Un livre à offrir, à s’offrir !
Schuiten, Peeters et une cité à redécouvrir… Le portrait à la fois réel et rêvé d’une ville et de ceux qui l’ont « inventée », hommes et lieux… Un album dans lequel écriture et graphisme s’illustrent l’un l’autre !
Regardez cette couverture…
Dans les vitres d’un immeuble moderne aux âmes formatées, on voit s’éveiller le reflet de symboles architecturaux bruxellois mélangés, façades et bâtiments… L’hier et le maintenant d’une ville se côtoient, se superposent, sans vraiment cohabiter… Et les habitants de ce Bruxelles-là ne sont que des passants qui glissent aux quotidiens de l’existence en gardant la tête baissée !
En un dessin, c’est un peu toute l’histoire de Bruxelles qui est révélée.
Bruxelles…
Capitale d’une région dont elle est le seul élément !
Capitale d’un pays aux frontières internes, comme le disait Claude Semal.
Ville obscure aux obscures dérives humaines, sociales, architecturales.
Cité désertée sans cesse détruite avec l’alibi de la « modernisation ».
Capitale d’une Europe plus politique que citoyenne, plus néo-libérale que proche des besoins fondamentaux des gens, dans leur vie de tous les jours.
Telle se dresse Bruxelles, en ce vingt-et-unième siècle. Une ville meurtrie que Benoît Peeters et François Schuiten, complices et amoureux tous deux de cette capitale, nous re-racontent, nous re-dessinent.
Benoît Peeters qui, dès sa préface, nous dit : « Bruxelles nous a marqués tous les deux par ses incohérences et son chaos ».
Et, cependant, tous deux, indissociables, nous racontent Bruxelles comme des amants… Des amants à la Brel, en quelque sorte : « n’est-ce pas le pire piège que vivre en paix pour des amants ? »…
Toute relation amoureuse ne peut être pleine, honnête, qu’en acceptant toutes les failles de l’autre, toutes ses dérives, toutes ses fuites… Sans défaut, la qualité n’est jamais vraiment visible, et c’est pourquoi, sans doute, Bruxelles se révèle pour Peeters et Schuiten, un rêve. Capital, c’est vrai… Mais un rêve, quand même, encore, toujours…
Et ces deux auteurs nous emmènent dans un Bruxelles qui n’a jamais été « immuable ». La très connue Grand-Place ne fut-elle pas au début du dix-huitième siècle, après une destruction de la ville par l’armée française, totalement reconstruite, totalement réinventée ? Et c’est, par son mélange de styles, par les compromis qui furent faits entre pouvoir et corporations, que cette place séduit encore aujourd’hui, comme elle a séduit hier Hugo, Gauthier… Cette place, et toute la ville, dont Nerval disait qu’elle « portait, comme des bijoux d’ancêtres, ses toits sculptés, ses clochetons et ses tourelles ».
Mais, les années passant, les compromis à la bruxelloise, à la belge, se sont souvent faits compromissions… Ou délires personnels… Il est intéressant, à ce sujet, de découvrir, dans ce livre, les échanges puissants qui eurent lieu entre le bourgmestre Bulls et le roi Léopold II… Deux visions différentes de la cité s’opposaient ainsi, avec une espèce de politesse tranquille, une politesse qui permit de sauvegarder une belle part de l’âme des pierres…
Cette intelligence polie n’a pas existé lorsqu’il fut décidé de détruire la maison du peuple, joyau architectural, social et sociologique dû à Horta. Elle ne fut pas de mise non plus dans la manière violente (comme le dit François Schuiten) dont fut créé un piétonnier qui ne plaît finalement à personne dès que se taisent les idéologies imbéciles de quelques assoiffés de pouvoir et de justifications à leurs erreurs…
Je le disais, ce livre est une balade… On y picore dessins et textes, selon ses envies, avec le plaisir, toujours, de l’érudition de Peeters, de son choix de citations, et le plaisir, aussi, de plonger dans des dessins qui nous montrent une ville à la fois réelle et imaginaire, à la fois ancrée dans nos regards et s’en détournant pour se recréer sans cesse.
Une balade, oui, avec des zooms avant sur des personnalités, des lieux, des souvenances, voire même des espérances.
La balade, ainsi, se fait ballade, pour nous permettre de dialoguer, au silence de notre lecture, avec Nadar qui vint, au jardin Botanique, faire voler son « ballon » devant une foule immense maintenue par de nouvelles barrières que l’histoire nommera à jamais « barrières Nadar »… Et dans cette foule, il y avait l’ami de Nadar, l’immense Baudelaire qui, on le sait, n’aimait vraiment pas, lui, Bruxelles et ses habitants !
De dialoguer avec le peintre Antoine Wiertz, artiste de démesure dont les œuvres peuvent s’admirer dans son musée, mais aussi, je pense, dans l’une ou l’autre maison communale, comme celle de Saint-Gilles.
De dialoguer, bien évidemment, avec Victor Horta, Paul Otlet, et ses rêves fous et essentiels de paix universelle, avec Magritte, avec Jacobs, avec des rues, des ruelles, des trains…
Dialoguer, de balade en ballade, pour mieux vouloir, simplement, laisser Bruxelles nous parler de ses souvenirs pour en laisser d’autres prendre vie… Parce que, comme le disent à la fois Peeters et Schuiten, chacun à sa manière, ce qui manque, sans doute, à Bruxelles aujourd’hui, écartelée entre une Europe aseptisée et une Belgique divisée, c’est la chance de pouvoir offrir des horizons pour des demains qui, enfin, respecteront (à nouveau) le tissu humain qui le construit. Parce qu’aucun lieu, ni ville ni village, ne peut vivre et s’épanouir sans que l’homme ne s’y sente libre, aimé…
Jacques Schraûwen
Bruxelles : Un Rêve Capital (auteurs : François Schuiten et Benoît Peeters) – éditeur : Casterman – octobre 2021 – 128 pages)