Il fut un temps où la bande dessinée et la chanson française vivaient une belle histoire d’’amour… Guy Béart a vu ainsi la pochette d’un de ses disques dessinée par un certain « Giraud »…
Il y a eu des albums consacrés aussi à des chanteurs : des textes de chansons illustrés par la fine fleur de la bande dessinée des années 70 et 80… On l’a fait avec Brel, Brassens, Gainsbourg, Renaud entre autres.
Et avec Henri Tachan, à qui on doit une chanson qui, ouvertement, parle de la bd. D’une certaine bd, « officialisée », déjà, à l’époque… Cela s’appelle : « Pas Tintin ». https://www.youtube.com/watch?v=jlrn4sxyyps
Extraits choisis :
- « J’étais petit, j’avais pourtant de la jugeote.
- Je dévorais Tintin comme la plupart d’ mes potes
- En me disant tout bas : ce type-là est trop fort !
- En découvrant déjà qu’on me cachait la mort.
- Milou, Milou
- Mais pas Tintin
- J’étais déjà marlou
- Mais pas crétin »
Depuis, les années ont passé, l’eau de la notoriété a passé sous les ponts, la multiplication des écrans a peu à peu supprimé une part de la mémoire humaine avec l’alibi, pourtant, de la conserver. Le personnage de Tintin est largement sorti du cadre étroit de ses aventures pour devenir une icône qu’on ne peut déboulonner sans s’attirer les foudres des grands penseurs du neuvième art.
Alors, oui, je vais être iconoclaste…
Je ne vais pas nier l’importance d’Hergé dans l’histoire de la bande dessinée, tout en rappelant que lui-même disait qu’il n’aurait jamais été Hergé sans Alain Saint-Ogan.
De nos jours, où la bande dessinée se veut d’abord un art, où l’argent est devenu la toise première de la qualité officielle, je tiens simplement à dire que Tintin, à part deux albums, ne m’a pas emballé, ni enfant, ni adulte… Au contraire de Jo et Zette…
Alors, oui, on peut aimer la bande dessinée et ne pas cautionner les choix que la mode, le marché de l’art ou la bonne pensée bien polie et bien sage cherchent à nous imposer !
J’aime la bande dessinée, j’ai grandi avec elle, et j’ai eu la chance, enfant et adolescent, de me voir offrir un choix dans mes lectures, un choix vite devenu une liberté.
Un exemple ?… J’avais neuf ans quand je suis revenu en Belgique, venant de ce qu’on n’appelait plus à l’époque une colonie. J’en ai rapporté quelques albums… Les chapeaux noirs, de Franquin… Deux albums de Tintin, deux albums de Pierre Forget… J’ai laissé sur place, par choix, du haut de mes neuf ans, quelques « Tintin » en noir et blanc !…
Oui, j’aime la bande dessinée, et elle ne se résume pas pour moi à ceux qu’on encense pour des raisons qui, souvent, me semblent pour le moins résider dans d’autres domaines que dans ceux de la qualité, qualité d’écriture, qualité graphique, qualité de « partage » et de tolérance…
Voilà pourquoi, si vous le voulez bien, je vais ici, au fil des semaines et des mois, vous faire entrer dans ce que je pourrais appeler…
… Un abécédaire amoureux et subjectif de la bande dessinée, dans un ordre alphabétique né de l’anarchie de ma mémoire !
Commençons donc, puisque nous venons de parler de Tintin, en nous arrêtant à la lettre T.
T, comme Thierry de Royaumont d’un auteur que pratiquement plus personne ne connaît, PIERRE FORGET.
Il s’agit d’un auteur que j’ai lu, relu, fait lire, depuis mes six ou sept ans, des dizaines de fois. Un auteur qui m’a véritablement ouvert à la bande dessinée, à la puissance évocatrice du dessin, d’une part, à la nécessité d’une qualité d’écriture, d’autre part. Pierre Forget, illustrateur, dessinateur de bd avant que cela ne s’appelle un art, graveur philatéliste, est de ces personnes que j’aurais aimer rencontrer, pour, tout simplement, leur dire mon admiration… Une admiration qui ne peut naître, j’en suis intimement persuadé, qu’au travers du plaisir… Celui du regard, celui des heures qui s’enfuient et qu’on oublie le temps d’une lecture.
C’est après-guerre, en 1946, qu’on a pu découvrir ses premiers dessins : des illustrations, dans des revues et des romans scouts, Jamboree et Signe de Piste.
Signe de Piste… Ce haut lieu de la littérature pour adolescents qui a permis à des générations de jeunes de s’intéresser à la lecture, souvent, il faut le reconnaitre, par le talent et le génie de Pierre Joubert et de ses couvertures qui attiraient le regard en racontant, déjà, sans un mot, une histoire d’aventure, de grands sentiments, de rêves à accomplir…
Pierre Forget aurait pu, comme d’autres à l’époque (et par après, aussi, surtout même), faire de son dessin un parallèle à celui de Joubert. Mais ce ne fut pas le cas, et ses illustrations, dès ses débuts, ont montré une « patte » extrêmement différente de celle de Joubert.
On peut dire de Pierre Forget que son empreinte dans l’art de l’illustration était faite à la fois d’un réalisme qui ne rejetait pas une certaine forme de caricature, et à la fois d’un sens du mouvement, accentué par des perspectives « éclatées ». Forget, dans l’illustration, appliquait déjà ce qui, dans les comics bien plus tard, allait devenir un instrument narratif : l’exagération des gestes et donc des axes de vue pour rendre vivant un dessin.
Il était normal, dès lors, que Pierre Forget se lance un jour dans la bande dessinée.
Et il le fit d’emblée avec un des immenses chefs d’œuvre de cet art populaire que l’on dit neuvième !
« Les aventures de Thierry de Royaumont » nous racontent une histoire de chevalier déchu de ses droits et qui, avec quelques compagnons fidèles, va tout faire pour récupérer son domaine, ses biens, sa fierté, sa personnalité. Une histoire classique, me direz-vous. Oui… et non !
C’est que, comme dans tous les récits de ce genre, on assiste bien évidemment à une lutte acharnée entre le bien et le mal… Mais le scénario de Jean Quimper, prêtre si je ne m’abuse, est d’un modernisme inattendu et superbe… Le héros est à la fois le bien et le mal, l’ombre et la lumière… La mort et la peur accompagnent le courage et la vertu. Une sublime femme éveille l’amour et l’amitié, la haine aussi en devenant un objet de pouvoir…
On est loin, avec cette série, de tout ce qui avait été fait auparavant dans les bd de chevalerie…
On est loin également des codes habituels de la bande dessinée, quant au nombre de pages par exemple… Le premier volume, « Le mystère de l’Emir », compte en effet quelque 106 planches… En d’autres temps, on aurait appelé cet album un roman graphique !
Thierry de Royaumont, c’est donc une série, de quatre albums, les trois premiers édités avant 1960, le dernier n’étant enfin édité qu’en 1987 !
De ces quatre livres, il en est un qui se trouve à la meilleure des places à la fois dans ma souvenance et dans ma bibliothèque : le troisième, intitulé « L’ombre de Saïno ». J’avais neuf ans lorsque j’ai découvert la Belgique… A la fin de cet album, il y avait l’horrible annonce : « à suivre » ! Dès que j’ai eu l’âge de me balader chez les bouquinistes, j’ai recherché cette suite, sans succès, bien évidemment, puisque, comme je le disais, elle n’est parue qu’à la fin des années 80. Mais cela m’a permis d’acheter, chez Michel Deligne, les deux premiers tomes…
Qu’est-ce qui fait qu’on s’attache tellement à un auteur, à une de ses œuvres ?
Pour Pierre Forget, je peux dire que cet attachement est né du bonheur que j’ai pris à pouvoir tout oublier de ce qui se passait autour de moi en découvrant qu’on pouvait, dans une bd, et bien mieux qu’avec Tintin, se créer ses propres rêves, aller à la rencontre de personnages avec une vraie chair, des vrais sentiments, des vraies peurs ! Tout ce que j’ai retrouvé, bien plus tard, avec la série des « Chevalier Ardent » de François Craenhals. Je pense, profondément, que Craenhals a dû lire Forget et que Thierry de Royaumont n’est pas tout à fait étranger à l‘intelligence de son chevalier Ardent !
Cela dit, Pierre Forget est aussi l’auteur de plusieurs autres livres. Mic et Mac, un album d’humour et d’aventure… Et un superbe livre que j’ai ramené de mon enfance, lui aussi, et qui m’a ouvert les portes du cinéma d’auteur : « Les sept samouraïs »…
Notre amour de la bande dessinée naît des jours anciens où le monde était à la dimension de nos jeux, donc de nos rêveries… Le mien est né de l’œuvre de Pierre Forget, pas de Tintin… Et j’en suis heureux, et j’en suis de plus en plus fier ! Les adorateurs d’Hergé, ceux d’avant-hier comme ceux d’aujourd’hui, ne sont pas parvenus à me formater !
Pour découvrir Thierry de Royaumont (et son auteur, Forget, qui a abandonné la bande dessinée pour se faire graveur, de timbres essentiellement), sachez que les Editions du Triomphe ont eu la bonne idée de rééditer ses aventures.
Continuons notre voyage dans l’univers des ces auteurs et de ces albums que l’intelligentsia ignore… Et arrêtons-nous, à présent, à la lettre A.
A comme Al’Mata.
Aimer la bande dessinée, c’est aimer ce qu’elle fut, c’est aimer ce qu’elle tente de devenir, c’est aimer ses dérives, parfois, ses simplicités aussi, et, surtout, la pléthore de ses genres narratifs, de ses thèmes d’inspiration.
De la distraction pure à la réflexion pointue, l’art neuvième n’a de valeur réelle qu’au travers de son éclectisme, de tous ses éclectismes. Tout est affaire de goût, bien sûr. Mais d’envie, aussi, de découvrir d’autres réalités, sociales entre autres, que celles du confort occidental qui est le nôtre.
J’ai ainsi un jour découvert, presque par hasard, un dessinateur qui, Congolais de Kinshasa vivant en France depuis plusieurs années, possède un dessin vif, tout en mouvement, tout en lumières africaines, aussi.
On a pu dire d’Al’Mata qu’il était un dessinateur « engagé », et ce n’est pas tout à fait faux, mais il ne faut pas le résumer à cela. Il est, plus profondément je pense, attaché à nous raconter ce que sont les quotidiens des immigrés, quelle que soit la raison de leur migration. Il est ubuesque plus que critique, il est souriant plus que sérieux, truculent même.
Dans « Les tribulations d’Alphonse Madiba dit Daudet », il nous montre à voir un jeune homme qui, mythomane mais heureux de vivre, doit quitter la France et retourner chez lui, en Afrique, dans un pays qui s’appelle « Balaphonie », y devenant enseignant sans en avoir les capacités. Y devenant aussi, au fil d’événements tous plus catastrophiques les uns que les autres, le symbole d’une communauté gay à laquelle, pourtant, il est loin d’appartenir.
On rit, on sourit, avec, quelque part dans la mémoire, un peu du Tartarin de Tarascon de Daudet. Et on se dit, surtout, que la bande dessinée africaine mériterait, largement, d’avoir plus de place dans les rayonnages de nos librairies…
Al’Mata : un auteur à découvrir chez l’éditeur « L’Harmattan ».
À suivre…
Jacques Schraûwen
(article paru dans « 64page », une revue qui ouvre ses pages à la bd actuelle ! Une revue à laquelle vous abonner !