Anaïs Nin : Sur La Mer Des Mensonges

Anaïs Nin : Sur La Mer Des Mensonges

Un des meilleurs livres de l’année 2020 !…

Anaïs Nin fait partie de ces écrivain(e)s sulfureux qui, en des époques de morale omniprésente, ont osé faire de la littérature sans aucun tabou. Mais Anaïs Nin, c’était bien plus que cela, et je vous invite à naviguer, avec ce livre, sur la mer de ses mensonges et de ses vérités… En écoutant, dans cette chronique, une interview in extenso de Léonie Bischoff, l’autrice de cet excellent album…

Anaïs Nin © Castrerman

Ce livre n’est pas une biographie dessinée. C’est, plutôt, une tranche de vie de celle qui fut une des plus puissantes des écrivaines du vingtième siècle. Ecrivaine, égérie aussi, femme féministe et féminine, libérée et libertine.

Léonie Bischoff, l’auteure de cet ouvrage, nous plonge dans l’existence d’Anaïs Nin sans fioritures, sans en faire une icône non plus. Anaïs Nin, c’était un monde d’écriture, de talent, d’amours, d’amitié, d’amoralités totalement assumées, d’érotisme, d’angoisses. Anaïs Nin, c’était son mari, Hugo, c’était le Paris de la fête et des soirées bien arrosées, c’était la danse et ses sensualités, c’était aussi Henry Miller, probablement un des trois ou quatre écrivains essentiels du vingtième siècle. Un écrivain qui devint, non le mentor, mais le compagnon littéraire (et amoureux…) d’une Anaïs Nin toujours à la recherche d’elle-même au travers de ses mots.

Anaïs Nin © Castrerman

Bien sûr, l’érotisme est présent, parfois de façon très froide, dans l’œuvre de cette femme étonnante. Et le talent de Léonie Bischoff, dans ce roman graphique, c’est de ne jamais tomber dans la facilité, dans la vulgarité, dans une certaine forme de voyeurisme. Cela ne signifie pas qu’elle gomme le côté le plus intime d’Anaïs Nin, que du contraire, mais elle le fait avec pudeur, même dans des scènes ou des dialogues qui dépassent parfois des limites avouables. Léonie Bischoff ne fait pas œuvre de moraliste, elle fait œuvre d’observatrice passionnée par son sujet, et cherchant, sans cesse, à être fidèle à la lettre comme à l’esprit du personnage qu’elle a choisi de nous faire (re)découvrir.

Le dessin de Léonie Bischoff est d’une belle limpidité, et sa colorisation, aux crayons de couleurs, apporte lumière et poésie à toutes ses planches, avec, de ci de là, des envolées pratiquement poétiques, et symboliques aussi… La mer, très présente, n’est-elle pas depuis Freud un des symboles les plus marquants de la sexualité ? Et elle aime, lorsqu’elle s’approche du plus près possible des vérités et contre-vérités de cette écrivaine qui voulait écrire autrement que comme un homme, elle aime, oui, faire de son récit quelque chose de très pictural, avec des planches muettes, par exemple. Avec un dessin qui, de Bellmer à Klimt, avoue ses influences au travers d’une sorte de poésie graphique extrêmement réussie.

Ecoutez Léonie Bischoff vous parler avec passion de son livre
Léonie Bischoff

Dans ce livre, dans ce long et envoûtant voyage entre la réalité vécue au jour le jour et sa transformation par la magie de l’écriture, Léonie Bischoff se libère et nous libère en même temps de la vision idéalisée de l’amour que, toutes et tous, nous subissons.

J’aime tout particulièrement, dans cet ordre d’idée, une phrase que Léonie met dans la bouche de son héroïne : « je ne crois plus à ma propre soumission ».

L’art, qu’il soit celui de Miller, cru à l’extrême ou qu’il soit celui de Nin, racontant ses amours incestueuses et ses passés quelque peu sordides, est toujours un miroir tronqué de la réalité. Mais c’est dans le reflet de ce miroir que chacun peut devenir soi-même… Il ne s’agit pas de réconciliation avec qui on a été, mais de continuité dans la nécessité, pour Anaïs Nin comme pour son mari, comme pour Miller, d’assumer ses différences, et de « créer » en se sachant et en se voulant impitoyable pour ne pas être comme le monde voudrait qu’on soit !

Anaïs Nin © Castrerman

Ce qui transparaît vraiment, dans ce livre, c’est la liberté, celle de vivre, celle de créer, revendiquée par une femme hors du commun ! Et la force de Léonie Bischoff, l’autrice de cette bd, c’est aussi la fidélité qui est la sienne à l’égard d’Anaïs Nin, et l’envie qu’elle nous donne de lire son journal, ses romans, et de redécouvrir Henry Miller ! Femme de désir, Anaïs Nin est une femme d’aujourd’hui, d’hier, de demain… Une de ces rares artistes qui marquent bien plus que leur seule époque ! Lisez Léonie Bischoff, et, ensuite, plongez-vous dans les œuvres de Miller et de Ninn !

Jacques Schraûwen

Anaïs Nin : Sur La Mer Des Mensonges (auteure : Léonie Bischoff – éditeur : Casterman – 190 pages – août 2020)

Africa Dreams

Africa Dreams

Quatre albums pour mieux comprendre l’Histoire

C’est il y a quatre ans qu’une série se terminait, une série consacrée au Congo Belge, et à la personne du roi Léopold II. Ce roi qu’on injurie aujourd’hui et qu’on déboulonne en faisant fi de notre Histoire. L’occasion est donc bienvenue de se replonger dans cette série extrêmement bien faite et bien documentée !

Africa Dreams © Casterman

Le monde occidental, à la fin du dix-neuvième siècle, découvre l’Afrique. Il en découvre, surtout, les richesses possibles.

C’est le cas de Léopold II, roi des Belges, qui a  » acheté  » le Congo comme un entrepreneur acquiert une entreprise qui se doit d’être rentable.

A partir de cette réalité, celle d’un homme possédant tout un pays et ne cherchant qu’à rentrer dans ses frais, Maryse et Jean-François Charles ont construit, en quatre volumes, une saga qui est à la fois politiquement engagée et véritablement romanesque aussi.

Tout commence avec l’arrivée, au Congo, de Paul, un jeune séminariste idéaliste. Il est là pour apporter la civilisation aux sauvages africains, sans doute, mais aussi pour retrouver son père, qu’il n’a jamais vu, et dont, en Belgique, on dit pis que pendre.

Tout se continue avec Paul qui découvre que son père n’a rien à voir avec l’image qu’il s’est faite de lui, et que l’oeuvre de civilisation en laquelle il croyait cache des réalités bien plus mercantiles. L’esclavage, c’est vrai, est aboli. Mais au plus profond de ce territoire immense, on n’en est vraiment pas loin ! Et Paul jette sa soutane aux herbes folles de la brousse.

C’est d’aventure qu’il s’agit, ici, mais avec un préétabli : le côté obscur de Léopold II, et c’est bien cette personne royale qui est jugée dans cette série, et jugée presque à l’emporte-pièce. Dans la préface du premier volume, d’ailleurs, Colette Braeckman, remet les choses en perspective et souligne l’ambiguïté de l’image que ce roi revêt : en Belgique, on évite d’en parler, mais, pour les Congolais, il est malgré tout celui sans qui ce pays n’existerait pas dans les frontières qui sont les siennes et qui ont été tracées, en quelque sorte, par le roi belge.

Le propos, de par son évidence politique, aurait pu être pesant, c’est certain. Mais le talent des Charles comme celui de Bihel font qu’il n’en est rien, et que ce sont, d’abord et avant tout, les personnages qui émaillent cette saga, personnages nombreux au demeurant, qui sont le moteur du récit, et qui sont vivants, pleinement.

Africa Dreams © Casterman

Ce qui est frappant, et essentiel, dans ces quatre tomes, c’est l’approche double de l’époque qui est abordée. D’une part, il y a une description, sans tape-à-l’œil, des violences que subissaient les Congolais de la part des colons blancs. Une violence et une brutalité qui étaient, à cette époque, l’apanage de toutes les puissances coloniales, une violence et une brutalité faites d’ostracisme, qui ne sont pas sans rappeler ce qui, jusque dans les années 60 du vingtième siècle, sévissait encore aux Etats-Unis.

Le coup de maître, aussi, pour rendre le discours engagé de cette série accessible à tout un chacun, c’est d’avoir voulu que le Congo soit omniprésent, même lorsque les planches s’attardent en Belgique. Le Roi Léopold II ne connaît pas le Congo, il s’agit pour lui d’un investissement dont il rêve, rien de plus.

Et pour faire accepter ce rêve en Belgique, il y fabrique un Congo de pacotille, celui des serres de Laeken, celui aussi d’un village indigène reconstitué et visité par la haute bourgeoisie comme on visite un zoo. Chose, là aussi, qui a existé un peu partout dans le monde occidental.

Africa Dreams © Casterman

De personnages imaginaires en personnages réels, comme Stanley, ces quatre volumes dessinent, et le terme est parfaitement justifié, un Congo qui, déjà, se déchirait entre plusieurs réalités. Les colons, les missionnaires, certains obéissants aux consignes données, d’autres, à l’instar de Paul et de son père, révoltés et indignés… Les indigènes, aussi, parfois soumis, rarement revendicateurs…

Graphiquement, Frédéric Bihel, a fait le choix, de manière délibérée, de dessiner un Congo plus imaginé que réel, de le perdre dans les brumes du rêvé, d’en retenir d’abord et avant tout des ambiances, faites de moiteurs, de sons, de sensations extrêmes… Et, ce faisant, il réussit à nous restituer un  » vrai  » Congo. Le flou de ses dessins n’estompe le décor que pour mieux le rendre vivant…

Africa Dreams © Casterman

La construction narrative et le découpage graphique de cette série ont voulu faire voyager les lecteurs, entre Afrique et Europe, entre Congo et Belgique, entre fleuve majestueux et vieille Angleterre. Et le but est totalement atteint. On peut peut-être regretter la  » charge  » exclusive qui est portée dans cette saga contre le roi Léopold II et, à travers lui, contre la Belgique. Je pense, quant à moi, que le jugement historique, a posteriori, ne présente que peu d’intérêt, tant il est vrai que l’Histoire ne retient que rarement les leçons qu’elle crée pourtant elle-même. Mais à partir du moment où ce jugement s’élargit et nous donne une image précise et avérée d’une époque, c’est autre chose. Ce n’est plus vraiment du jugement, d’ailleurs, mais un regard. Un regard qui, dans cette série, se termine, avec le quatrième tome, celui qui met en scène, de manière symbolique, à partir de l’exemple du roi Léopold II, tout un système colonial, un système qu’on pourrait qualifier, en comparaison avec aujourd’hui, d’ultra libéral !

Quatre volumes, pas un de plus, et c’est toute une histoire, fouillée historiquement et graphiquement, qui nous est livrée dans  » Africa Dreams ».

Il y a une véritable osmose entre le dessinateur, français, et les scénaristes, belges. C’est aussi cette différence de nationalité, donc de vision de l’Histoire de la Belgique et du Congo, qui font que cette série réussit, le plus souvent, à éviter tout manichéisme trop facile !

Jacques Schraûwen

Africa Dreams (une série en quatre volumes – dessin : Frédéric Bihel – scénario : Maryse et Jean-François Charles – éditeur : Casterman)

Africa Dreams © Casterman
L’Arche De Néo : 1. À Mort, Les Vaches

L’Arche De Néo : 1. À Mort, Les Vaches

Une épopée animale de la liberté à l’abattoir !

En « bandeau », ce livre indique : « cet album n’est pas recommandé par votre boucher ». Bien sûr, on y parle de bien-être animal, un sujet bien ancré dans les réalités sociologiques d’aujourd’hui. Mais ne vous y trompez pas : cet album est surtout une aventure, animalière certes, mais d’un symbolisme terriblement humain !

L’Arche de Néo – 1 © Glénat

Néo est un cochon nain, une vraie vedette de la télé, un acteur hors pair qui a vanté pour des millions de spectateurs les produits les plus variés. Mais la gloire, pour les modèles animaux comme pour les humains, n’a jamais rien d’éternel ! Heureusement pour lui, sa retraite obligée le mène dans une Z.A.D., au sein d’une ferme pleine d’animaux choyés par une famille d’humains soucieux du bonheur de leurs animaux, qu’ils soient de compagnie ou d’élevage.

L’Arche de Néo – 1 © Glénat

Seulement, le bonheur, comme la gloire, n’est jamais qu’éphémère, et les propriétaires de cette ferme sont chassés par des CRS à la brutalité sans commune mesure avec le pacifisme tranquille de leurs convictions. La Z.A.D. est condamnée à la disparition, pour des raisons qui ne sont que celles de la rentabilité, du respect d’un pouvoir aveugle. Et les animaux, eux, comprennent que « l’abattoir », ce mot qu’ils connaissent mais dont ils ne savent pas le sens, ce mot qui leur fait horriblement peur, ils comprennent que c’est l’abattoir qui les attend.

Et Néo s’enfuit, avec quatre autres animaux : Renata, la vache laitière, Bruce, le boeuf des Highlands, Ferdinand, un coq qui n’en est peut-être pas un, et Soizic, une belle brebis bretonne.

L’Arche de Néo – 1 © Glénat

Unis par la peur et une amitié qui, peu à peu, devient indispensable à leur survie, ces animaux vont donc fuir mais vouloir, en même temps, sauver leurs autres amis. Et, dès lors, c’est une épopée, oui, qui commence pour eux, une quête… Celle de la liberté, bien sûr, mais aussi celle de la connaissance du monde dans lequel, désormais, ils sont obligés de vivre, tant bien que mal.

Dans la thématique ainsi abordée, on n’est pas loin, mais avec infiniment plus de réalisme, des premiers albums de « Chlorophylle ».

Mais le traitement, ici, est totalement différent. Il abandonne tout manichéisme, il ne cherche pas à cacher la réalité de la mort, il remet l’homme à sa vraie place, celle d’un prédateur impitoyable.

Un traitement différent, oui, mais qui parle aussi d’entraide, qui montre que les rencontres, même si elles se terminent dans l’inacceptable, sont des richesses, des chances de faire de la différence un chemin de liberté. De libertés plurielles, même.

L’Arche de Néo – 1 © Glénat

Fable qui, tout compte fait, se révèle bien plus à hauteur humaine qu’animale, ce livre est passionnant. Le scénario de Stéphane Betbeder commence lentement, il prend le temps de nous faire découvrir les différents protagonistes, de nous les faire connaître. Et puis, la fuite venant, l’épopée commençant, le rythme s’accélère, les dialogues se font plus perçants, la peur plus palpable… tout comme l’émotion, celle des différents animaux héros et celle du lecteur !

Et le dessin, lui, est d’une beauté évidente. Paul Frichet se révèle à la fois un illustrateur animalier hors-pair et un coloriste amoureux de la lumière, de la chaleur des tons, d’une efficacité graphique sans défaut ! Il n’y a rien, dans son dessin, de caricatural. Et c’est ce qui fait encore plus la force de cet album, peut-être, c’est de nous immerger, nous, lecteurs, dans la nature, à peine sauvage parfois lorsqu’on voit la sauvagerie de l’être humain !

L’Arche de Néo – 1 © Glénat

Ce livre n’a rien d’un pamphlet, même s’il aborde des thèmes qui, de nos jours, sont « à la mode ». Ce n’est pas un album végan. C’est, tout simplement, un excellent récit (dont les derniers dessins nous font espérer une suite encore plus passionnante !) raconté avec talent par deux auteurs qui réussissent à nous parler de nous et de nos travers sans pour cela chercher sans arrêt à nous culpabiliser.

A sa manière, sans aucun doute possible, c’est un livre qui ouvre les yeux, qui fait réfléchir, mais qui, surtout, se révèle être une fameuse bonne histoire !!!

Jacques Schraûwen

L’Arche De Néo : 1. À Mort, Les Vaches (dessin et couleur: Paul Frichet – scénario : Stéphane Betbeder – éditeur : Glénat)

L’Arche de Néo – 1 © Glénat