Il y a eu ma chronique écrite, avec interview de Laurent Bonneau. Voici, à regarder et à écouter, mon intervention sur l’antenne de la RTBF, ce samedi 16 septembre à 07h37… « Ceux qui nous touchent« : Un livre, réellement, à ne pas rater, un livre super et superbement intelligent, un livre à contre-courant de toutes les modes imbéciles…
En cette rentrée littéraire, voici, à mon avis, un des livres-phares dans le monde de la bande dessinée. Un récit à la fois très large, et très intimiste…
Dès le titre, le lecteur sait qu’il va se trouver en présence d’un livre très personnel… Les auteurs ont éprouvé le besoin de bien indiquer que les personnages qu’ils vont nous faire découvrir leur ont imposé des émotions, des sensations, et que leur but est de les partager avec nous, les lecteurs, sans fards, sans faux-semblant, sans effets spéciaux.
Nous sommes les inconnus avec qui un scénariste et un dessinateur ont décidé de partager une tranche de vie qui, comme ils le disent, les touche, profondément… Peut-être parce qu’une des thématiques utilisées s’intéresse à la création artistique. Il s’agit là d’une sorte de pari qui s’avère une belle réussite.
Un autre défi que Damien Marie au scénario et Laurent Bonneau au dessin ont choisi de vivre, avec cet album, c’est de l’inscrire en-dehors de toute mode, d’en faire une œuvre totalement à contre-courant de ce que la société semble vouloir généraliser… Pas de « feel good », pas de sang, de violence, de haine… Pas d’Aventure susceptible de faire rêver…
C’est un livre hors-mode, oui…
Un album à contre-courant. Il ne s’agit pas de positiver, il ne s’agit pas de trouver son bonheur dans son travail… On nous y parle au contraire du boulot qui, dans la réalité de chaque jour, éteint les rêves et s’oppose, de fait, au bonheur…C’est un livre désespérant qui nous parle de désespoir… Mais pas seulement !
Le récit, vous l’aurez compris, est simple… Fabien travaille dans un abattoir. Son épouse est infirmière. De ce fait, leurs horaires sont parfois inconciliables, et leur petite fille se révèle être un vrai lien entre ses parents. Ce qu’adore cette gamine, ce sont les histoires que son père, le soir, lui raconte. Des histoires avec de la magie, bien sûr, mais aussi avec des péripéties que cette enfant impose à son père d’intégrer dans ses récits.
Et puis, un jour, Fabien « fait la rencontre », dans son abattoir, d’un cochon tatoué… Il découvre la tatoueuse, une jeune femme autiste… Et lui qui fit des études artistiques oubliées depuis bien longtemps se replonge dans le monde de l’art avec l’espoir, presque une certitude, de donner vie aux rêves qui étaient ceux de sa jeunesse.
A partir de cet instant, c’est un portrait de notre société qui nous est montré, un portrait de la vie telle qu’elle est, réellement, loin des discours et des théories qui se multiplient… La vie, la famille, les sdf, l’ennui, l’enfance, l’amitié, les animaux, la pauvreté, la gentillesse, le partage, l’argent…
Plus qu’une tranche de vie, ce livre nous parle du triste temps d’un rêve qui se détruit… Avec cette remarque, dans le livre : « on n’est jamais seul à rater sa vie » ! Et c’est l’ambiguïté superbe de cet album que d’être à la fois désespérant et merveilleusement humaniste…
Un des éléments moteurs de ce livre, c’est le rapport entre le père et sa fille… Ce rapport qui se construit presque comme une fable, comme une interprétation primaire de ce qu’est l’acte créatif. Le père raconte, imagine donc, mais sans sa fille, son imagination serait simpliste… On pourrait presque y deviner les rapports étroits qui doivent sans doute exister entre un scénariste et un dessinateur plus que complices, fusionnels dans la construction d’une « histoire » ! Oui, le scénario semble presque construit comme une histoire que se racontent et s’inventent sans cesse un homme et sa petite fille!
Et ce qui accentue encore cette complicité tangible entre les deux auteurs, c’est l’utilisation qu’il font des mots, entre le dialogue et le monologue ou, plutôt qu’un monologue, un dialogue solitaire avec le lecteur. Et en tant que lecteur, on se retrouve ainsi à la fois spectateur de ce qui se déroule dans un réel en partie imaginé et à la fois partie prenante de ce que le personnage central, Fabien, pense…
C’est un livre sur le passage de l’imaginaire à la réalité, avec cette question battue en brèche par les « installés » de l’art : ce passage ne serait-il, finalement, offert qu’à l’enfance et à l’art ?… Un art qui ne se contenterait pas de chercher à dénaturer Pornocratès ?…
Je parlais de réussite… Et elle est à tous les niveaux… Narrativement… Littérairement… Graphiquement aussi…
Laurent Bonneau accompagne et crée le récit avec un dessin entre le réalisme de la photographie et l’esquisse.
Bonneau privilégie les gestes aux expressions, il utilise les décors urbains pour accentuer encore un peu plus la pesante présence d’une société déshumanisée, mais dans laquelle les amitiés et les amours sont les vraies lumières.
Et puis, il y a cette couleur, étonnante parce que simple, et omniprésente en même temps.
C’est la couleur du temps qui passe…
C’est une couleur qui se différencie des habitudes : elle ne crée pas des séquences, elle répond, en fait, aux sensations et émotions du dessinateur au fil du récit qu’il nous offre…
Je vous l’ai dit en entrée, ces gens comme vous, comme moi, qui ont touché, donc ému, Laurent Bonneau et Damien Marie, m’ont ému également… La vie n’est pas un conte de fée, et peu de gens arrivent à donner vie à leurs rêves… Mais, même au-delà de l’échec, donc du désespoir, il y a cette lueur qui reste, et qui est celle de l’humain capable d’aimer ses amis, sa fille, son épouse…
C’est un livre sombre. C’est un livre vrai. C’est un livre plongé dans le monde qui est le nôtre.
C’est un livre à la fois intelligent et important !
Jacques et Josiane Schraûwen
Ceux qui me touchent (dessin : Laurent Bonneau – scénario : Damien Marie – éditeur : Grandangle – août 2023 – 224 pages)
Des personnages en veux-tu en voilà, tous plus barges les uns que les autres, dans un New York de démesure…
New York, 1969… Charlie, petit comptable de Tony Zardella, un parrain de la mafia, se fait aborder en pleine rue par une hippie blonde et terriblement entreprenante… Cet « abordage » est un prétexte pour le vol du portefeuille du pauvre Charlie… De sa mallette, aussi, dans laquelle des livres de comptes « brûlants » se trouvent… Il s’en suit une poursuite, une recherche, et, surtout, comme dans un jeu de piste, des lieux et des personnages qui s’ajoutent les uns aux autres, dans le stupre et la fornication, pour former la trame d’un puzzle d’où dégoulinent mauvais sentiments, émotions amoureuses, trahisons, surprises, et sang, bien évidemment !
Depuis les années 80, Moynot s’est fait une vraie place dans le monde de la bande dessinée noire… Avec une véritable personnalité dans la façon qu’il a d’aborder le monde de la nuit, le monde de la mort, la description presque caricaturale des bons et des méchants, mais en les ancrant, profondément, dans leur époque, et, de ce fait, dans une forme de vérité historique. Incontestablement influencé à la fois par les romans américains que l’on dit noirs et par le cinéma, celui des années 50 mais aussi celui de Coppola ou, plus récemment, Tarentino, Moynot aime aussi surprendre…
C’est ainsi qu’il aime s’aventurer dans l’humour absurde et provocateur, par exemple, dans des œuvres plus documentaires aussi, pour des livres dans lesquels il peut se laisser aller à d’autres graphismes, à d’autres manières d’border ses sujets. A d’autres couleurs aussi… Et dans ce livre-ci, avec un titre clin d’œil, c’est exactement ce qu’il fait… Et on ressent, de page en page, le plaisir qui est le sien à nous le faire suivre dans un jeu de morts de vies intimement mêlées…
C’est Moynot aussi qui, dans la continuité graphique de l’immense Tardi, dessine le personnage mythique de Léo Malet, Nestor Burma…
Dans « Charlie… », on a un peu l’impression que c’est pour lui, avec des couleurs « pop-art », des décors jamais esquissés mais simplifiés, une échappée des contraintes de Nestor Burma… Mais, ce faisant, et sans vraiment s’en rendre compte sans doute, il se rapproche des thématiques que Léo Malet, abandonnant pour un temps son héros, avait abordées dans sa fameuse Trilogie Noire » !
Cela dit, n’allez pas croire que cet album n’est que récréatif pour son auteur comme pour ses lecteurs ! Moynot s’est amusé, et nous amuse, en détournant tous les poncifs des « romans de gare » comme des films de série b ! Et les poncifs ne manquent pas : la mafia, les comptables bien sages obligés de travailler pour des truands, le jeune flic qui croit en son métier héroïque, les Blancs et les Blacks, les gays, l’amour libre, les policiers pourris, les hommes coincés moralement et sexuellement… Tous ces tics de la littérature et du cinéma policier sont bien présents dans ce livre, mais avec une forme de dérision, mêlée de cruauté, de folie teintée de réalisme qui ne peut qu’enchanter le lecteur ! Il s’agit d’une sorte d’amusement pervers, mâtiné d’une forme de nostalgie souriante…
C’est une galerie de portraits que nous offre Moynot… Des portraits très colorés, comme l’était le pop-art en cette époque charnière entre les années 60 et les années 70, des portraits tracés à grands coups de pinceau utilisés parfois comme des scalpels, le tout dans un découpage serré, plein de séquences, voire même de plans séquence…
Et ces portraits, ma foi, et les fils conducteurs qui, en écheveau, les réunissent les uns aux autres, sont particulièrement agréables à découvrir !
Un livre noir, donc, que ce « Charlie »… Un livre réussi… Et pour le trouver, ce fameux Charlie, amusez-vous à découvrir que, finalement, tout le monde peut être ce personnage falot et pourtant important…