l’univers noir et caustique de Canardo.

Mais la filiation, par contre, avec ce canard détective privé sans cesse désabusé, est une réalité, puisque cela fait de nombreuses années, déjà, que Benoît Sokal a décidé d’explorer les possibilités de l’informatique. Et il n’a fait, au fil des ans, que peaufiner son approche de cet univers, passant de la colorisation de ses albums par ordinateur à la mise en scène de réalité s virtuelles envoûtantes dans un jeu vidéo, Syberia, dont la troisième mouture est désormais disponible.

Mais il n’a aucunement sacrifié à la mode qui fait que ce genre de jeu, essentiellement, se construit autour de la violence la plus gratuite. Avec Syberia, on est loin, très loin, et fort heureusement, de la  » baston « . Parce que Benoît Sokal, tout simplement, est et restera toujours un fabuleux raconteur d’histoires… Un inventeur de mondes… Un historien de l’imaginaire et du fantastique… Un amoureux des décors porteurs d’émotions…

Il le prouve dans son jeu, un jeu qui se continue avec une bande dessinée au dessin particulièrement léché, réussissant, à travers un réalisme proche du  » 3d « , à être fidèle au style narratif et littéraire qui a toujours été celui de Sokal.

Johann Blais travaille la couleur et le trait avec une espèce de douceur tranquille, accompagnant un scénario dû à Hugo Sokal. Un scénario, bien sûr, qui suit les traces du jeu… Mais qui fait preuve, aussi, d’imaginations différentes. Le personnage du petit Hans perdu entre automates et autisme, entre rêves et réalités, est terriblement attachant, tout comme, d’ailleurs, celui de Kate Walker, l’héroïne de Syberia, qu’on découvre dans ce livre se cherchant elle-même à travers une quête aventurière…

 

Benoît Sokal: les origines du jeu
Benoît Sokal: raconteur d’histoires

ARTBOOK

Le monde de Benoît Sokal est multiple, foisonnant, mais toujours nourri, d’abord et avant tout, par le graphisme, le dessin, la nécessité que cet artiste a toujours eue de montrer ce qui jaillit de ses imaginaires, et de le montrer au travers du dessin plus que par les mots, le plus souvent.

Avant de passer à la réalisation, au sens pratiquement cinématographique du terme, de son jeu vidéo, Benoît Sokal a donc dessiné. Enormément… Passionnément… D’épures en fresques puissantes, de crayonnés en storyboards fouillés, d’illustrations expressives en paysages réalistes ou fantastiques, tout ce travail méritait qu’on le découvre, et c’est chose faite grâce à un superbe  » artbook  » publié aujourd’hui, et qui met en évidence tout l’art graphique de Sokal, mais aussi tout son art narratif.

Avec ce qui est une constante dans son œuvre, quelle qu’elle soit, une présence féminine toujours forte, toujours sensuelle aussi. Kate Walker ne manque pas de charme, et elle ne dénote pas, croyez-moi, dans l’univers de Sokal, un univers mis en scène autour d’elle et de ses charmes évidents !

 

Benoît Sokal: le livre d’art

Benoît Sokal: l’héroïne et l’histoire

MARKETING

Le monde du jeu vidéo est quelque peu ambigu, toujours, dichotomique, puisqu’il mêle commerce et réalisation artistique. Puisque, au départ d’un travail personnel de créativité, c’est toute une équipe qui prend en charge une production qui se doit d’être rentable. Et, surtout, une post-production, puisqu’il faut que le jeu soit accessible au plus grand nombre, qu’il soit donc connu et reconnu au travers de tous les canaux médiatiques existants.

Mais là aussi, pour qu’il y ait une efficacité réelle, il faut que cette post-production soit admirative du résultat, admirative de ce qu’a été la réalisation du jeu. Et c’est bien le cas avec Vincent Beagle, le responsable marketing de Syberia.

 

Vincent Beagle: le marketing

 

LE ROMAN

Parce que c’est bien de marketing aussi qu’il s’agit !

Un jeu… Un album de bd… Un livre d’art… Et même un roman !

Je vous avoue ne pas avoir encore eu le temps de lire ce roman. Je me suis contenté, pour le moment, de le feuilleter. C’est un livre qui complètera le plaisir des joueurs, et dont le style est peu littéraire, très direct, avec une forte présence des dialogues, ces dialogues qui, d’ailleurs, font partie de la progression dans le jeu lui-même. Le but de Dana Skoll, l’auteur(e) (?) de ce roman, est incontestablement l’efficacité.

Et je pense que ce roman est tout à fait capable de plaire à un large public adolescent.

Au total, donc, nous avons une  » sortie  » multiple pour le résultat d’une imagination puissante et débridée, celle d’un véritable artiste, Benoît Sokal ! Une sortie bien orchestrée et qui met en avant un créateur à part entière, un formidable raconteur d’histoires, selon ses propres mots.

 

 

Jacques Schraûwen

 

Syberia 3 (jeu vidéo Microïds)

Syberia : 1.Hans (dessin : Johann Blais – scénario : Hugo Sokal)

Tout l’Art de Syberia ( éditeur : Huginn & Muninn)

Syberia (roman de Dana Skoll – éditeur : Michel Lafon)