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Adèle Blanc-Sec, immortelle, par Dominique Grange!

Jacques Tardi et Dominique Grange forment depuis bien longtemps un couple… Un duo d’artistes engagés… Il était donc normal que Dominique Grange participe à cet ultime épisode de l’immortelle Adèle!

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Une chanson, à écouter, en souriant, après avoir lu l’album de Tardi, avant de le relire, de s’y replonger avec une vraie forme de liberté. Parce que la bande dessinée se nourrit, comme la chanson, de rythmes autant que de mots, en une fusion toujours étrange, le chant de Dominique Grange et les mouvances folles et narrativement anarchiques d’Adèle et de ses mille et un comparses forment une unité de style incontestable.

Dominique Grange
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« J’écris pour ne pas mourir », disait l’immense Anne Sylvestre… Ecrire, chanter, dessiner, pour rendre à la vie ses essentielles folies, ses lyriques démesures, voilà ce que Tardi et Grange réussissent à faire, avec, toujours, le sourire… Un sourire crispé, certes, à l’humour quelque peu désespéré! Mais jamais désespérant…

Immortelle Adèle – copyright Dominique Grange

Jacques Schraûwen

Adèle Blanc-Sec : 10. Le Bébé des Buttes-Chaumont

Adèle Blanc-Sec : 10. Le Bébé des Buttes-Chaumont

Un livre étonnant, fou, démesuré, impossible à résumer, foisonnant, surréaliste, pataphysicien, un livre à la naissance duquel les feuilletonnistes du dix-neuvième siècle rencontrent Jules Verne, Alfred Jarry et Louis-Ferdinand Céline ! Une chronique dans laquelle ECOUTER Jacques Tardi !

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Le personnage d’Adèle Blanc-Sec, une héroïne vivant dans les années 20, a été créé au milieu des années 1970 par Jacques Tardi. A la fois féministe, individualiste, libre, révoltée face à une guerre à peine terminée, anarchiste aussi, Adèle est une aventurière perdue dans un monde de routines transpercées par un « fantastique » omniprésent.

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Tardi est un auteur essentiel, un homme, et c’est rare, qui est resté fidèle pendant toute son existence à ses idéaux de jeunesse, à ses colères, ses révoltes. Son œuvre est fabuleuse. Outre Adèle Blanc-Sec, il y a des adaptations de Manchette, « Le Cri du Peuple », Elise, ses albums nombreux consacrés aux horreurs de la première guerre mondiale, ceux aussi qu’il a consacrés à son père et à la guerre 40-45, sa manière exceptionnelle, également, de donner vie à Nestor Burma, le personnage du romancier Léo Malet. Et Brindavoine, et Ici Même, et Polonius… Et tant d’autres encore…

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Et pour mettre fin à la saga de l’immortelle Adèle, Tardi s’est amusé à nous plonger dans un univers complètement dingue, avec une épidémie, des trottinettes anachroniques, des momies qui rajeunissent et nous parlent d’immortalité.

Et Tardi a dédicacé ce livre à Dominique Grange, sa chanteuse préférée. Et son épouse depuis une quarantaine d’années. Dominique Grange, d’ailleurs, a enregistré une chanson consacrée à Adèle Blanc-Sec… Engagée elle aussi, dans des combats de liberté, elle a été la première lectrice de ce livre-ci.

Jacques Tardi et Dominique Grange

Tardi a créé, avec cet album, une sorte de tourbillon envoûtant empli de références de toutes sortes qui font de son récit une métaphore grinçante de nos propres présents. Grinçante, mais souriante, aussi, comme si Tardi prenait un immense plaisir à faire un pied de nez au réel et à ses contraintes !

Ces références ratissent large… Tous les albums précédents d’Adèle se retrouvent dans celui-ci, mais aussi d’autres livres de Tardi comme « Le Démon des Glaces », et le tout s’ancre, dans les actualités des années 20, dans une approche iconoclaste des institutions comme l’Académie Française. Il y a des références, bien évidemment, à la guerre et aux abattoirs, à Hergé, au Covid, au vaccin, aux masques, à la langue française, ses richesses et ses abandons…

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Je le disais, ce livre est impossible à résumer… Il faut se laisser aller, s’y balader, se laisser entraîner dans des tas de chemins de traverse qui sont ceux de l’imagination, donc de la liberté.

Usant et abusant avec une sorte de plaisir enfantin des trucs et ficelles du roman-feuilleton, du mélo, de la ligne claire même, Tardi mélange la provocation et la folie jouissive de l’absurde et de l’improbable. Il en résulte un livre inclassable et profondément libre, dans son ton comme dans sa forme.

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Ce dernier Adèle Blanc-Sec est déroutant, c’est certain ! Il faut s’y promener comme un enfant se balade dans une forêt imaginaire… Il donne envie, par ses références, de se replonger dans toute la série ! Jacques Tardi réussit et réussira toujours à nous étonner ! Jusqu’à cette fin qui semble une porte ouverte vers une suite, une suite qui, pourtant, n’aura jamais lieu… Avec l’apparition d’organismes vivants (et réels, eux !) prêts à envahir le monde: les tardigrades…

Dominique Grange et Jacques Tardi: les tardigrades

Ce livre ne demande pas d’user de son sens de la logique. Comprendre, en fait, n’est en rien important quand on se trouve dans le « fictif ». On est presque dans du Bunuel totalement délirant, avec une bande son entre Malet et Céline, le tout mitonné d’un peu d’Audiard. Et il faut souligner aussi le mise en couleurs de Jean-Luc Ruault qui s’immerge totalement dans l’univers déjanté de Tardi.

Jacques et Josiane Schraûwen

Adèle Blanc-Sec : 10. Le Bébé des Buttes-Chaumont (auteur : Jacques Tardi – couleurs : Jean-Luc Ruault – éditeur : Casterman – novembre 2022 – 64 pages)

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Airborne 44 : 10. Wild Men

Airborne 44 : 10. Wild Men

La guerre 40-45 n’a pas fini de se rappeler à notre mémoire… Par l’actualité, d’abord, toutes les guerres, finalement, se ressemblant, par la nécessité, ensuite, de se rappeler que toutes les guerres sont méprisables, même si elles peuvent permettre à des individus de se découvrir !

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Cela dit, parler de la guerre 40-45 peut avoir l’air de participer à une sorte de mode. Mais ce n’est pas toujours le cas… Et, avec Airborne 44, on est loin, fort heureusement, de ces bd qui nous parlent d’héroïsme au premier degré…

Pour Philippe Jarbinet, l’auteur complet de cette série consacrée à la seconde guerre mondiale, parler de cette époque, cela doit être d’abord parler d’êtres humains, et les montrer vivre, survivre…

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Une des caractéristiques de cette série réside dans sa construction en petites histoires conjuguées en deux albums… Et ce « Wild Men » est la fin d’un diptyque…

Dans le premier volume, on a fait la connaissance de deux soldats américains, à Nice. Virgil, un Noir, et Jared, un Blanc… Un Blanc dont la sœur a été tuée par des Noirs, aux Etats-Unis, et qui, de ce fait, hait profondément, dès leur première rencontre, Virgil… Ces deux soldats sont envoyés en Belgique, du côté de Stavelot, avec les contingents devant stopper la contre-offensive allemande. Les hasards de la guerre étant ce qu’ils sont, ils se retrouvent ensemble, loin de leurs lignes, obligés de s’accepter l’un l’autre s’ils veulent survivre…

Et survivre aussi au froid, à la neige…

Philippe Jarbinet: le dessin

Jarbinet maîtrise parfaitement son sujet et son dessin, avec des moments de silence dans l’hiver de son récit pour créer la tension. Son graphisme, d’un réalisme à la fois personnel et dans la lignée de gens comme Hermann ou même, pour les visages, de Vance, est superbe… Tout comme sa couleur qui souligne les moments forts de son récit… La manière dont Jarbinet dessine ses paysages enfouis dans la neige et la froidure est époustouflante ! Tout comme sa façon, graphiquement, et par la grâce de son utilisation de la couleur, d’estomper les horreurs inhérentes à un tel récit, en construisant des séquences aux tons presque sépia…

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Philippe Jarbinet: traitement différent des couleurs

Survivre… A la haine, à la guerre, au passé. C’est cela que nous raconte Jarbinet, ici, dans Wild Men: l’errance de ces deux hommes, issus de milieux différents, de couleur différente aussi, en une époque où le racisme était plus que fréquent. Alors, certes, c’est un livre qui nous montre la guerre… Mais au-delà des horreurs et des tueries, cette guerre est plutôt le décor tragique d’une rencontre entre deux êtres humains… Deux frères d’armes… Mais Virgil et Jared sont des frères ennemis… Des éléments vivants perdus dans une tragédie presque classique.

Philippe Jarbinet: la guerre

Jarbinet, en conteur habité par son sujet, sait que les raccourcis propres à l’art même de la bande dessinée se doivent de passer par le dessin. Et son dessin, dès lors, d’un réalisme à la fois puissant et retenu, à la fois descriptif et pudique, aide à ce que chaque personnage, même n’étant qu’un passant dans le récit, prenne vie, prenne chair, et se révèle, dans l’ombre de ce qu’il laisse, comme essentiel à la construction de l’histoire racontée. C’est le cas d’Edith, une Belge qui aide Virigil, que Jared ne veut pas aider, mais qu’ils vont, à deux, sauver…

Philippe Jarbinet: le personnage d’Edith

Je le disais, avec Airborne 44, on se trouve loin, très loin, de la simple anecdote de guerre. Tout comme avec Speltens par exemple, ou Tardi dans un tout autre genre graphique et narratif, Jarbinet choisit la voie de l’humanisme. On parle souvent du devoir de mémoire. Jarbinet, avec Airborne 44, en est un artisan à taille humaine…

Et les qualités de ces ouvrages, de celui-ci en particulier, sont nombreuses. D’abord, même s’il s’agit d’une histoire imaginée, elle se déroule dans un monde parfaitement retranscrit, celui des alentours de Stavelot en 1944. J’ai eu ainsi le plaisir d’accompagner Philippe Jarbinet tout au long des lieux qu’il a dessinés. Et de le faire dans un convoi militaire de passionnés des engins motorisés de cette époque… Découvrir Rochelinval ou la ferme de Dairomont, et les comparer avec les dessins de l’auteur, le tout en camion Dodge d’époque, je peux vous dire que c’est impressionnant… Ce qui est impressionnant aussi, c’est la parfaite fidélité des dessins des jeeps et des camions…

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Etrangement, ce livre, axé pourtant essentiellement sur deux hommes, deux militaires, est aussi un livre d’amour… Au sens large du terme ! L’amour entre une homme et une femme que des continents peuvent séparer, l’amour entre deux hommes qui ont appris, non pas à se respecter, mais à savoir qu’ils ont fondamentalement besoin l’un de l’autre malgré, ou grâce à leurs différences. L’amour fugitif, mais aussi l’amour qui fait croire à l’éternité, n’est-ce pas ce sentiment tellement oublié qui, en définitive, se trouve être le vrai centre de gravité de « Airborne 44 »?

Avec un découpage extrêmement cinématographique, Philippe Jarbinet semble nous dire qu’on ne se quitte jamais lorsque l’on s’aime, tout simplement. Et que les mots écrits permettent, justement, de ne pas se perdre… Et de ne plus jamais, par la force de cet amour, « vivre en fléchissant les genoux »…

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Ne fait-il pas dire à un de ses personnages, justement : « Je garde une trace de ce qu’on vit. Rien de secret. Des choses qu’il ne faudra pas oublier. » !

Il y a dans cet album, indubitablement, un vrai travail d’écriture, également, qu’il faut souligner…

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Je disais qu’il s’agit d’un album au contenu d’abord et avant tout humain. Et cela s’impose jusque dans la conclusion qu’en écrit Jarbinet. Il nous dit qu’il faut oublier pour vivre…

J’avoue avoir été quelque peu désarçonné par cette sorte de morale proche de celles de La Fontaine… Mais il m’a dit aussi, à l’issue de cette balade à la fois dans cet album et dans une région précise de la Belgique, que pour exister, il faut, au contraire, ne pas oublier…

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Philippe Jarbinet: exister

Jacques et Josiane Schraûwen

Airborne 44 : 10. Wild Men (auteur : Philippe Jarbinet – éditeur : Casterman – 64 pages – octobre 2022)