Une histoire d’amour, de musique, et de vie
Entre le non-dit et l’aveu, un livre qui se lit comme s’écoute une rumba. Sans penser à autre chose qu’au rythme des mots, des dessins, des pas que franchissent les protagonistes de ce récit !
Nous sommes dans les années 50, sans doute. En attestent les décors, les dialogues aussi, et la présence, discrète, dans une des pages de l’album, du Commandante Fidel Castro.
La Buena Vista est un lieu de rendez-vous pour tous les amateurs de musique cubaine, et y règne le chanteur Don Fuego, un musicien au charisme incontestable, une sorte d’incarnation de l’immortalité de l’âme cubaine.
Mais voilà, même si l’idéologie communiste est omniprésente, même si tous les rouages de la société cubaine, et à La Havane encore plu qu’ailleurs, sont dirigés, noyautés par le Parti, le monde change… Et ce club va changer de propriétaire. Il va cesser d’être le temple athée de la musique des corps pour devenir un endroit bien propre ouvert à des touristes tout aussi propres et peu intéressés par une musique qu’ils ne connaissent pas.
Don Fuego tombe brutalement de son piédestal. A cinquante ans, sa vie s’écroule, ses certitudes et ses bonheurs disparaissent. Ses rêves aussi…
Divorcé, il traîne dans la ville son ballant, comme le chantait Bécaud, à la recherche de sa gloire passée… En nostalgie, plutôt, celle de ses jeunesses enfuies, de son fils qui veut émigrer vers les Etats-Unis, de sa fille Isabel qu’il n’a pas vu grandir. Il vit chez sa sœur, en bonne entente avec une smala heureuse de vivre.
Petit à petit, il va retrouver le chemin du succès… De petite salle enfumée en petite salle enfumée, il va accepter d’avoir vieilli, il va accepter de retrouver lentement, sans se presser, les sensations qui étaient les siennes lorsqu’il mettait le feu au Buena Vista.
Don Fuego renaît… Grâce à la musique, mais grâce aussi à une jeune femme mystérieuse qu’il a rencontrée, dont il tombe amoureux, qu’il séduit malgré sa peur et sa méfiance de femme vis-à-vis de tous les hommes.
Ces deux amours, celui d’une femme qu’il apprivoise et de la musique qui le réapprivoise, se mêlent pour redonner à Juan le goût de vivre, le plaisir de chanter et d’être écouté, de redevenir vraiment l’homme qui met le feu en montant sur scène !
Mais tout cela se vit dans une ambiance très particulière, puisqu’un tueur en série sévit sur la plage…
Ne croyez pas pour autant que cette chronique cubaine se fasse pour autant polar…
La scénariste, Véronique Grisseaux, a choisi, en adaptant le roman de Yasmina Khadra, le chemin d’une narration tranquille… D’une errance humaine, en quelque sorte, d’une ballade presque poétique dans une ville et un pays écrasés avec bonheur par un soleil amical.
Tout le récit est centré sur Juan, le chanteur. Il se définit par ses mots, par ses rencontres, par les gens qui l’entourent aussi : sa sœur, sa famille, son fils, sa fille, un vieux musicien. Mais il reste, dans ce monde, solitaire, jusqu’à l’arrivée de cette femme étrange. Et même avec elle, même au travers de la place qu’elle prend dans son existence, Juan va rester fondamentalement, foncièrement solitaire.
Le scénario est lent, tranquille, mélancolique, il est le portrait d’un homme perdu et vivant dans une ville, il est la trame sereinement rythmée d’une musique qu’on entend de loin sans l’écouter…
Pour réussir à rendre tout cela, graphiquement, il fallait un dessinateur qui puisse, lui aussi, s’effacer derrière son sujet, laisser le dessin créer lui-même une ambiance, des sensations, des sentiments, une mélodie…
Arnaud Floc’h y parvient sans coups d’éclat, avec une sorte d’évidence sans tape-à-l’œil. Avec l’aide essentielle de Christophe Bouchard, le colorise…
Son style est souple, lumineux, il aime ne montrer que très peu les visages en gros plans, préférant les enfouir au quotidien de La Havane, les perdre dans des décors et des paysages, parfois à peine esquissés, parfois vraiment fouillés, un environnement qui, tout compte fait, est le vrai personnage central de ce livre.
Mais la vraie histoire reste, même si elle est entre guillemets, une histoire d’amour. Un amour impossible, bien évidemment, un amour qui, pourtant, et au-delà de la violence et de la mort, s’ouvre sur la vie, la vraie, celle qui se nourrit de non-dits pour mieux fermer la porte aux passés et à leurs clairs obscurs.
Dieu n’habite peut-être pas La Havane. Mais « si l’existence n’était qu’un chant d’été, personne ne saurait combien la neige est belle en hiver » ! Telle est l’ultime phrase de ce livre, comme l’ultime ponctuation d’une mélodie dans laquelle la mélancolie et le bonheur de vivre se mêlent sans cesse…
Jacques Schraûwen
Dieu N’Habite Pas La Havane (dessin : Arnaud Floc’h – scénario : Véronique Grisseaux, d’près le roman de Yasmina Khadra – couleurs : Christophe Bouchard – éditeur : Michel Lafon – 102 pages – janvier 2021)