C’est une bd très actuelle que ce Junk Food, qu’on pourrait traduire par « nourriture camelote ».
Il s’agit donc d’un livre qui, bien après Coffe (et d’autres), décide de s’attaquer frontalement à notre façon à toutes et tous de manger… En nous parlant de la dépendance aux aliments industriels. Aux aliments, tout court, de manière générale, en fait… Le tout dans une présentation qui fait penser, dit-on un peu partout, aux Simpson, mais que je trouve, personnellement bien plus proche d’une bd « pop » des années 70 (Pravda la survireuse, par exemple…) mitonnée d’une forme très « démesurée » d’une tendance de bd japonaise actuelle.
Disons-le tout de suite, ce genre de bd didactique et militante ne fait pas vraiment partie de mes préférences. Mais, en dehors du côté moralisateur du propos, on se trouve quand même en face d’un ouvrage qui se veut aussi nous décrire un vrai sujet de société. Et j’ai toujours pensé que, pour s’informer, il fallait le faire à plusieurs sources différentes. Et donc, avec Junk Food, je me suis intéressé à une addiction que je ne connaissais pas.
En prenant comme héroïne une jeune fille de 19 ans boulimique, les auteurs nous emmènent à la rencontre des victimes de cette addiction, des hommes et des femmes qui ont perdu tout contrôle sur leur alimentation. Ces auteurs, Emilie Gleason au dessin et Arthur Croque au scénario, nous racontent et nous dessinent la présence, partout, de ce qu’ils appellent des drogues quotidiennes, trop sucrées, trop grasses…
C’est un livre militant. A partir d’une enquête, de rencontres, le tout traité avec un vrai sérieux, ce livre une attaque contre l’industrie de la nourriture, de la malbouffe. Au fil d’entretiens avec des spécialistes, de témoignages réels et circonstanciés de victimes de cette addiction, cette bd est une bd de combat. Un combat essentiel, je le reconnais, et parfaitement documenté. Mais manquant, malgré tout, de nuances, ne fut-ce que sociologiques ou simplement sociales… Pécuniaires… La nourriture qui est vilipendée (à juste titre) est, pour la majorité des gens, la seule financièrement accessible ! Il y a là, comme dans toute littérature à tendance idéologique, un manque qui me gêne…
Le dessin, moderne et, je dirais « alternatif », est caricatural et outrancier, très flashy au niveau des couleurs, avec un découpage anarchique. Mais c’est un dessin assumé et, ma foi, assez bien maîtrisé. Efficace, donc, à sa manière, en permettant d’estomper par un humour réel, mais sans fioritures, un propos sinon vraiment « lourd »… Un humour, permettez-moi l’expression, qui lie intelligemment la sauce !…
Le tout fait de ce livre un album intéressant, dans lequel se plonger pour s’informer, pour se poser des questions, pour, surtout, avoir la volonté de garder son libre-arbitre, même face à la nourriture !
J’ai lu un « chroniqueur » qui définit ce récit en deux albums comme un récit « feel-good »… Il n’en est rien, que du contraire ! C’est un récit puissant, intelligent, qui ne répond à aucune mode, et qui nous ouvre les yeux !
Nous nous trouvons en Normandie, en Côte d’Albâtre.
Au haut d’une falaise, une maison, habitée par Madeleine, une femme qui, à plus de nonante printemps, refuse absolument de quitter cette demeure, la sienne, dans laquelle l’accompagnent son chat et l’ombre de son mari décédé. Une femme aveugle qui parle à son mari, à son chat, qui a son franc parler, qui, malgré sa cécité, ou grâce à elle, voit le monde évoluer, ou « dévoluer » plutôt…
Pourtant, inexorablement, cette falaise se laisse grignoter par le temps qui passe. Peu à peu, cette maison voit disparaître son jardin, ses terres…
Mais Madeleine résiste, envers et contre tout, contre tous, surtout le maire qui, au nom de ses responsabilités, veut à tout prix l’expulser et l’envoyer dans un home, qu’elle appelle, elle, « camp de la mort »…
Résister…
Il faut dire que dans cette partie de la France, ce mot a tout son sens… Et que Jules, le mari de Madeleine, n’est pas resté indifférent pendant ce qu’on ose encore appeler la dernière guerre mondiale.
La trame est mise en place. On va donc assister, dans une ambiance qui, de sereine, va s’ouvrir à la violence, au combat entre une femme seule et les conventions et les diktats de la société. Un combat qui va voir le maire perdre pied, qui va voir apparaître de vieilles grenades toujours efficaces, qui va créer une amitié entre Madeleine et un pompier à la peau noire, qui va voir surgir, en ce coin tranquille, des discours dignes de ceux des années quarante. La page 40 du second volume de cette histoire mérite, à ce sujet, le détour, croyez-moi ! Et là, on ne parle vraiment pas de feel-good !
Et ainsi, on s’éloigne pas à pas de la simple anecdote. Certes, le combat de Madeleine reste central, attirant les regards de toute la France sur elle et sur cette bourgade perdant sa sérénité, Troumesnil. Mais s’y greffent des réflexions bien plus larges.
Duhamel, l’auteur complet de cette histoire en deux albums, nous raconte des tas et des tas d’histoires qui s’emmêlent et se font un canevas humain et humaniste, et il est remarquable de constater combien ces deux livres se révèlent être une narration graphique avant que d’être une écriture…
Il y a de l’humour, il y a de la tendresse, il y a également des références littéraires et picturales, tant il est vrai que cette région est riche, culturellement, historiquement.
Mais il y a aussi les solitudes qui se vivent en parallèles, le fait de vieillir et de se savoir vieillir surtout, l’éternité à taille humaine de l’Amour, aussi, avec cette phrase de Madeleine au sujet de son mari : « Je lui parle, mais je sais bien qu’il est mort. » !
Et puis, il y a notre monde actuel de plus en plus aseptisé, et les discours puants de politiciens ambitieux et doctrinaires.
Il y a la résistance, l’Histoire et ses héroïsmes improbables, et la mémoire…
Au travers des yeux éteints de Madeleine, au travers de sa conscience, au travers de son ouverture vers les autres, malgré les apparences, au travers de sa prise de responsabilités dans le tome deux, c’est la mémoire, oui, qui se dessine comme étant le vrai thème de ce récit superbe. Toute mémoire humaine est aussi celle de l’humanité, bien plus loin que toutes les indications officielles !…
Précipitez-vous sur ces deux albums, plongez-y avec sourire, avec humour, immergez-vous dans l’univers d’un auteur, Duhamel, qui dessine les bruits et les ambiances comme personne !…
Et, en attendant, et pour mieux découvrir encore ce dessinateur classique et novateur tout à la fois, écoutez-le dans cette interview…
Jacques et Josiane Schraûwen
Jamais – histoire complète en deux tomes (auteur : Duhamel – éditeur : Bamboo Grandangle – octobre 2022)
Un scénario historique particulièrement bien documenté, une dessinatrice d’une efficacité extraordinaire, une aventure humaine et féminine inattendue… Un album à ne pas rater !
Il fut un temps, des années 60 aux années 80, pendant lequel la bande dessinée est devenue adulte dans des revues comme Pilote, entre autres. Mais elle l’est devenue aussi et surtout grâce à des éditeurs qui ont osé ruer dans les brancards de l’habitude, avec une multipliction de « petites » et grandes revues, comme A Suivre, Charlie mensuel, Linus, Tousse Bourrin, Ah Nana, et j’en passe ! Glénat n’a-t-il pas commencé par vendre par correspondance « Marie-Gabrielle » de Pichard ? Et n’a-t-il pas, ensuite, utilisé le fonds de l’essentiel Michel Deligne pour créer une maison d’édition dans laquelle la modernité et le classicisme faisaient un bon ménage ?
Les années passent… Et les éditeurs qui ont résisté aux ravages des modes et de la rentabilité sont devenus bien installés, plus commerçants, le plus souvent, que participant profondément à la création.
Et j’ai l’impression que, de nos jours, la bande dessinée qui vit, qui ne ronronne pas, se trouve de moins en moins chez ces éditeurs « reconnus », encore moins chez les bobos qui ne jurent que par une bande dessinée « alternative » au nombrilisme évident… Non, la bande dessinée libre, et de qualité, elle se déniche chez des petits éditeurs qui aiment leurs auteurs, qui peaufinent avec eux des livres inattendus et parfaitement lisibles.
Et c’est le cas, incontestablement, avec ce « Jeu des Dames » passionnant, passionné, intelligent, parfaitement maîtrisé de bout en bout, de l’élaboration jusqu’à l’édition…
Dans les bandes dessinées historiques, à quelques remarquables exceptions près (Juillard, Craenhals, Forget…), les héros sont exclusivement masculins.
Face à cet état de fait, dans une société actuelle qui nous parle de parité, d’égalité, de manière péremptoire et souvent peu tolérante et peu intelligente, les éditions La Muse lancent une collection intitulée tout simplement « Femmes D’Histoire ». Et dont le contenu historique est essentiel…
Cela ne signifie pas pour autant que le côté romanesque est absent de la bande dessinée dont je veux vous parler. Une bd dans laquelle la dessinatrice Isa Python prouve à la fois son talent et sa capacité à s’enfouir dans des univers très différents les uns des autres. Il y a ses livres dessinés sur le vif, dans lesquels l’humour grinçant aurait plu à Maître Audiard… Il y a eu également un livre érotique, très érotique même, « Mal tournée », un album mêlant avec folie l’humour, la poésie et le fantasme…
Ici, dans ce Jeu des Dames, elle nous emmène au quinzième siècle, en Bourgogne, dans la ville de Semur-en-Auxois. L’évêque Rolin va devenir cardinal, et honorer de sa présence (payante rubis sur ongle) cette cité tranquille.
Cette « investiture » se déroule dans un environnement politique extrêmement tendu, avec des haines profondes entre France et Bourgogne, avec des menaces de guerre, encore, toujours. Avec un complot destiné à faire assassiner le futur cardinal et à en faire porter la responsabilité sur la France.
Pour empêcher ce complot de s’accomplir, ce qui amènerait des vengeances terribles sur cette petite ville, quelques femmes vont, dans l’ombre, sans violence, avec ruse et réflexion, se mettre en action.
Et réussir, sous la direction de la solide Benoîte!
Vous l’aurez compris, le scénario de Marc Rey est historiquement extrêmement fouillé. On peut s’y perdre, c’est vrai… Mais en fin de volume se trouve un carnet historique particulièrement bien fait, simplement, dans lequel chaque lecteur peut aller comprendre, en quelques phrases, l’environnement du récit imaginaire, mais véritablement plausible. L’Eglise et le pouvoir, les priorités entre les ordres religieux, la peine de mort, les jeux de la royauté, de la justice, la vènerie, tout cela permet à l’histoire racontée dans ce livre d’être marquée, véritablement, du sceau de la vérité. Historique et humaine ! Avec, même, de ci de là, des clins d’oeil, à Breughel, ou même à Audiard et son célèbre « Raoul »…
Ce scénario est ainsi également très fouillé au niveau de ses contenus que j’appellerais quotidiens, des contenus mis en scène par la dessinatrice Isa Python, passionnée, on le sent, par l’Histoire, la grande et la petite. Nous sont montrés la vie citadine, les intérieurs des nantis comme des petites gens, la tonte des moutons, les étuves ou bains réellement publics, le goût de l’argent et celui de la chair, avec, de ci de là, des comparaisons que les auteurs permettent à leurs lecteurs… On nous fait découvrir, ainsi, l’existence, en ce lointain quinzième siècle, des « bons pauvres »… Ce qui, tout compte fait, n’est pas tellement lointain de ce qu’on connaît aujourd’hui dans nos rues dites civilisées…
Du côté du dessin, il n’y a strictement rien à redire. Le découpage narratif est très efficace, et permet très vite au lecteur d’oublier ses lacunes dans la connaissance du Moyen-Âge, et de comprendre que l’imagerie qu’on a de la place de la femme en cette époque historique est très caricaturale…
Le graphisme d’Isa Python, tout en finesse, tout en expressions et en gestuelles, donne vie, physiquement, à chaque personnage, tous reconnaissables les uns des autres. Grâce entre autres au travail de l’auteure sur les perspectives…
Elle a un talent rare, aussi, celui de dessiner les sourires de ses personnages en fonction des sentiments qu’ils éprouvent. Et comment ne pas souligner la beauté toute simple et extrêmement parlante des pages totalement muettes…
Quant à la couleur, due à Olivier Lancelot-Mauduit, elle est empreinte, d’évidence, de la complicité profonde que cet artiste a avec la dessinatrice. Là aussi, je vous invite à vous arrêter sur les pages muettes !
Ce livre m’a été un vrai coup de cœur. Sans manichéisme, sans féminisme outrancier, mais avec un regard franc et direct sur la vie en commun, dans un cadre historique bien précis, ce Jeu des Dames mérite que vous soyez nombreuses et nombreux à le découvrir, à le faire découvrir…
Jacques et Josiane Schraûwen
Le Jeu des Dames (dessin : Isa Python – scénario : Marc Rey – couleur : Olivier Lancelot-Mauduit – Editions La Muse – juin 2022 – 81 pages)