Aimer Pour Deux

Aimer Pour Deux

Le portrait intimiste d’une femme pendant la guerre

Aimer pour deux, c’est une partie de l’histoire de la mère du scénariste, Stephen Desberg. C’est un album surprenant, c’est un album « habité », c’est un livre très personnel…

Aimer pour deux © Bamboo GrandAngle

Oui, c’est un livre qui tient à cœur à son scénariste, le Belge Stephen Desberg… C’est beaucoup de son histoire, de ses origines, qu’il nous raconte dans « Aimer pour deux ».

Une histoire qui se déroule pendant la guerre 40-45. Monique a 20 ans, elle arrive à Paris, en 1941. Paris occupée… Certes, elle subit cette guerre, jusque dans la vision de la mort d’un de ses amis musiciens… Mais elle est surtout avide de sa propre jeunesse, avide de vivre ses vingt ans avec passion.

Aimer pour deux © Bamboo GrandAngle

Et donc, cette femme, c’est la mère de Stephen Desberg… Un scénariste pour qui, de manière évidente, était venu, à la genèse de cet album, le besoin de partager des émotions et des sentiments puissants.

Stephen Desberg : le scénario

Monique, de par ses amitiés, a la chance de pouvoir briller dans une société où se côtoient les belles femmes et les officiers allemands. Sans doute ne ferme-t-elle pas totalement les yeux, mais elle n’a pas non plus le besoin de quelque engagement que ce soit.

Observatrice bien plus qu’actrice, elle se plonge dans un monde en déliquescence, certes, mais dans lequel les arts, la littérature comme la musique, occupent une place importante.

Aimer pour deux © Bamboo GrandAngle

Monique n’est pas une héroïne…

Stephen Desberg et Emilio van der Zuiden : le personnage de Monique

C’est dans le monde de la nuit, de l’art aussi, qu’elle rencontre Francis, qu’elle l’épouse, qu’elle devient mère d’une petite fille.

Mais voilà, à la Libération, elle tombe amoureuse d’un officier américain, elle abandonne tous ses droits sur sa fille, et elle s’en va.

Avec son nouvel amour, elle va avoir un fils. Stephen Desberg.

Et c’est donc de sa mère que Desberg nous parle…

Pour ce faire, il fait parler sa mère dans ce livre, et c’était un pari risqué… Un pari gagné… Monique nous devient proche, on ne la juge pas, on la découvre, on la regarde vivre. On comprend, avec Desberg, que les péchés n’appartiennent qu’à soi. On comprend que le révélateur premier des passions humaines, c’est la mort, son côté à la fois hasardeux et inéluctable. On plonge aussi dans une œuvre littéraire, dans l’écriture comme dans les références : Pierre Louys, Valéry, Dorgelet, Breton, Céline, Brasillach sont présents, comme en décor.

Et il faut souligner, ici et là, dans l’écriture de Desberg, quelques alexandrins qui rythment, à leur manière, la narration !…

Aimer pour deux © Bamboo GrandAngle

C’est un livre écrit au hasard de la mémoire, et qui nous parle d’enfances en déchirure, celle de Stephen Desberg et celle de sa demi-sœur. C’est un livre tendre et douloureux…

C’est un livre hommage, certainement, mais qui n’occulte rien de ce qu’est la culpabilité.

Stephen Desberg : la culpabilité

Semi-réaliste, le trait d’Emilio van der Zuiden est exactement ce qu’il fallait à ce récit. Pour dessiner la guerre, ou, en tout cas, sa présence dans les rues de Paris, il aurait pu forcer le trait, choisir de montrer la grisaille d’une époque pour le moins horrible. Il fait tout le contraire, il reste simple, observateur, sans effets spéciaux, proche de ses personnages, pratiquant, graphiquement, un humour tranquille, comme dans cette page où apparaissent des personnages de Hergé…

Emilio van der Zuiden : le dessin

Le dessinateur, en outre, nous restitue, graphiquement, cette époque, dans ses ambiances plus que dans ses décors précis.

C’est Paris qu’il réinvente, à sa manière, en faisant de cette cité un lieu symbolique réussissant à devenir, pour le lecteur, d’une belle réalité.

Aimer pour deux © Bamboo GrandAngle
Emilio van der Zuiden : les décors

Et il faut souligner le travail exceptionnel, tout en contrastes, tout en délicatesse, du coloriste Fabien Alquier. C’est un livre passionnant, qui nous donne à voir une époque à taille d’une femme qui désirait être désirée… Un livre-hommage, mais bien plus aussi : un livre qui nous montre, sans jugement, que nul ne peut prévoir sa réaction face à l’inacceptable. Et qui met face à face l’Amour, la passion, et l’horreur et l’injustice…

Jacques Schraûwen

Aimer pour deux (dessin : Emilio van der Zuiden – scénario : Stephen Desberg – couleur : Fabien Alquier – éditeur : Bamboo GrandAngle)

« How i live now » et « Féroce »

« How i live now » et « Féroce »

Deux conseils lectures, deux excellents livres de chez Glénat !

Ce sont deux univers très différents l’un de l’autre que je vous invite à découvrir. Deux univers, cependant, qui, chacun à sa manière, se révèle être le reflet, aussi, de nos quotidiens… A lire, à faire lire !

How I Live Now

(dessin et couleur : Christine Circosta – scénario : Lylian d’après Meg Rosoff – éditeur : Glénat – 144 pages – septembre 2021)
How I Live Now © Glénat

Une guerre s’annonce… On en parle, on en a peur.

Le père d’Elisabeth, une adolescente révoltée, décide de lui faire quitter les Etats-Unis et de l’envoyer chez une tante, dans la province anglaise.

Seulement voilà : la guerre arrive, la guerre pend le pouvoir, la guerre devient l’horizon quotidien de tout un chacun, et ce de chaque côté de l’Atlantique.

N’allez pas croire, cependant, que ce livre va vous raconter ce qui l’a été des milliers et des milliers de fois, avec plus ou moins de talent : la vie d’un groupe de personnes au creux d’un pays en guerre !

How I Live Now © Glénat

Non, cette guerre n’est, finalement, qu’un élément du décor, un élément essentiel, certes, mais dont on n’aperçoit, au fil des pages, que très peu la réalité.

Je l’avoue, je n’ai pas lu le roman originel, ni vu le film qui en a été tiré en 2014.

Je n’ai lu que cette bande dessinée, et j’ai été ébloui par ce livre, par sa construction, par son dessin, par sa couleur.

Ce qui a intéressé les auteurs, je le disais, ce n’est pas cette troisième guerre mondiale qui sert de fond d’écran. Ce que nous raconte ce livre, véritable roman graphique, ce sont plusieurs histoires essentiellement humaines et quotidiennes, au travers de portraits rapprochés, de paysages, d’activités, de rêves et de luttes communs. Oui, c’est un livre de personnages et d’émotions, tout simplement !

How I Live Now © Glénat

Il y a Elisabeth, en conflit avec son père après la mort de sa mère. Il y a son anorexie esquissée dans le récit mais intervenant, sans aucun doute, dans ses attitudes, dans ses réactions. Elisabeth, qui se fait appeler Daisy et qui va trouver, dans cette famille britannique, des repères qui lui manquaient. Elisabeth qui va se sentir grande sœur responsable pour Piper. Elisabeth qui, du haut de ses quinze ans, va découvrir l’amour, celui qu’on dit romantique et celui qu’on sait charnel, avec son cousin Edmond, adolescent lui aussi… Elisabeth qui se découvre ainsi un sens de la famille avec ses quatre cousins.

Aux côtés d’Elisabeth et de sa famille, il y a les autres… Des militaires, entre autres, qui amènent avec eux la peur, le besoin d’engagement pour un des cousins d’Elisabeth, la séparation, le travail obligatoire, la fuite, enfin, pour recréer, utopiquement, le cocon familial dans lequel Elisabeth le sait, le sent, réside leur seule chance à tous les cinq de se restaurer à eux-mêmes.

Est-ce un livre, en définitive, sur l’adolescence ?

Je pense bien plus qu’il s’agit un roman dessiné qui nous parle, avec plusieurs angles de vue, de la vie, de ses âges, de cette nécessité que tout un chacun a de vieillir, de « grandir », quelles que soient les circonstances environnantes. Les âges, oui, et la perte des rêves pour s’en créer d’autres, et les lâchetés et les courages.

C’est un livre sur les émotions, qui sont de douceur ou de douleur, de nostalgie ou d’espérance, de départs et de retrouvailles.

How I Live Now © Glénat

La narration est linéaire… Et traitée de bout en bout à la hauteur de l’héroïne, Elisabeth. Ne sommes-nous pas toutes et tous, en fait, les seuls héros de nos existences ? Elisabeth n’en prend conscience que progressivement, et le scénario suit, avec une lenteur qui n‘a rien de pesant, cette évolution.

Le dessin et la couleur sont les interprètes premiers de ces émotions qui nous sont contées. La couleur nous restitue les sensations vécues par les différents protagonistes, elle est aussi porteuse de beauté, celle de la nature, celle des saisons qui passent, celle d’une forme d’autarcie tranquille. Mais cette couleur peut aussi, ici et là, se faire violente, dans la description graphique des tueries de la guerre par exemple.

Ce n’est pas un livre « feel good », ce genre tellement à la mode en ces temps pour le moins perturbés. C’est un livre intelligent, c’est un live humain, c’est un livre qui nous replonge, à sa manière, dans nos propres adolescences, donc dans nos propres éblouissements et nos propres premières amours.

Feroce : 1. Taïga de Sang

(dessin : Alex Macho – scénario : Gregorio Murso Harriet – couleur : Garluk Aguirre – éditeur : Glénat – 56 pages – septembre 2021)
Féroce 1 © Glénat

Dans ce premier volume d’un diptyque, la nature est également omniprésente.

Mais il s’agit d’une nature plus sauvage, celle des profondeurs de la Russie, près des frontières de la Chine et de la Corée.

La guerre dont on parle dans ce livre est insidieuse, économique, elle attente au patrimoine naturel d’un pays, la Russie, d’un continent, de la faune et de la flore…

Dans ce livre, les personnages sont nombreux.

On y trouve des ouvriers qui, perdus dans la Taïga, abattent les arbres en sachant qu’ils le font hors des lois existantes. Il y a des membres des brigades forestières, censés veiller à ce qu’aucune infraction n’ait lieu, il y a des écologistes qui viennent, avec l’aide du centre pour la protection du tigre de l’Amour, réaliser un film sur cet animal mythique et en voie de disparition.

Féroce 1 © Glénat

Il y a un mafieux russe qui veut se venger d’une réalisatrice écolo, Sabine Köditz.

Il y a une femme d’affaire chinoise, mafieuse elle aussi.

Et puis, il y a ce tigre, féroce, blessé, et qui provoque le départ en chasse de l’esprit de la forêt, l’Amba…

C’est vrai que ce livre nous donne pas mal d’informations extrêmement sérieuses, quant à cette déforestation sur le continent européen encore plus grave et importante que celle dont on parle que le continent américain, quant à l’omniprésence manipulatrice et mercantile de l’homme au sein d’une nature qui, pour ne pas se désagréger, va devoir se venger…

Parce que c’est sans doute là que se situe le vrai point de gravité de ce livre : au-delà de la violence, de la mort, de la trahison, de l’amour, du courage, de la lâcheté, des conflits familiaux, c’est la vengeance qui, peu à peu, envahit tout, les femmes, les hommes, et la nature.

Féroce 1 © Glénat

L’intelligence des auteurs est d’avoir choisi les codes d’une « aventure » pour nous livrer leur regard sur une réalité dont les médias ne parlent pas. Il est tellement plus facile de condamner sur un bout de papier les actes d’un Président sud-américain que de se dresser contre un voisin imposant ! Et, puisque ce livre nous offre sa férocité en un récit entraînant, sa lecture en est agréable… passionnante… Grâce, donc, au scénario sans temps mort, quelque peu éclaté, de Gregorio Muro Harriet.

Il faut dire aussi que le dessin réaliste de l’Espagnol Alex Macho fait preuve d’une virtuosité évidente et particulièrement efficace, visuellement parlant, et ce dès la couverture de cet album.

Féroce 1 © Glénat

Il faut dire aussi que la couleur, due à Garluk Aguirre, fait merveille dans la présence, presque tangible, du froid, de la neige, des paysages embrumés, des actes humains perdus dans le brouillard.

Dans ce premier tome, tout est mis en place, avec vivacité.

Tous les rouages de la tragédie sont là… Et j’ose espérer qu’ils seront à la hauteur de mes envies dans le prochain volume !

Jacques Schraûwen

BD et Dessin de presse : ma chronique RTBF du 24 octobre

BD et Dessin de presse : ma chronique RTBF du 24 octobre

Deux livres, ce samedi, chroniqués sur l’antenne de La Première/RTBF. Deux livres très différents l’un de l’autre, mais, à leur manière, ancrés dans nos « soucis » actuels ! Deux livres que je chroniquerai plus longuement dans quelques jours, ici, sur mon blog, grâce aux interviews que leurs auteurs m’ont accordées.

Les Chimères de Vénus

(dessin : Etienne Jung – scénario : Alain Ayrolles – éditeur : Rue De Sèvres – mars 2021 – 60 pages)

Les Chimères de Vénus © Rue de Sèvres

L’uchronie, c’est d’imaginer ce qu’aurait pu être une période historique si les événements de l’époque, les découvertes scientifiques, avaient été autres… Et c’est bien le cas d’une série qui s’intitule « Château des Etoiles » et qui se complète aujourd’hui, par un récit parallèle, un récit qui se conjuguera en trois tomes, et qui s’intitule : les chimères de Vénus.

Les Chimères de Vénus © Rue de Sèvres

Nous sommes au dix-neuvième siècle, sous Napoléon III. Mais un dix-neuvième siècle qui a vu se développer la conquête spatiale. De ce fait, pas de guerre sur terre, mais des luttes d’influence dans l’espace. Et l’héroïne de cette série, Hélène Martin, est une femme décidée, courageuse, féministe avant l’heure, qui s’en va sur la planète Vénus où se trouve enfermé l’homme qu’elle aime, un poète séditieux, anarchiste. Le dessin d’Etienne Jung, tout comme le scénario d’Alain Ayrolles, rendent hommage à ce dix-neuvième siècle riche de grands auteurs, comme Jules Vernes, riche d’ébauche de mouvements sociaux aussi. La base historique de fond est parfaite. Et le plaisir vient en voyant se mélanger à cette ambiance connue des éléments résolument impossibles, des fusées, des monstres préhistoriques sur Vénus… C’est de l’aventure feuilletonnesque, réussie, passionnante !

Les Chimères de Vénus © Rue de Sèvres

J’aime tout particulièrement le côté « anar » des personnages principaux, avec pas mal de références littéraires, avec cette citation inspirée de Romain Rolland : « Face à un ordre injuste, le désordre est un devoir » !

Pour Alain Ayrolles, le scénariste, l’important reste toujours les personnages, qu’ils aient du corps…

Alain Ayrolles
Les Chimères de Vénus © Rue de Sèvres

Angela 2005 2021

(auteur : Pierre Kroll – éditeur : Kennes – 120 pages)

Angela 2005 – 2021 © Kennes

Avec Angela 2005 2021, on se trouve dans le monde du dessin de presse. Angela, c’est, bien évidemment, Angela Merkel, chancelière allemande qui se trouve aujourd’hui à la veille de sa retraite, et qui a marqué l’Europe de sa marque pendant quelque 16 ans.

Angela 2005 – 2021 © Kennes

Pierre Kroll a fait une compilation de ses dessins… Mis bout à bout, dans l’ordre chronologique de leur parution dans la presse, ces dessins nous racontent une femme d’Etat, certes, mais, aussi, en même temps, ils nous racontent l’Europe… Kroll nous montre notre monde, avec humour, sans occulter les problèmes d’un pouvoir qui parfois, semble absolu.

Angela 2005 – 2021 © Kennes

Ce qui est frappant dans ce livre, c’est l’impertinence de l’auteur… Pas sa méchanceté, non, mais son plaisir, en des instantanés graphiques, à égratigner une femme qui, sans aucun doute, a dirigé réellement l’Europe.

Angela 2005 – 2021 © Kennes

Ce livre, c’est une visite touristique et humoristique dans une institution pleine de remous (Grèce, Brexit, Italie, France), une visite qui n’empêche pas la réflexion… Même quand Kroll prend plaisir à dénuder la chancelière !

Pierre Kroll
Pierre Kroll

Jacques Schraûwen