Libertalia : 2. Les Murailles d’Éden

(et une exposition à Bruxelles jusqu’au 10 mai 2018)

Un dix-huitième siècle où les rêves de liberté et les pouvoirs économiques, déjà, comme toujours, s’affrontent ! Une série de corsaires, de pirates, qui nous parle d’utopie, d’espérance et de désespérance… Une interview, dans cette chronique, des trois auteurs…

Libertalia©Casterman

 

C’est à partir d’un texte dû à Daniel Defoe, que Fabienne Pigière, historienne de formation, et Rudi Miel, journaliste et scénariste, ont imaginé une histoire pleine de rêve, de fureur, de morts et d’espoir. L’histoire d’une utopie qui cherche à tout prix à prendre vie, l’utopie d’un pays dans lequel les êtres humains pourraient vitre dans l’harmonie d’une égalité, d’une équité, quelles que soient leur couleur ou leur origine sociale.

Dans le premier tome de cette saga d’aventures humaines, on découvrait la création de cette « colonie », par des pirates qui n’en étaient pas vraiment, et qui avaient à se battre contre les éléments, contre les corsaires du roi, contre la haine et l’incompréhension.

Dans ce deuxième volume, cette île existe, une nouvelle société humaine y vit. S’agit-il pour autant de l’Éden promis ? Très vite, et malgré la volonté de réussite qui était à l’origine de ce projet fou, ce paradis prend eau de toutes part, devient une prison, même, dans laquelle chacun s’enferme, par idéologie, par passion, par refus de l’échec aussi… Ou, plus simplement, parce que reviennent à la surface des habitudes et des réalités qui, elles, sont affaires de pouvoir, au sens large du terme : l’alcool, le sexe, le corps et ses besoins bien plus que l’âme et ses nécessités.

Libertalia©Casterman

 

Fabienne Pigière: la prison
Rudi Miel: le scénario

Alors que, dans le premier volume, deux personnages occupaient tout l’espace, ou presque, même si c’était dans une foule, ici, dans un premier temps, ces deux « héros » se perdent un peu dans la masse, comme si l’utopie créée et vivante n’avait plus vraiment besoin de leaders pour subsister.

Mais le réel rattrape vite le rêve pour mieux l’estomper avant que de le détruire, on le devine, on sait que cela va arriver… Et donc, les deux axes humains centraux de ce Libertalia, le noble et le prêtre, vont avoir à nouveau à intervenir, à diriger, à prendre un pouvoir que, pourtant, foncièrement, fondamentalement, ils refusent.

Et la réflexion philosophique, voire politique, laisse dès lors la place à une histoire d’aventure, au sens large du terme, mêlant réalité historique, imaginaire littéraire, corsaires, pirates, esclavage, et ce avec les codes habituels à ce genre de récit : une jambe perdue au combat, les drapeaux qui flottent au vent du large, les abordages, les viols, les combats…

Un peu comme si aucune liberté de pouvait exister sans être conquise… « Vous êtes les combattants d’élite de Libertalia, ne l’oubliez pas », est-il dit, quelque part… La réalité, c’est que tout, au-delà des idées, doit toujours être à inventer, à recréer.

Face à un scénario comme celui-ci, on se trouve un peu dans le fil de l’histoire de la bande dessinée… Les codes, comme je le disais, sont les mêmes que dans les histoires de l’Oncle Paul, ou que dans Barbe Rouge… Mais Miel et Pigière prennent plaisir à les détourner, pour nous parler, en fait, d’aujourd’hui, des utopies contemporaines, de toutes les utopies, qu’elles soient politiques ou simplement littéraires.

Et l’esclavage, l’esclavagisme surtout, qui servent de trame en quelque sorte à cet album, sont des réalités historiques qui se révèlent de nos jours toujours d’actualité !

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Fabienne Pigière: les personnages
Fabienne Pigière et Rudi Miel: pirates, corsaires, esclavage

Vous l’aurez compris, le scénario, historiquement, est fouillé. La narration, elle, ne manque pas de souffle non plus. Mais une bande dessinée étant, qu’on le veuille ou non, d’abord affaire de dessin, il faut absolument souligner le talent et la qualité de graphisme de Paolo Grella. Ce dessinateur italien a un style, bien évidemment, réaliste. Nourri à la fois par les « fumetti », ces bd italiennes en petits formats, par des auteurs comme Pratt et ses suiveurs, et par ce qu’on appelle la bd franco-belge, Grella se révèle d’une véritable originalité. Par son trait, d’abord, qui fait penser souvent à de l’illustration, et qui, évitant la netteté trop parfaite et le détail du décor trop étudié, permet en lecteur de se sentir proche des personnages, des lieux, du bateau comme de la mer, de la cale comme des cases disséminées sur l’île paradisiaque…

Et puis, outre son trait, il y a sa couleur. Plus peintre que dessinateur, selon son propre aveu, Paolo Grella joue avec les tons, avec les lumières, et sa palette variée évite les aplats qui ne feraient que desservir l’histoire.

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Paolo Grella: le dessin
Paolo Grella: la couleur

Les histoires de pirates ont toujours passionné bien des lecteurs, et j’ose espérer que cet intérêt ne va faire que s’affirmer encore grâce à cette série, LIbertalia qui réussit, et ce n’est pas chose tellement fréquente, à mêler intimement un beau récit d’aventures, au sens large et noble du terme, et une réflexion à la fois humaniste et historique de la destinée humaine.

Et n’hésitez pas à aller admirer les planches originales à la librairie Brüsel, à Bruxelles, au boulevard Anspach, jusqu’au 10 mai 2018.

Jacques Schraûwen

Libertalia : 2. Les Murailles d’Éden (dessin : Paolo Grella – scénario : Fabienne Pigière et Rudi Miel – éditeur : Casterman)