Juillard : Carnets Secrets 2004-2020

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020

À l’instar de Herman, Juillard est de ces auteurs qui, nés dans la bande dessinée classique, ont réussi à y insuffler d’autres codes, à y creuser de nouveaux chemins, graphiques ou narratifs. A la rendre adulte, simplement, tout en se voulant aussi populaire.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Juillard est un créateur qui, depuis toujours, depuis ses premières armes dans Pif Gadget, s’intéresse essentiellement au réel, à sa représentation. Il le dit lui-même, en préambule à cet album étonnant : « j’assume sereinement cet asservissement à la réalité ».

Il y a des asservissements qui sont comme des fenêtres ouvertes à d’infinies libertés. Liberté de ton, liberté d’érotisme, liberté d’inspiration liberté de se laisser influencer sans jamais se laisser guider par d’autres artistes, contemporains, ou plus jeunes, ou plus anciens, de Klimt à Holbein, de Giraud à Boucher, de Crumb à Sieff.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Chez Juillard, on le sait désormais, deux univers se côtoient.

La bande dessinée, bien entendu, bien évidemment, avec ses séries historiques dans lesquelles, complice de quelques scénaristes aventuriers, il a modifié du tout au tout la façon de parler du passé, la manière de dépasser le style « cap et épée » pour faire d’une série comme « L’Epervier » un miroir à la fois d’une époque révolue et des affres et des dérives de notre propre époque. Féminisme, racisme, place de la différence dans la société, tous ces thèmes ont fait ensuite que, quittant le monde tout compte fait douillet de la grande Histoire, Juillard s’est lancé dans des projets et des réalisations bien plus personnelles, comme « Le Cahier Bleu ». Ou plus classiques encore, comme « Blake et Mortimer ».

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Et puis, il y a ce qu’on découvre dans ce livre d’art, le plaisir et la nécessité qu’a toujours eues André Juillard de se raconter autrement, dans le silence feutré de carnets secrets, dans une sorte d’alcôve cachée où, librement, il peut se laisser aller à la description, rapide, de ce qu’il a vu, de ce qu’il voit, dans l’ébauche de personnages plus construits et semblant créer, en un seul dessin, toute une histoire. Et ce faisant, bien évidemment, il prouve encore plus que, pour lui, le classicisme de la démarche artistique est la seule route à prendre pour se créer une maîtrise du doigt et de l’œil, pour faire du croquis une forme de récit propre à accentuer encore mieux la nécessité de ne rien renier, en tant qu’artiste, de tous ceux qui l’ont précédé, de tout ce qui, de ce fait, l’a formé en tant que dessinateur.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Ce livre d’art réunit le contenu de dix-sept carnets secrets.

Dix-sept aperçus des mille curiosités d’André Juillard.

Dix-sept ensembles de pages, parfois vite faites, parfois peaufinées, certaines commentées par la main de l’auteur.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Pour un écrivain, écrire est une nécessité, un besoin, presque charnel. Et journalier… Pour les peintres essentiels, comme Picasso, Goya, Renoir, Le Caravage, dessiner, chaque jour, c’est aussi plus qu’un plaisir, un acte déjà de création. Et Juillard s’inscrit dans cette lignée-là : il nous offre, dans ce livre d’art qui nous dévoile des pans de ses talents, au niveau de la technique par exemple, dont on ne se doutait parfois pas, un « journal » dessiné, comme le faisaient, en mots, des gens comme Jules Renard, les Goncourt, ou mieux encore, Paul Léautaud.

Dessiner, c’est écrire, oui, en transformant les mots en messages directs, frontaux. Mais avec Juillard, ces messages aiment toujours laisser la place à l’imaginaire, au rêve. Au plaisir de vivre, simplement. Au désir, donc, puisque c’est là le moteur premier de toute existence qui se veut non-soumise.

De portrait en paysage, d’hommage à d’autres artistes en nus féminins lumineux, ce livre nous permet de dialoguer avec un artiste complet, grâce à nos regards et à leurs ballades poétiques de page en page.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Un livre imposant, passionnant, passionnel parfois, à ne pas rater par tous ceux qui savent que la bande dessinée, c’est aussi, et surtout, un art à part entière !

Jacques Schraûwen

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 (auteur : André Juillard – éditeur : Daniel Maghen – 412 pages – novembre 2020)

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen
Contes de Noël et Jojo : deux albums Dupuis à mettre sous le sapin !

Contes de Noël et Jojo : deux albums Dupuis à mettre sous le sapin !

Même si Noël, cette année, aura une triste saveur, n’oubliez surtout pas de vivre, de vouloir être heureux, de vouloir rendre heureux… Et donc d’offrir à ceux que vous aimez, en le leur disant, des moments de plaisir et de poésie.

Contes De Noël du Journal Spirou (1955-1969)

(éditions Dupuis – 240 pages – novembre 2020)

La nostalgie, ce n’est pas juger le présent en exclusive fonction des passés que nous avons vécus et qui nous enchantés. La nostalgie, c’est avoir de la mémoire, simplement, et de faire de cette mémoire un élément actif de nos quotidiens, de nos émerveillements.

Se souvenir…

A une semaine de Noël, oui, se souvenir des numéros spéciaux du journal de Spirou, du magazine Tintin, de la revue Pilote, aussi…

Contes de Noël © Dupuis

Le souvenir du plaisir pris à feuilleter vite, très vite, sans s’attarder, les pages du magazine, pour se créer déjà des envies devant tous les récits de circonstance, qui n’étaient pas, oh merveille, « à suivre ».

Ah, les contes de Noël de notre enfance, de nos enfances ai-je même envie de dire, tant il est vrai qu’au fil du temps l’enfance et ses souvenances se font plurielles…

Je n’ai pas oublié ces sensations devant un livre « normal », les « Contes de ma Mère l’Oye », ni devant ces petites histoires qui émaillaient les revues « pour enfants » que je dévorais.

Alors, ne boudons pas notre plaisir, de boudez pas le vôtre, et (re)plongez-vous dans ces pages d’un temps ancien qui vous feront, gentiment, retomber dans des âges qui ne meurent jamais. Mais avec votre regard d’aujourd’hui sur les auteurs de ces contes dessinés, qui sont devenus des grands, des très grands du neuvième art.

Je ne vais bien entendu tous vous les citer, mais quel plaisir, croyez-moi, de voir les bons sentiments de la fête de la nativité illustrés par ces maîtres de la bande dessinée que sont Franquin, Jijé, Paape, MItacq, Will, Tillieux ! Et de retrouver aussi des artistes qu’il serait temps de remettre en bonne place dans l’Histoire majuscule de la BD : Godard, Salvérius, Berck, et l’immense Hausman.

Contes de Noël © Dupuis

Les années couvertes par ce livre qui vient à son heure nous permettent ainsi d’avoir un panorama assez complet de ce que fut l’aventure éditoriale de Spirou dans une bonne partie des trente glorieuses.

Les bons sentiments sont passés de mode, paraît-il, puisque nous voici dans une société de plus en plus virtuelle, dans laquelle, derrière le mot « solidarité », on met tout et n’importe quoi.

Alors, oui, cela fait du bien, immensément, de les retrouver, ces sentiments, ces sensations, et de se rappeler que la magie, celle de Noël, celle de l’enfance, nous l’avons toutes et tous au fond de nous. Si nous le voulons bien !

Jojo : Intégrale 4 : 2004-2010

(auteur : Geerts – éditions Dupuis – 312 pages – octobre 2020)

André Geerts est mort en 2010 à l’âge de 55 ans. En une trentaine d’années de carrière, il n’a certes pas révolutionné le neuvième art. Il a fait bien plus : il a œuvré dans la continuité des récits qui, certainement, ont enchanté son enfance, pour créer, adulte, des personnages tendres, attendrissants, terriblement humains, mélancoliques et poétiques.

Jojo © Dupuis

Oui, Jojo, ce gamin qui vit avec sa grand-mère, qui voit de temps en temps son père aussi gosse que lui, cet enfant est à lui tout seul la souvenance de toutes nos enfances. Il est la poésie qui fut nôtre et que l’âge adulte a, bien souvent, estompée.

Jojo, ce sont les 400 coups, mais sans penser à mal, la vie scolaire, les amitiés des jeux, la campagne et ses éblouissements, mais aussi les peurs, face à la vieillesse qu’on voit s’installer chez ceux qu’on aime, face à des réalités qui, soudain, nous mettent en face de nos lâchetés, de nos courages, de nos fuites, de nos combats.

Tout cela, oui, c’est l’enfance, la nôtre… Celle de ce gamin qui vit, sur papier, dans l’incontestable filiation des personnages de Sempé.

Geerts, c’était un dessinateur lumineux, capable de rendre souriant un paysage urbain dans lequel passent des voitures à tout vitesse, et ce par la seule magie d’une mise en scène graphique qui place au centre de toute la narration les personnages.

Jojo © Dupuis

Geerts, c’était un raconteur d’histoires simples et, de ce fait, essentielles.

Dans ce dernier tome de l’intégrale qui lui est consacrée, on retrouve (ou découvre) les cinq derniers albums de Jojo. Avec l’extraordinaire et émouvant dernier chapitre de son œuvre majeure : « Mamy Blues ». La grand-mère de Jojo, Mamy, du haut de ses 69 ans, a un malaise… Et c’est la révélation, pour l’enfant turbulent qu’est son petit-fils, de l’inexorable finalité de la vie.

Il faut lire Jojo, il faut le relire, le faire lire, le faire découvrir par les ados d’aujourd’hui.

Il faut ne pas oublier des auteurs comme André Geerts, qui ont donné à la bd populaire et traditionnelle ses plus belles lettres de noblesse !

Jacques Schraûwen

James Bond – Casino Royale

James Bond – Casino Royale

Le plus emblématique des James Bond vient de mourir. Cela m’a donné l’envie de me plonger dans une bande dessinée que je n’avais pas encore lue… Et le plaisir de la lecture fut au rendez-vous !

Casino Royale © Delcourt

Sean Connery était un acteur exceptionnel, bien plus qu’un comédien. Et je trouve un peu stupide de résumer sa carrière au seul rôle de James Bond. Zardoz… Robin des Bois… L’homme qui voulut être roi… Le nom de la rose… Ce furent quelques-uns de ses rôles, des rôles qui ont ponctué la vie d’une acteur passionné et passionnant.

Sean Connery

Je vais sans doute choquer quelques lecteurs, mais je me dois d’avouer que je n’ai jamais été fan des films inspirés par Ian Fleming. J’ai lu quelques romans, plus proches de mes appétits personnels. Mais j’ai toujours trouvé les films trop tape-à-l’œil, trop confus aussi, avec des scénarios mélangeant un érotisme « soft » à des aventures échevelées et souvent improbables. Cela dit, force est de reconnaître que le genre littéraire ou cinématographique que l’on appelle « espionnage » manque le plus souvent de clarté, privilégiant l’action et les aventures amoureuses à l’explication, voire à la crédibilité.

Casino Royale © Delcourt

Eh bien, avec cette bande dessinée, ce comics américain, je dois dire que j’ai été étonné et séduit par une construction qui, justement, ne manque pas d’être parfaitement plausible.

Casino Royale, c’est le premier roman de la série des James Bond. Ce fut aussi un film indépendant, avec David Niven, un film officiel, plus récemment, mais toujours sans Connery.

Or, l’histoire que nous raconte ce roman est une des plus abouties, des plus essentielles aussi puisqu’elle nous raconte les débuts de James Bond dans la « bulle » restreinte des agents secrets britanniques ayant la permission de tuer…

Casino Royale © Delcourt

Comme toujours chez Fleming, l’intrigue est tarabiscotée, elle met en scène des tas de personnages, elle se base sur une guerre froide qui met en opposition deux idéologies qui se veulent chacune dominante. Pour résumer vite fait bien fait le scénario de cette bd, on peut dire ceci : Bond a comme mission de ruiner un espion ennemi, « Le Chiffre », dans un casino, à la table de baccara ; pour ce faire, il est aidé par un policier français et par une consoeur, la très belle Vesper.

A partir de ce canevas, de cette trame, les auteurs de cet album ont puisé dans le roman, et dans les mots mêmes de Fleming, de quoi alimenter une narration qui, tout en expliquant chaque situation par des encarts écrits, permet aussi de définir de plus en plus, au fil des pages, les contours humains d’un espion qui peut être amoureux, qui parle des femmes avec un sens aigu du libertinage, qui se pose des questions quand à la justesse et à la justice de son « métier ».

Van Jensen au scénario et Denis Calero au dessin ont pris comme principe de base de nous montrer autre chose que ce que les films nous exhibent. James Bond est un être humain, en proie en même temps, sans arrêt, à la certitude de ses talents à au doute quant à leur finalité. Il n’y a pas de gadgets, dans ce livre… Rien que des personnages vivants, rien que la vie, la mort, la torture, l’amour, le désir, l’étreinte, la trahison, la haine… La souffrance, aussi !

Casino Royale © Delcourt

C’est la première fois que je trouve James Bond, le personnage, intéressant, qu’il ose montrer ses sentiments… Cet album est un album sans tape-à-l’œil, d’un graphisme sombre et extrêmement coloré à la fois, avec un dessin qui aime les plans fixes, les zooms avant sur des visages et des regards. C’est un livre cinématographique, oui, mais, à mon humble avis, mille fois mieux réussi que les adaptations sur grand écran !

Jacques Schraûwen

James Bond – Casino Royale (dessin : Denis Calero – scénario : Van Jensen – couleur : Chris O’Halloran – éditeur : Delcourt – 144 pages – avril 2020)