Le Janitor

Le Janitor

Une série qui dépasse, et de loin, la simple « aventure », aussi passionnante soit-elle, pour nous emmener dans un univers qui fait froid dans le dos, et qui est pourtant le nôtre !… Du très grand François Boucq au dessin, de l’excellent Yves Sente au scénario !

 

   Le Janitor©Dargaud

 

Cinq tomes sont déjà parus, et si vous ne les avez pas encore découverts, précipitez-vous chez votre libraire pour les lire les uns à la suite des autres !…

Ce que nous raconte cette série est assez particulier, d’emblée, puisqu’elle met en scène une espèce de barbouze portant un col romain et travaillant pour l’Eglise Catholique. Barbouze, ou garde du corps, ou espion, ou, bien plus encore, défenseur des valeurs chrétiennes, sur tous les terrains du monde, jusqu’aux plus fangeux…

Visage imperturbable, Vince n’a rien d’un prêtre, sinon l’apparence. Et c’est à Rome qu’il vit, c’est à Rome, dans l’ombre des personnages les plus puissants de l’Eglise, qu’il reçoit ses ordres de mission.

A partir de l’axiome simple de l’existence d’une « caste » secrète d’agents extrêmement efficaces au sein de l’Eglise catholique, Yves Sente aurait pu se contenter de nous livrer une histoire faite essentiellement d’aventures, de rebondissements bien amenés, une histoire ancrée, en quelque sorte, dans la lignée de quelques séries à succès qui nous montre exclusivement des luttes de pouvoir et d’argent, et qui, trop souvent, oublient de s’intéresser aux personnages qu’elles mettent en scène. (non, je ne citerai pas de nom…)

 

          Le Janitor©Dargaud

 

Et c’est vrai que ce « Janitor » nous fait voyager, en quelque sorte, dans un monde proche de ceux de XIII, Largo Winch, James Bond… Et les références à ces univers, comme à celui de Millenium aussi, sont réelles. Mais François Boucq n’aurait jamais, c’est une certitude, dessiné une histoire simpliste ! Le résultat, c’est une série qui, utilisant les codes chers à des scénaristes comme Van Hamme, s’amuse à les détourner, et, surtout, à les fractionner pour en faire des ressorts narratifs étonnants.

Alors, oui, il y a des combats, il y a des luttes de pouvoir, il y a de l’amour, il y a de l’espionnage, il y a des complots…

Mais il y a également de la science-fiction, dans le sens originel du terme, il y a des réflexions sur la puissance des religions, quelles qu’elles soient, il n’y a aucun manichéisme, il y a un discours politique réfléchi, il y a la réalité du terrorisme, il y a de l’immoralité, et de l’amoralité…

 

        Le Janitor©Dargaud

 

Et ce qu’il y a surtout, dans ce livre, ce sont des personnages, des êtres vrais, qui dépassent tout stéréotype, même lorsqu’ils appartiennent à un « Nouvel Ordre Du Temple », anciens nazis ou nostalgiques d’un ordre nouveau où pourrait se créer une race tout en pureté !

Des personnages, oui, qui ont un présent, certes, mais dont on découvre aussi le passé, grâce à une narration documentée et fouillée, grâce à un découpage classique et efficace.

Et c’est à partir de ce mélange entre hier et aujourd’hui que le scénario d’Yves Sente prend tout son relief. La bête immonde des années 40 n’arrête pas de renaître, c’est une évidence, et les formes qu’elle prend sont extrêmement variées, ne se contentent plus de correspondre à l’imagerie que gardent nos mémoires de ce que fut l’horreur nazie.

Cette série, dès lors, est une réflexion sur les rapports étroits qui existent entre culture et religion, entre religion et civilisation, entre foi et doute. Une réflexion aussi sur l’économie mondiale, sur les dérives de toute idéologie. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est que ces réflexions sont traitées uniquement à taille humaine, sans discours pesants et bien-pensants ou « engagés », bien ou mal !…

Et la force de Sente, c’est aussi, pour parvenir à cette « humanité » du récit, de mélanger à des problèmes d’ordre mondial des quêtes personnelles, intimes. Vince, le personnage central, est à la recherche de lui-même, au travers d’une gémellité qui n’en est peut-être pas une…

 

     Le Janitor©Dargaud

 

Vous l’aurez compris, le scénario est passionnant, intelligent, sans temps mort, et il prend le temps de nous faire véritablement connaître les personnages mis en scène.

Mais la beauté et la puissance de cette série, c’est aussi par la mise en scène du dessinateur qu’elle est une réalité ! François Boucq et Herman sont sans doute, de nos jours, les plus grands et les plus reconnus des dessinateurs réalistes de bd.

Et c’est la maîtrise graphique de Boucq qui réussit à construire une série qui possède un souffle de vérité, de bout en bout. I y a le talent qu’il a pour les visages, la manière très personnelle qu’il a de dessiner le mouvement, et la perfection qui est sienne dans le traitement des décors.

A partir d’un scénario qui ressemble, par bien des aspects, à un jeu de piste, Boucq réussit avec une simplicité qui ne peut que cacher un immense travail, à nous offrir une histoire qui se lit avec plaisir, avec passion, avec intérêt. Un jeu de pistes aux nombreuses portes fermées devient ainsi, par la magie du graphisme de Boucq, un polar mystique parfaitement maîtrisé !

 

Avec « Le Janitor », on abandonne les clichés faciles et redondants pour entrer de plain-pied dans un monde qui est le nôtre… C’est une série qui fait peur… Qui fait réfléchir… Qui est passionnante comme les meilleurs des polars…

 

Ce sont donc cinq albums à ne surtout pas rater et à placer en bonne place dans votre bibliothèque !

 

 

Jacques Schraûwen

Le Janitor (dessin : François Boucq  – scénario : Yves Sente – éditeur : Dargaud – cinq albums parus)

Jeremiah : 35. Kurdy Malloy Et Mama Olga

Jeremiah : 35. Kurdy Malloy Et Mama Olga

Hermann au meilleur de sa forme, pour un album qui nous permet de découvrir le passé de Kurdy, compagnon inamovible de Jeremiah depuis de longues années… Un album passionnant et sombre, sans temps mort!

C’est en 1979 que le premier album des aventures post-apocalyptiques de Jeremiah est paru. Et cela fait donc 38 ans que cet anti-héros essaie de conserver, dans un univers en totale déliquescence, une part d’humanité. Au grand désarroi, le plus souvent, de son compagnon de route, le casqué Kurdy, beaucoup plus intéressé par les plaisirs de la vie que par une quelconque honnêteté, qu’elle soit intellectuelle ou active !

Mais de ces deux personnages, finalement, on ne connaît que bien peu de choses sur ce qu’ils ont été, sur ce qui les a amenés à se rencontrer, à vivre ensemble une étrange amitié aux ambivalences constantes.

Et c’est donc avec un vrai plaisir que, dans cet album-ci, on en apprend un peu plus, enfin, sur Kurdy, son passé de sale gosse à peine adulte.

Mais ne vous attendez pas à de grandes révélations! Hermann travaille à petites touches, son récit se fait syncopé, avec des non-dits pratiquement aussi importants que ce qu’il nous dévoile d’une personnalité particulièrement complexe…

Hermann: le récit

 

 

Ce trente-cinquième tome d’une des séries les plus réussies dans l’histoire de la bande Dessinée se conjugue donc autour de Kurdy. Il est le pivot de la narration, c’est vrai, mais il partage l’affiche avec une femme énorme, Mama Olga, qui rêve d’une piscine en parlant à un certain Jaycee, sorte d’hologramme crucifié, immobile et silencieux.

C’est cette femme qui le recueille, en le cachant sous ses jupes, comme dans le film célèbre et superbe  » Le Tambour « … C’est elle, encore, qui lui permet d’aller, passeur de drogue, dans un camp de rééducation où il devrait pouvoir retrouver et sauver un ami… C’est elle, aussi, qui, pour cet orphelin venu de Dieu sait où, va éprouver des sentiments presque maternels…

Mais tout cela n’est, comme souvent chez Hermann, qu’apparences. Et même si on découvre Kurdy capable d’empathie, voire même d’amour, de tendresse lorsqu’il se fait déniaiser, même si la religion presque saint-sulpicienne occupe une place importante dans le portrait de Mama Olga, il y a aussi le camp de rééducation qui se révèle le plus horrible et le plus violent des endroits concentrationnaires, il y a aussi la méfiance qui estompe les amitiés possibles, et l’appât du gain omniprésent, au-delà même de la nécessité de la survie.

C’est ce qui fait de ce livre un portrait au vitriol des apparences et de ce qu’elles cachent toujours !…

Hermann: les sentiments

 

Hermann: les apparences

 

 

Hermann a toujours aimé jouer avec les couleurs, et c’est encore le cas ici, où sa palette a choisi essentiellement les nuances de la grisaille pour définir la plupart des décors et des paysages dans lesquels Kurdy vit, survit, étrangement effacé parfois, mais toujours bouillonnant de l’intérieur.

Ces décors sont là, d’abord et avant tout, pour créer une ambiance. Mais aussi pour se faire les miroirs sans cesse changeants de ce que ressentent et vivent les protagonistes de l’histoire racontée. Une histoire dans laquelle l’horreur est toujours présente, une histoire qui ne peut que déboucher sur la mort et l’ultra-violence.

Le graphisme d’Hermann n’est pas, depuis bien longtemps déjà, celui d’un auteur soucieux de montrer la  » beauté « . Tout au contraire, et même en décrivant des femmes désirables, il semble toujours éprouver le besoin de fuir la perfection, sans arrêt. Et les plus beaux des intérêts qu’il porte à ses personnages, c’est aux êtres difformes qu’il les réserve. Mama Olga, dans cet album-ci, par exemple, est sans doute une de ses plus belles réussites en guise de monstruosité capable aussi de se faire éblouissante ! C’est, encore une fois, le jeu des apparences, un jeu auquel Hermann adore jouer et nous faire jouer !

Hermann: les paysages, les décors, les couleurs
Hermann: la beauté

 

 

J’avoue avoir arrêté, depuis pas mal de temps déjà, de compter le nombre d’albums dessinés par Hermann! On a l’impression qu’il n’arrête jamais de dessiner, de produire… Et même si, de ci de là, des faiblesses existent, l’ensemble de son œuvre est d’une belle unité. Belle, passionnée, et passionnante ! Autant que le personnage, d’ailleurs, qui, sous des dehors parfois bourrus, cherche toujours à s’étonner lui-même avant que d’étonner et de surprendre ses lecteurs.

Travailleur acharné, ce qui frappe essentiellement chez lui, c’est le feu sacré qui l’habite, et la qualité intrinsèque de tout ce qu’il fait, une qualité qui naît du plaisir qu’il ressent à, toujours, infatigablement, chercher à évoluer dans son dessin et dans sa couleur,  comme dans sa narration.

 

Hermann: le travail…

 

La sortie de ce trente-cinquième album coïncide avec la sortie du huitième opus de l’intégrale de Jeremiah.

Une série qui, en presque quarante ans, n’a absolument pas vieilli et qui, même, se révèle souvent d’une actualité brûlante, comme avec ce camp de rééducation qu’on découvre dans ce  » Mama Olga « .

Une série, en tout cas, qui se doit d’être présente dans la bibliothèque de tous les amoureux du neuvième art !…

 

Jacques Schraûwen

Jeremiah : 35. Kurdy Malloy Et Mama Olga (auteur : Hermann – éditeur : Dupuis – parution également du huitième tome de l’intégrale de Jeremiah)

Jack Wolfgang : 1/ L’Entrée du Loup

Jack Wolfgang : 1/ L’Entrée du Loup

Une bande « animalière », « anthropomorphique » parmi d’autres ?… Pas vraiment, non ! C’est plutôt de fantastique mâtiné de science-fiction qu’il s’agit, et l’humain comme l’animal ont leur place dans cette nouvelle série inattendue et passionnante !

 

Les animaux et les hommes, au fil des siècles, ont appris à vivre ensemble. À ne plus se dévorer, surtout, grâce à un aliment, le super méga tofu, qui remplace la viande sans provoquer aucun manque. Aucun manque, non, mais une certaine addiction, oui, sans aucun doute !

Dans cet univers où la nourriture semble vouloir ne plus être qu’industrielle, Jack Wolfgang est un critique gastronomique dont les avis sont attendus, espérés et redoutés par tout qui veut faire métier de restauration.

Mais Jack Wolfgang est surtout un redoutable agent secret, une espèce de loup à la James Bond, parcourant le monde, grâce à sa couverture, pour y déjouer mille et un complots.

Et dans ce premier album, pas de temps mort, mais de l’action, tout de suite ! Une mission que doit remplir Jack en séduisant la fille d’un magnat de l’alimentaire. Une mission qui, très vite, se révèle tout sauf reposante !

 

Il y a bien entendu, dans cet album, tous les ingrédients premiers d’un livre d’espionnage : un héros séduisant, des méchants nombreux et hauts en couleurs, quelques filles jolies, séduisantes, soumises ou particulièrement entreprenantes…

Il y a de l’action, de la castagne, un brin d’humour, des retournements de situation, des faux-semblants, des paysages urbains omniprésents. Mais il n’y a pas que cela, fort heureusement ! Il y a surtout des références continuelles au monde que nous connaissons. On parle de racisme, entre humains et animaux, considérés, malgré la vie en commun, comme moins efficaces que les hommes. On parle de retour à la nature, dans une ambiance « bobo prêt à suivre tous les gourous d’un bien-être toujours factice ». On parle aussi de manipulation économique autour des matières premières essentielles à tout être vivant. Et d’uniformisation, et de déshumanisation… Des thèmes, vous le voyez, qui s’ancrent profondément dans ce qu’est notre monde!

 

Stephen Desberg, le scénariste de cet album, n’est pas un nouveau venu dans l’univers du neuvième art. On lui doit des participations à des séries comme Sherman, Le Scorpion, Jimmy Tousseul, ou Jess Long… On lui doit aussi le scénario de la 27ème lettre ou de l’Appel de l’enfer…

Nourri à un certain classicisme, mais un classicisme capable de ruer dans les brancards, comme avec Will ou Tif et Tondu, Desberg sait comment raconter une histoire, comment la rendre à la fois linéaire et ouverte à d’autres horizons qu’à la seule lecture au premier degré. Il aime l’aventure, au sens large du terme, et il s’en donne à cœur joie dans ce premier album d’une série pleine de promesses, en faisant se côtoyer des tas d’espèces différentes auxquelles il prête des manières de parler et de penser différentes elles aussi. Il se révèle vraiment, ici, comme un excellent dialoguiste, sans aucun doute.

 

 

Quant à Henri Reculé, le dessinateur, il a déjà accompagné bien des fois Desberg dans ses créations, comme avec le superbe « Les Immortels », ou « Cassio ».

Ici, il laisse libre cours à son inventivité, pour créer, presque à la manière américaine, des perspectives un peu folles, des perspectives tronquées, même, parfois, pour accentuer un élément de la narration. Il a pris plaisir à dessiner les animaux, laissant les hommes, eux, presque dans l’ombre. Même si, ici et là, on peut deviner l’influence de « Blacksad », surtout dans les expressions du personnage central, Reculé réussit malgré tout à créer un style tout à fait personnel pour cette histoire dont on devine qu’elle le passionne.

Ajoutons une note positive aussi à la couleur de Kattrin. Sans tape-à-l’œil inutile, elle laisse le récit se construire, l’accompagne sans l’accentuer.

Au total, donc, une très belle réussite, et qui donne l’envie, déjà de découvrir le tome suivant !

 

Jacques Schraûwen

Jack Wolfgang : 1/ L’Entrée du Loup
(dessin : Henri Reculé – scénario : Stephen Desberg – couleurs : Kattrin – éditeur : Le Lombard)