Bande dessinée, Art et schizophrénie
Voici un roman graphique exceptionnel, et s’y plonger, c’est se plonger aussi dans les méandres de la création artistique et de la folie ! Un vrai chef d’œuvre…
Permettez-moi de commencer cette chronique par un poème qui ne se trouve pas dans le livre dont je vais vous parler…
« Il l’emparouille et l’endosque contre terre ; Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ; Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ; Il le tocarde et le marmine, Le manage rape à ri et ripe à ra. Enfin il l’écorcobalisse. L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine. C’en sera bientôt fini de lui ; Il se reprise et s’emmargine… mais en vain. Le cerceau tombe qui a tant roulé. Abrah ! Abrah ! Abrah ! Le pied a failli ! Le bras a cassé ! Le sang a coulé ! Fouille, fouille, fouille, Dans la marmite de son ventre est un grand secret Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ; On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne Et vous regarde, On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret. »
Ce poème, intitulé » Le Grand Combat « , est du Belge Henri Michaux, un des poètes les plus essentiels du vingtième siècle. Dans ce poème, et dans d’autres, il parvient à montrer, poétiquement, que le réel est toujours une trahison. Avec un vocabulaire totalement inventé, il crée des images que tout le monde peut saisir, comprendre. Le réel n’est jamais qu’une apparence, voilà un peu ce qu’il nous dit…
Ce n’est cependant pas lui qui est le personnage central de ce livre. Mais il est présent tout au long du récit de cet album, en arrière-plan, on cite son nom, on reproduit des extraits de ses lettres. Il est l’ami caché de l’héroïne de ce livre. Une héroïne sombre, au destin fait de folie, une femme schizophrène comme l’est l’art dont elle se revendique.
Ce livre nous raconte l’histoire d’une femme réelle, Unica Zürn, peintre et poétesse surréaliste, compagne de Hans Bellmer, une femme sans cesse à la poursuite d’elle-même, une femme ayant la peur chevillée au ventre, une femme en bute à des réalités qui la blessent et qu’elle fuit avec un sens de la destruction et de l’auto-destruction contre lequel elle ne peut rien, malgré tous ses efforts.
Cela dit, n’allez surtout pas croire qu’on se trouve en présence d’un biographie dessinée, comme il y en a tant…
Il s’agit de l’approche, par une artiste, d’une autre artiste… C’est une bd, oui, un roman graphique, totalement inspirée de la réalité, mais la réinventant sans cesse, tout comme Unica Zürn le faisait.
Le livre, par exemple, est émaillé de dessins automatiques qui auraient pu être réalisés par Unica Zürm, ou de poèmes dans lesquels les anagrammes se multiplient, dialoguent comme pour mieux ôter toute réalité tangible à la poésie. Mais pour l’auteur de ce livre, Céline Wagner, il s’est agi de s’immerger dans la vie et l’œuvre de Zürm, et, dès lors, ces poèmes et ces dessins sont de sa plume, et pas de celle de son modèle.
Ce n’est certes pas un livre qu’on pourrait appeler « tous publics ». C’est un livre d’art, avant tout, et pas uniquement par son sujet, mais par la technique graphique de son auteure, Céline Wagner, par l’utilisation qu’elle fait de la couleur, en aplats criards parfois, par la pâleur qu’elle impose à ceux de ses personnages qui se battent contre les moulins à vent de leurs propres folies, de leurs propres dérives. Céline Wagner est à inscrire dans la lignée d’auteurs comme Loustal, par exemple, ou comme Munoz.
C’est un livre qui nous parle de l’art et de ses rapports avec la folie. C’est un livre qui foisonne de personnages réels, qu’on croise au fil des pages, comme Bellmer, Breton, Man Ray, Michaux, et bien d’autres. Comme pour insister sur l’osmose entre réalité et création qui construit toute existence.
C’est un livre qui dresse le portrait, sombre, démesurément suicidaire aussi, d’une des époques de l’art les plus importantes du vingtième siècle.
C’est un livre passionné, passionnel, passionnant !
La trahison du réel, c’est un titre particulièrement bien choisi pour ce récit biographique revisité. Est-ce le réel qui nous trahit, ou est-ce nous qui trahissons le réel ? C’est un peu la question qui sous-tend ce livre de bout en bout, et chaque lecteur y apportera sa propre réponse, ses propres réflexions.
Oui, c’est un livre qui n’est pas vraiment facile d’accès, artistique, littéraire, mais, pour moi, c’est le plus étonnant et le plus puissant des albums bd parus depuis le début de l’année ! Qui nous parle de normalité, d’errance libre, de création, de destruction, de modernité et qui nous dit que toute imagerie, finalement, est un leurre…
Et que toute création n’est que l’ébauche d’un nouveau monde à sans cesse réinventer.
Jacques Schraûwen
La Trahison Du Réel (auteur : Céline Wagner – éditeur : La Boîte à Bulles)