Aux commandes de ce livre, trois auteurs qui viennent du monde de l’image animée… C’est dire que ce livre ne manque pas de vivacité et de mouvement ! Le tout, pour raconter, heureusement, une histoire qui ne manque vraiment pas d’intérêt !
Tout commence par de la tristesse : La mort de la maman de Dwayne. Et ce garçon, son frère et son père quittent leur province et s’installent en ville, à Brooklyn. Le père est policier. Le grand frère est un dragueur impénitent. Et Dwayne, lui, regrettant déjà son passé, ses amis désormais loin, bien trop loin, pourrait ne vivre que de solitude. Mais tel n’est pas le cas, et la vie, comme toujours, ou presque, reprend peu à peu ses droits. Grâce, entre autres, surtout, à des enfants de son âge qui lui permettent de prendre place dans cette cité tentaculaire.
Une cité dans laquelle d’étranges événements ont lieu. De ces événements qu’on appelle, dans les médias, des légendes urbaines… ou des fake news…
Un crocodile dans les égouts de New-York… Un boa sortant d’une toilette…
Mais ces légendes n’ont-elles pas un fond de vérité ?
C’est ce que pensent les nouveaux amis de Dwayne… Et ils forment comme un gang, un gang de gamins décidant de découvrir ce que sont les monstres qui, ici et là, surgissent des profondeurs de la ville !
« Une civilisation sans légende est condamnée à mourir »… Et toutes les légendes ne sont-elles pas, finalement, nourries d’abord et avant tout d’horreur, de peur, de lutte, aussi.
Au-delà de l’anecdote, parfaitement maîtrisée, parfaitement construite, de cette BD, cet album se révèle être une sorte de quête identitaire. Pour Dwayne, pour ses amis, pour le père de Dwayne, pour la ville, aussi, essentiellement même.
Parce que c’est elle, en définitive, qui se bat, qui résiste, qui veut, ville de laissés-pour-compte, se défendre. Et le faire contre ce qui détruit bien des villes à travers le monde, de Bruxelles à New-York : la pollution, la déshumanisation, la mainmise de l’argent et de ses inacceptables pouvoirs.
Les enfants et quelques adultes défendent LEUR ville. Une cité qui se défend, avec ses propres moyens, contre l’omniprésence d’un promoteur immobilier qui, sous l’alibi d’embellir le quotidien, ne veut que se l’approprier.
Comme je le disais, les auteurs viennent du monde de l’animation, et cela se ressent dans leur graphisme, dans leur découpage. Il y a des temps morts, mais qui ne sont là que pour accentuer le sens du rythme de l’ensemble du récit. Il y a un dessin simple sans être simpliste, qui s’inspire, certes, du comics à la Marvel mitonné de Disney, mais qui louche aussi vers les mangas.
Le résultat, c’est une bd d’aventures intelligente, une bd qui plaira à tous les publics, une bd passionnante. Une bd, surtout, et la chose est rare quand on parle de bande dessinée américaine, qui se raconte à taille humaine !
A découvrir, donc…
Jacques Schraûwen
Légendes Zurbaines (dessin et couleur : Michael Yates – scénario : Paul Downs et Nick Bruno – éditeur : Les Humanoïdes Associés – 112 pages – parution : mars 2019)
Un « art-book » consacré à un des plus grands auteurs du neuvième art
Jean-Pierre Gibrat est bien plus qu’un « vieux routier » de la bande dessinée. Il fait partie de ces auteurs qui, de par leurs talents, ont marqué l’évolution de cet art à part entière !
Face à un livre qui tente de résumer l’œuvre d’un artiste vivant, écrivain, peintre, photographe, j’ai toujours une petite gêne. Les » rétrospectives » artistiques ressemblent tellement souvent à des hommages presque posthumes !…
Mais face à cet « hiver en été », aucune gêne, que du contraire ! Ce livre est un voyage, non au travers de toute la carrière de Jean-Pierre Gibrat, mais au long des chemins qui ont affirmé, ces dernières années, son talent exceptionnel. Ce n’est donc pas dans ce livre-ci que vous retrouverez trace de ses anciennes bd, comme » La Parisienne « . De page en page, et avec une qualité d’impression absolument remarquable, c’est le Gibrat d’aujourd’hui que l’on découvre.
Une découverte au travers de ses dessins, qui sont comme des illustrations intemporelles d’une œuvre en constante recherche de qualité, mais aussi au travers d’une longue interview, orchestrée par Rebecca Manzoni.
Ce livre est aussi, pour Gibrat, une façon, non de laisser une trace dans l’histoire d’un art que l’on dit neuvième, mais, plus simplement, de laisser un part de lui dans la mémoire future de ses petits-enfants.
Dans le monde de la bande dessinée, les auteurs perdent souvent le souvenir de ceux qui les ont précédés. Ou préfèrent ne pas en parler. Ce n’est pas le cas de Gibrat, loin s’en faut, lui qui, dans ce livre, assume pleinement les influences qui ont été les siennes et qui ont abouti à ce qu’on ne peut qualifier aujourd’hui que de » style » personnel.
Un style, dont il parle, sereinement, avec une sorte de respect pour ceux qui lui ont permis d’arriver à cette présence graphique à l’évidente personnalité.
Un style qui n’est pas sans rappeler quelques grands illustrateurs du vingtième siècle, comme Poulbot, ou Joubert. Joubert qu’il n’a découvert que tardivement et qui, donc, n’a en rien influencé son approche des » visages « … Mais s’il n’y a pas de filiation, il y a bien, entre ces deux artistes, un parallélisme des talents…
En son temps, Pierre Joubert a illustré les poèmes de Rimbaud, dans un style qui ne ressemblait en rien à ses illustrations pour le scoutisme. J’ai rêvé, en lisant ce livre-ci, « L’hiver en été », à un Gibrat illustrant, lui, Baudelaire…
J’ai toujours pensé d’ailleurs que l’essence même de tout acte créatif réside dans ce qu’on peut appeler largement la « poésie »… Pas celle des rimes, mais celle des mots et de leurs errances… Et avec Gibrat, on peut aussi parler de style littéraire, tant ses scénarios se révèlent toujours extrêmement construits au niveau des phrases et de leurs rythmes. Là aussi, sans doute, les influences assumées et essentielles sont décelables, et je pense à Maupassant, Céline, voire même Audiard…
Gibrat, c’est un dessinateur de sensations, même au plus profond de dessins au réalisme lumineux.
Il dessine l’amour et le désir, mais toujours de façon pudique, plus sensuelle qu’érotique, sauf lorsqu’il s’approche des visages et, surtout, des regards.
« Coloriste » d’exception également, Gibrat aime les brillances qui semblent éclairer deux yeux d’une lueur intérieure.
Son style, qu’on pourrait qualifier de classique, au sens noble du terme, est aussi celui d’un peintre de la lumière… C’est au travers d’elle, au profond de ses flagrances et de ses mouvances, qu’il définit les sentiments de ses personnages, la violence ou la sérénité d’un paysage, d’un décor, d’un mouvement.
Une des grandes caractéristiques de tous les livres de Jean-Pierre Gibrat réside aussi dans une véritable sincérité. Ce sont, certes, des œuvres de fiction… Mais ce sont des récits dans lesquels l’auteur est sans cesse présent, par les émotions qui sont les siennes, par les engagements humains et politiques, au sens le plus large du terme, qu’il revendique du bout des crayons, du bout des sourires. Et ce depuis
son personnage de Goudard !… A ce titre, on peut le rapprocher de l’immense Jacques Tardi qui, de la guerre 14-18 à celle de 40-45, en passant par Polonius ou Adèle Blansec, n’a jamais abandonné ses idéaux de jeunesse. Jean-Pierre Gibrat est de cette race-là, celle des vrais créateurs !
Peut-on raconter une histoire qu’on n’a pas vécue, ne fut-ce qu’en toute petite partie ? La réponse de ces artistes-là est simple : sans sincérité, aucune œuvre artistique ne peut être porteuse d’émotion, et seule l’émotion, finalement, est un lien entre l’auteur et ses spectateurs, ses lecteurs…
Une des autres constances de Gibrat, dans ses derniers albums, bien évidemment, mais dans ses œuvres plus anciennes aussi, même si c’était de manière plus contemporaine, c’est la grande Histoire. Celle des hommes et de la mort, celle des idées et de leurs inutilités, celles du rêve politique et de l‘horreur quotidienne.
Mais Gibrat va toujours au-delà de l’Histoire. Ses descriptions dessinées de la guerre d’Espagne sont d’une belle fidélité à ce qu’elle fut… Mais sa manière d’aborder cette époque, comme celle de la guerre 40-45, n’est pas de se contenter d’un récit inscrit dans une narration historique.
Depuis toujours, ce qui fait vibrer Gibrat, ce qui rend tous ses livres passionnants, c’est l’espoir, l’humanisme, la volonté et le besoin de dépasser les idées pour inscrire son dessin et son récit dans le quotidien d’êtres humains que tout un chacun peut croiser.
Les livres d’art consacrés à des auteurs de bande dessinée se multiplient, de nos jours. Avec plus ou moins de réussite ou de succès, il faut bien le reconnaître ! Mais ce livre-ci ne souffre aucune faiblesse. Il nous montre un auteur, pas à sa table de travail, mais dans tous les gestes qui précèdent et suivent son » boulot » d’artiste. Avec Gibrat, l’hiver et l’été, chromatiquement opposés, se complètent pour construire une vraie œuvre d’art… Je ne sais plus qui disait que « ce qui est beau, c’est ce que je trouve beau »… Je dirais, moi, ici, que l’art naît de l’émotion vécue en créant, par l’artiste, et de celle vécue au moment de l’échange, par le spectateur. Et à ce titre, sans aucun doute possible, Jean-Pierre Gibrat s’inscrit pleinement dans la famille des Grands du neuvième art !
Ne ratez pas ce livre, lisez-le, regardez-le, feuilletez-le, laissez-le proche de vous pour le reprendre, souvent, le temps d’un regard…
En outre, et il faut le souligner, le travail d’édition est d’une superbe qualité, à tous les niveaux ! Un livre, donc, qui se doit d’avoir sa place dans toutes les bibliothèques des amateurs-amoureux de la bande dessinée!
Jacques Schraûwen
L’hiver en été (auteurs : Jean-Pierre Gibrat et Rebecca Manzoni – éditeur : Daniel Maghen)
Une femme comme toutes les femmes, dans une Pologne déchirée par la guerre et le nazisme!
Une des séries les plus émouvantes consacrées à la deuxième guerre mondiale…
Nous sommes dans une année de commémoration, de souvenir… Souvenir de la bataille de Normandie, souvenir, bientôt, de la bataille des Ardennes, souvenir du début de la fin pour Hitler et ses actes nauséabonds. Nous sommes aussi dans un moment de l’Histoire qui voit refleurir des discours dignes des écrivains les plus poujadistes du début du vingtième siècle, des discours qui parlent de l’héroïsme, avec des accents, chez Macron par exemple, qui frisent le ridicule et, de ce fait, ne peuvent que donner froid dans le dos !
Il est nécessaire, dès lors, de se plonger dans une série bd comme Irena, une série qui remet l’héroïsme à sa place réelle, loin des idéologies et des politiques oublieuses de l’être humain !
Irena, c’est une petite bonne femme qui, à Varsovie, a sauvé des centaines et des centaines d’enfants juifs. Et qui ne l’a fait que poussée par l’émotion, par le sentiment, par l’envie, non pas d’être une héroïne, mais celle simplement de ne pas être un mouton parmi les moutons.
Irena, ce n’est pas un personnage né de l’imagination des auteurs de cette série. C’est un personnage réel, et cette bd lui rend hommage en nous racontant, sans fioritures, sans exagération, ce que fut sa vie, ce que fut son action, le tout dans une époque historique qui, parfaitement bien rendue, nous fait comprendre ce qu’est l’horreur, ce qu’est l’indicible, ce qu’est la résistance !
Dans ce quatrième tome, deux époques se mélangent. Il y a Irena, en 1944, à Varsovie, arrêtée, torturée, retrouvant miraculeusement la liberté et continuant à sauver des enfants. Il y a Irena, en 1983, à Jérusalem, reconnue comme Juste parmi les nations, et y retrouvant, adulte, une femme qu’elle a sauvée, pendant la guerre, enfant… Une femme accompagnée de sa petite-fille, à laquelle Irena raconte son histoire.
La grande Histoire est totalement présente : on parle, dans ce volume, des Russes attendant devant Varsovie que la résistance polonaise se résume à une peau de chagrin. On parle également du communisme qui, bien des années plus tard, accepte enfin de laisser Irena se rendre en Israël.
Deux réalités se mêlent aussi dans ce récit. La mort, d’abord, qui se nourrit d’elle-même, qui démultiplie l’horreur et la rend quotidienne, la mort qui ne s’estompe, le plus souvent, que grâce à la nostalgie qui lui dénie son pouvoir… La vie, ensuite, qui, toujours, reprend le dessus, avec la peur de ne pas laisser de souvenir, ou, pire encore, de perdre ses souvenances.
Irena se révèle, dans le magma de cette Histoire horrible, comme une femme simple, sans convictions autres que celle de la gentillesse et de la tolérance. Elle n’est pas juive, au contraire du petit Martin qu’elle rencontre dans le ghetto de Varsovie et qui lui raconte sa vie naissante, mélange de réalité et de mensonge, ce petit Martin rappelant un autre Martin qui, bien des années plus tard, sera écrivain de souvenirs pas toujours très réels ! Irena n’est pas juive, et cette série nous montre que face à la mort, aucune religion, aucune race, aucune identité n’est à l’abri de l’horreur et de la souffrance!…
Irena, c’est une petite bonne femme, oui, guidée par cette gentillesse qui la rend héroïque dans un environnement historique où le simple fait d’être gentil est déjà un acte de résistance.
Et ce qui est étonnant, et d’une réussite impeccable, dans cette série, c’est que, construite autour de bons sentiments, elle parvient à ne jamais être mièvre!
S’il me fallait trouver un style auquel rattacher » Irena « , se serait peut-être la tragi-comédie… Au sens premier du terme… Une tragédie profonde, insoutenable même, mais qui devient accessible grâce à des moments de tendresse, d’humour, grâce à la présence d’instants d’une intimité qui estompe la démesure de l’inacceptable.
Et les scénaristes, incontestablement, ont mis beaucoup d’eux-mêmes et de leurs philosophies personnelles, en écrivant cette histoire, en adaptant en bande dessinée les vécus d’Irena.
» C’est en secourant toutes les détresses qu’on arrêtera la guerre… »
La priorité, dans cette série, et plus spécialement encore dans ce quatrième volume, est donnée aux mots. Et à leurs espoirs…
Mais le dessin a une importance capitale, puisque c’est lui qui permet à ces mots de s’exprimer, de prendre vie, puisque c’est lui qui évite et le manichéisme et le voyeurisme !
Le graphisme de David Evrard, de par son trait volontairement quelque peu tremblant, rend compte sans avoir l’air d’y toucher de la réalité des sentiments, peur et espérance, vécus par les protagonistes du récit.
Son travail, par exemple, sur les bouches, est exemplaire. Et ses pleines pages intimistes sont des respirations dans un album qui, sinon, serait peut-être étouffant. Et j’ai beaucoup aimé ses gros plans qui, presque abstraits, permettent, eux aussi, au lecteur de souffler… Et donc, de réfléchir!
Et n’oublions pas la couleur de Walter, qui, même dans les moments de cauchemar, réussit à conserver une belle part de lumière…
La bande dessinée est multiforme. Elle peut être d’une lecture immédiate, elle peut se faire onirique, elle peut plonger dans le réel comme dans l’imaginaire. Mais je pense qu’elle n’est jamais aussi importante, aussi forte, que lorsqu’elle naît et de nourrit d’un sentiment essentiel, l’émotion !
Et puisque le monde » officiel » se souvient aujourd’hui de la tragédie de la guerre 40/45, je trouve primordial qu’existent des œuvres de qualité, comme » Irena « , pour remettre, enfin, l’être humain et ses quotidiens dans les sillons de la vérité historique !
Jacques Schraûwen
Irena – Tome 4 : Je suis fier de toi (dessin : David Evrard – scénario : Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël – couleurs : Walter – éditeur : Glénat)