Toutes les bandes dessinées, n’en déplaise à quelques critiques à la culture limitée, ne demandent pas que ne soient utilisés à leur lecture que quelques neurones sans mémoire ! C’est le cas de cet album, étrange mais envoûtant.
Sans doute se trouve-t-on dans les années trente, quelque part en Allemagne. Dans un train, un vieil écrivain se demande si ce qu’il a écrit, avec passion ou par nécessité, par jeu ou volonté, si les mots qui ont été les siens, poèmes classiques ou modernes, si toute cette littérature l’a conduit plus loin qu’en son départ.
Dans son compartiment, un homme attire son attention. Monocle et air hautain, cet inconnu, soudain, réveille en lui l’envie d’écrire. Le besoin d’écrire…
Mais on l’attend. Un ami communiste, dans une auberge campagnarde.
Mais l’ami n’est pas là, pas encore en tout cas. Et l’écrivain, devant son verre de vin, commence son roman. Il donne un nom à cet inconnu, « M », et les premiers mots de son livre en devenir sont : « une histoire d’amour, d’innocence et de dépravation en des temps de pestilence ».
Immédiatement, les références sont évidentes… M, comme le personnage de Fritz Lang… Et un dessin puissant qui fait penser au cinéma expressionniste allemand… Et une serveuse, dans cette auberge, dont le nom, Lore, fait penser à l’acteur Peter Lorre…
Cependant, à partir de cette trame référentielle, Jean-Louis Schlesser au scénario et Marc Angel au dessin ne se contentent pas d’une plongée littéraire dans un monde aux contours précis. Ils s’amusent même, de page en page, à perdre le lecteur dans deux univers parallèles qui s’entrechoquent sans jamais cependant se fondre l’un à l’autre.
Deux univers parallèles, oui.
Il y a celui qu’imagine et écrit l’écrivain, un récit qui dévoile une Allemagne s’enfonçant dans le nazisme, un récit qui « danse au bord d’un précipice ». L’histoire, faisant penser à la fois à l’Ange Bleu et à Cabaret (références cinématographiques, encore…), d’une chanteuse de bouge, Perla, que M va sortir de la drogue pour en faire une vedette, avant de la rejeter aux abîmes de la dépendance… C’est là, sans aucun doute, une fable sur cette Allemagne qui accepte, avec l’illusion d’un courage qui n’est que le réel d’une lâcheté, le faux miroir du pouvoir de Hitler, sans se rendre compte que les promesses de renouveau vont se transformer, brutalement, en une apocalypse répugnante…
Mais il y a aussi l’autre univers, celui du présent des personnages. Celui de cette auberge loin de tout, mais dans laquelle, déjà, le nazisme s’installe peu à peu… Celui de cet homme qui écrit… Celui de cette serveuse qui se prend au jeu et qui veut se retrouver dans ce roman, sous les traits, bien sûr, de la belle éperdue et perdue Perla…
Ces deux histoires cohabitent sans heurts, grâce à une utilisation du dessin extrêmement réussie… Un noir et blanc agressif, anguleux, presque brut, d’une part, pour ce « présent » qui se construit, et une sorte de noir et blanc estompé, tel un lavis discret et presque poétique, pour ce qui est écrit, ce qui est raconté, ce qui est imaginaire…
Mais où se trouvent, finalement, la fiction et la réalité, et des barrières existent-elles vraiment entre la création d’un artiste mettant en scène une artiste, et un quotidien dans lequel le merveilleux n’existe qu’en rêve ?
Parce que c’est là, sans doute, que ce livre, parfois obscur, quelque peu difficile d’accès, prend tout son envol : c’est le processus de la création que les auteurs nous donnent à voir, à découvrir. Le processus de la création, oui, de toutes les créations, même, qu’elles soient littéraires ou politiques ai-je envie de dire. L’écrivain est le protecteur de ses personnages, il en devient le responsable, il finit par en être la victime. Les autres « humains » de ce livre, tels la belle Lore, jouent le jeu, jouent un jeu, les pieds ancrés dans le réel. De cette façon, les auteurs de cet album qui étonne, qui désarçonne, qui envoûte cependant, nous montrent des portraits de sentiments plus que de personnages, des portraits de désirs tus et inavouables, des portraits qui révèlent les limites de toute écriture, voire de tout engagement.
Certes, ce n’est pas un livre aisé. Mais c’est un livre qui montre que la bande dessinée est un art à part entière, un art qui prend vie quand il pose des questions sans spécialement y apporter des réponses, quand il ose se balader dans d’autres arts dont il devient le reflet sans cesse changeant. Le monocle de Von Stroheim n’y est qu’un symbole de plus, celui de la cohabitation, historiquement courte, de deux mondes, l’ancien qui participe consciemment à l’avènement du nouveau… Du nouvel ordre !
A lire, à savourer, en se laissant entraîner comme on se laisse emporter devant un tableau que l’on aime… Et grâces soient rendues à Mosquito, éditeur courageux et intelligent…
Jacques et Josiane Schraûwen
La Mauvaise Heure (dessin : Marc Angel – scénario : Jean-Louis Schlesser – éditeur : Mosquito – 2022 – 76 pages)