Un livre poignant, intimiste, poétique !
Ce livre nous parle, avec pudeur, avec tendresse même, des rapports entre une infirmière de maison de retraite et les résidents. Ce livre nous parle de l’âge, de la vie, de la mort, et de nous !
On pourrait croire à un livre surfant sur l’actualité, tant il est vrai que notre époque sanitairement instable a mis en avant cette profession trop souvent oubliée. Mais il n’en est rien ! Quentin Zuttion nous fait simplement le portrait d’une femme, passionnée par son métier, passionnante donc… Un portrait qui s’accompagne d’autres portraits, tout au long d’un livre discret, pudique, émouvant.
Cette thématique très particulière, celle d’une fin de vie dans un home pour personnes âgées, n’a, à ma connaissance du moins, jamais été traitée en bande dessinée… Pour vouloir aborder un tel sujet, il a fallu un déclencheur, bien évidemment… Un déclencheur qui, très vite, a laissé la place à la construction d’un récit de plus en plus profond et universel.
D’aucuns appelleront ce livre « roman graphique »… C’est, d’abord et avant tout, une bande dessinée, une excellente et inattendue bande dessinée ! Une chronique de vie quotidienne qui prend le temps de ne pas uniquement être anecdotique.
Le personnage central, axial ai-je envie de dire, la jeune Estelle, aime son métier. Trop peut-être. Elle se sent en quelque sorte responsable de rendre à ses patients leurs derniers jours vivables. Elle se sait, sans pouvoir vraiment l’exprimer, être complice de rêves et de souvenances, de réalités et de mensonges, de mémoires en destruction et d’éblouissements nostalgiques et mélancoliques.
Parce que ce qu’elle vit, au fil de ses jours de travail, au fil aussi de sa vie privée, de ses amours qui ne lui laissent qu’une sorte d’amertume, ce qu’elle vit, c’est l’opposition constante entre le réel et l’imaginaire. Cette opposition, c’est l’existence, désormais, des vieilles et des vieux dont elle s’occupe en usant de gestes et d’attitudes parfois très limites. Cette opposition est la sienne, aussi, elle est celle des visiteurs, toujours trop rares, de ces résidents pour lesquels Estelle se veut avoir le devoir de leur faire oublier le plus possible leurs solitudes toujours plurielles.
La construction narrative de cet album est déconcertante, elle aussi, comme pour se faire le reflet des vécus des différents personnages. Ce sont des tranches de vie, éparses, qui se mêlent. Mais ce sont aussi des enfouissements dans les passés imaginaires ou partiellement vécus. Ce sont enfin des moments oniriques, symboliques, métaphoriques.
Cette narration, en fait, se fait la compagne, simplement, des peurs et des angoisses de tout un chacun. Des patients, bien évidemment, de leurs soignants qui savent l’inéluctable de leur accompagnement, des familles, aussi, et de leurs failles. Un des personnages importants dans ce livre, c’est la fille d’une résidente dont les souvenirs ne correspondent aucunement à ce qui fut leur vie commune. Elle se bat, cette femme mûre, pour que reviennent des bribes d’un passé que sa mère efface peu à peu. Elle se bat, parce qu’elle a l’angoisse, peut-être, de ses propres futurs… Parce que, tout simplement, dans une sorte de réaction à fleur de peau, une réaction égocentrique, elle se découvre « oubliable »… Et que sommes-nous, toutes et tous, si nous avons la certitude d’être un jour totalement oubliés ?…
Disons-le franchement, ce livre n’est pas un ouvrage de « délassement ». Il n’est pas non plus une introspection facile et tant usée dans le nombrilisme de la grande majorité des « romans graphiques ».
Ce livre est un livre d’émotion et, à ce titre, un livre éminemment poétique. Baudelairien, à certains moments, lorsqu’on voit les personnages choisir la voie du gouffre pour nier au réel ses diktats, lorsque, aussi, le propos de l’auteur mélange la nécessité d’une beauté, d’une espérance et la trivialité d’un quotidien qui n’a rien de glamour…
On parle beaucoup, de nos jours, dans tous les médias, dans tous les tristes cénacles politiques, du besoin absolu que nous avons, collectivement, de « nous réinventer ».
Cette bd, dans laquelle se découvre une superbe mise en abyme, nous dit, calmement, en allant plus loin que les fleurs, les coquelicots, qui sont le symbole de cette maison de retraite, que toute existence ne mérite d’être vécue qu’en s’inventant, d’heure en heure, d’âge en âge, et, ce faisant, en inventant des vérités qui n’aident pas à vivre, mais qui sont le sel même de toute existence.
Pour ce faire, la virtuosité de Quentin Zuitton fait merveille. Son trait, avec un sens très particulier du flou, avec une approche extrêmement sensuelle des corps et, surtout, des regards, est lui-même porteur de toute la poésie de ce livre. Quant à l’utilisation qu’il fait de la couleur, avec parcimonie souvent, avec intensité parfois, elle ajoute encore à la beauté d’un récit qui nous touche toutes et tous.
Sans aucun manichéisme, sans sacrifier aux canons de la mode et de la « bonne pensée », en refusant d’ancrer son récit dans l’actualité qu’on nous impose, loin de toute caricature aussi, en petites touches sensibles sans sensiblerie, Quentin Zuitton se révèle dans ce livre un auteur à part entière, un raconteur de vie, de vies au pluriel, les nôtres et celles de nos proches…
Jacques Schraûwen
La Dame Blanche (auteur : Quentin Zuitton – éditeur : Le Lombard – septembre 2021 – 206 pages)