Terpant, Dufaux et Giono : une aventure littéraire aux mille envoûtements !
Adapter un livre de Jean Giono, c’est se lancer dans une aventure périlleuse, tant il est vrai que son écriture est faite de musique, des frôlements du vent aux approches des âmes, d’une poésie dont la prose se fait mystérieuse.
Dans le cas présent, une adaptation de ce roman à l’intense poésie et à l’omniprésence d’une philosophie du mal et de ses attraits, ne pouvait être réussie que par des libertés d’écritures (celle du scénariste comme celle du dessinateur) totalement assumées. Et c’est bien le cas.
C’est la troisième fois que Jean Dufaux et Jacques Terpant travaillent ensemble à nous restituer des univers littéraires extrêmement personnels, La Varende comme Céline, et, aujourd’hui, Giono !
Avec le choix de ce roman, « Un roi sans divertissement », le pari était osé. Chez Giono, la langue prend toujours le pas sur le récit, sur l’anecdote d’une aventure racontée. Et c’est encore plus le cas avec ce « Roi… » qui raconte plusieurs histoires : il y a un tueur, un gendarme qui le poursuit et l’abat, il y a ce même gendarme, plus tard, s’installant dans le village de cette traque meurtrière, et finissant, pour ne pas se faire piéger par la beauté du sang et de la mort, à se suicider.
Plusieurs narrations, ainsi, se mêlent dans le roman. Et pour restituer ces différentes voix qui les racontent, les auteurs de cette bande dessinée ont choisi la voie de la théâtralisation. Une approche osée mais qui parvient pleinement à nous restituer tous les rythmes de l’écriture de Giono.
La vie est un théâtre, la littérature aussi, la bande dessinée également, elle qui, grâce à Terpant et Dufaux, nous donne à ressentir, profondément, le poids du silence tout au long de cet ouvrage.
Il faut dire que, dans l’œuvre de Giono, ce livre occupe une place très particulière… Petit ouvrage écrit vite, dans l’urgence presque, il n’est devenu symbole de tout le talent de Giono qu’au fil du temps. Un symbole qui se nourrit, essentiellement me semble-t-il, du souffle de liberté, à tous les niveaux, qui en sous-tend l’écriture.
Cette liberté est celle d’un auteur dont la puissance d’écriture était multiple. Dans ce Roi sans divertissement, n’y a-t-il pas comme une ambiance de « polar », à la Very, à la Magnan, écrivain extraordinaire qui eut comme mentors Giono et Thyde Monnier. Et cette ambiance, cette approche parvient à nous faire avec pudeur le portrait d’un homme secret aux secrets indicibles.
Une des grandes constantes de Jean Giono, c’est, bien évidemment, ce sud de la France où ses quotidiens et ses rêves se sont éveillés avant que de prendre vie de livre en livre.
Ce « pays », le scénario de Dufaux ne fait que l’esquisser. Mais le dessin de Terpant, par contre, lui donne corps, avec un réalisme poétique, comme l’était l’œuvre, dans une tout autre réalité littéraire, du Flamand Johan Daisne.
Le graphisme de Terpant, d’une extrême précision dans le geste comme dans l’ambiance, nous restitue ainsi, profondément, une géographie essentielle, chez Giono comme dans cette adaptation, à la création d’un vrai « climat »…
« J’aime ce qui ne se dit pas et qu’il faut découvrir », et « le respect, c’est de ne laisser d’illusion à personne » : ces deux phrases, picorées dans cet album, résument à leur manière ce qu’est le travail de Terpant en ce qui concerne les personnages qu’il met en scène, entre littérature, cinéma et théâtre.
Plusieurs femmes, ainsi, comme toujours chez Giono, peuplent le récit, les récits. Et Terpant nous les montre sans effet spécial de « maquillage », telles qu’en elles-mêmes l’âge les révèle, donc les embellit… Ce sont femmes de frissons et de vertiges, ce sont observatrices et actrices, ce sont témoins et juges, ce sont bruissements et silences…
Chacun est roi, chacun est maître du choix de ses divertissements, c’est-à dire de ses rencontres, de ses regards, de ses sourires, de ses absences.
Chacun est roi, sans doute, si pas de sa destinée, du moins de la façon de l’appréhender.
Chacun est toute une histoire, et dans ce livre, ce sont ces histoires parallèles hésitant à se mêler les unes aux autres qui sont la trame d’une histoire mille fois écrite : celle de toute existence vouée, de par ses failles et de par sa nature, à la mort…
Je le disais, Giono, c’est un écrivain dans les livres duquel les ambiances sont les éléments moteurs du plaisir de la lecture.
Et dans cette adaptation bd, cette ambiance est là, parfaitement rendue… Et elle l’est par le texte de Dufaux, bien évidemment, par le dessin de Terpant, tout aussi évidemment, mais aussi, immensément, par le travail de la couleur, en oppositions, en clairs-obscurs révélant des reliefs inattendus, en neige et en nature…
Giono était un prosateur poétique.
Terpant, avec ses couleurs, partage avec nous cette poésie sans rimes !
« Un roi sans divertissement » : une bande dessinée qui prouve qu’on peut faire œuvre originale en adaptant un roman… Originale, et réussie !
Un livre, donc, qui ne pourra que plaire aux amoureux de la BD qui ne ronronne pas dans les salons parisiens, et aux amoureux de la littérature, et de Giono bien entendu !
Jacques Schraûwen
Un Roi Sans Divertissement (dessin : Jacques Terpant – scénario : Jean Dufaux – éditeur : Futuropolis – 64 pages – août 2021)