Libertalia : 3. Les Chemins de l’Enfer

Libertalia : 3. Les Chemins de l’Enfer

De l’utopie à la mort, une fresque humaine et violente

Misson et Carracioli ont crée leur royaume, celui de la liberté, celui du partage, sur une île paradisiaque. Mais les paradis peuvent se révéler être les antichambres de l’enfer!

Libertalia © Casterman

Un noble déchu et un prêtre défroqué, Misson et Carracioli ont, ensemble, fait d’une aventure presque révolutionnaire l’accomplissement d’un rêve, d’une quête : celle de la Liberté, majuscule, celle d’un monde meilleur, celle d’une utopie d’égalité entre les êtres, tous les êtres.

Sur l’île qui est devenue leur patrie, une patrie à inventer de toutes pièces, les  » Liberi  » et les  » Naturels  » vivent côte à côte.

Dans ce tome, qui termine cette mini-série à la fois historique et imaginaire, c’est l’inéluctable fin d’un idéal qui se raconte, qui se dessine. Entre l’aristocrate et le prêtre, les deux  » penseurs  » de cette volonté de vivre autrement, les idées et les quotidiens s’opposent de plus en plus. Pouvoir de Dieu ou pouvoir des hommes, unions entre Liberis et Naturels, peine de mort ou répartition des richesses, ces réalités quotidiennes créent des clans, des camps, des groupes humains qui ne s’occupent plus du rêve initial. Et quand un crime a lieu, l’utopie laisse place à la violence la plus déshumanisée !

Fabienne Pigière et Rudi Miel: de l’utopie à la violence
Libertalia © Casterman

Aux commandes de cette série, il y a deux scénaristes belges. Fabienne Pigière a une formation d’histoire et d’archéologie. Libertalia est sa première incursion dans le monde du neuvième art, elle qui, universitaire, a déjà derrière elle quelques livres consacrés à l’archéologie.

A ses côtés, Rudi Miel est journaliste, et scénariste de bd (les aventures de Charlotte, entre autres…).

Et leurs origines professionnelles, incontestablement, se sont complétées, dans cette série, pour créer une narration dont les bases historiques sont sérieuses, mais qui, en même temps, ouvre des portes sur le monde qui est le nôtre, aujourd’hui ! Libertalia, ainsi, devient pratiquement une fable sur les dérives du libéralisme actuel !

Fabienne Pigière: archéologue de formation
Rudi Miel: une formation de journaliste
Libertalia © Casterman

Le sabre et le goupillon, tellement souvent, dans l’Histoire de l’humanité, mêlés pour d’infâmes guerres, se retrouvent, dans ce récit, côté à côte pour une neuve espérance.

Mais Libertalia est, et on le sent dès le premier tome, un combat perdu d’avance. Le  » religieux  » se veut nécessaire, essentiel même, à toute entreprise humaine. Et, ce faisant, nie la réalité spirituelle des habitants originels de ce royaume bancal qu’est devenu Libertalia. Et les groupes humains, ainsi créés, avec leurs différences et leurs intolérances, Libéris et Naturels vivant comme en miroir déformant une improbable, et impossible, révolution, ces entités ne peuvent que se détruire. Se refuser. Et l’espoir, face à la richesse, au pouvoir, à la foi, à la loi, au racisme, l’espoir, finalement, ne conduit qu’à la mort !

Fabienne Pigière: utopie et natifs de l’île…
Libertalia © Casterman

Le scénario de cette série, pour attendu qu’il soit, dès le départ, dans son aboutissement, est extrêmement bien construit. Il est le récit d’une aventure humaine idéaliste et ne pouvant aboutir qu’à une fuite. Une fuite qui, en même temps, est aussi une fenêtre ouverte sur, qui sait, des lendemains plus ensoleillés…

Et puis, il y a le dessin de Paolo Grella !

Avec des traits  » esquissés « , un peu à la Gillon, il campe des statures plus que des expressions, et l’expressionnisme qui, malgré tout, est le sien se traduit à travers ses mises en scènes, ses couleurs, la multiplication des plans cinématographiques également.

Accentuant les contrastes avec une forte présence, des  » noirs « , il nous offre aussi un paysage coloré à dominante rouge, une dominante qui accompagne à la perfection la montée de la violence, jusqu’au paroxysme de l’échec !

Fabienne Pigière et Rudi Miel: le dessin de Paolo Grella

Trois tomes pour une histoire qui, horrible de par sa finalité, se révèle malgré tout ouverte à l’espérance. L’homme, finalement, ne se définit-il pas, hier comme aujourd’hui, par ses tentatives, même désespérées, de créer un monde meilleur ? Et n’est-ce pas, en finalité, la vraie morale de cette histoire que d’espérer que l’humain continue à vouloir réaliser ses rêves, même et surtout les plus fous?… Une bien belle morale, tout compte fait…

Jacques Schraûwen

Libertalia : 3. Les Chemins de l’Enfer (dessin : Paolo Grella – scénario : Fabienne Pigière et Rudi Miel – éditeur : Casterman)

Libertalia © Casterman
Hot Space et Hope One

Hot Space et Hope One

Deux albums SF aux portraits résolument humains!

Dans l’univers de la science-fiction, le meilleur côtoie souvent le pire… Voici un choix de deux livres que j’ai aimé découvrir, tous deux écrits et dessinés à hauteur humaine… 

Hot Space : 1. Crash Program (auteur : Le Pixx – couleurs : Véra Daviet – éditeur : Kamiti)

Voici un nouvel éditeur… Voici une histoire de vraie science-fiction, presque à l’ancienne, avec un vocabulaire qui, de bout en bout, a d’incontestables connotations scientifiques.

Le thème central n’est pas particulièrement original, sans doute : aux confins de l’univers, une petite planète jusque là sans intérêt devient un enjeu de pouvoir. Une jeune pilote, Nohraïa, va servir d’alibi à une invasion… Seulement, cette jeune femme ne manque pas de ressources, et ne va vraiment pas se laisser faire !

hot space
Hot Space © Kamiti

L’originalité réside d’une part dans la construction de ce livre : un peu confuse parfois, mais refusant délibérément l’unité de lieu, et usant, lorsque c’est nécessaire, de flash-back pour (re)donner de la clarté au récit. Et, d’autre part, dans le choix des personnages centraux.

C’est un album de SF, mais un album dont les héros sont exclusivement des héroïnes, un album dans lequel les hommes ne sont que secondaires, et, le plus souvent, des  » méchants « … Il y a Nohraïa, il y a la scientifique Spector, il y a l’autochtone, Haesvree. Ce sont elles, et elles seules, qui vont avoir à livrer bataille contre la dictature !

hot space
Hot Space © Kamiti

Les références à la planète Terre sont nombreuses, évidemment, et cette démarche narrative appartient pleinement aux codes de la science-fiction. A ce titre, j’insiste, d’ailleurs : on est bien dans la sf, et pas du tout dans de la Fantasy ! C’est donc bien à partir de notre monde connu que se construisent les péripéties de l’histoire qui nous est racontée. Et la femme n’a rien, ici, d’une pin-up affolante !

Mais Le Pixx choisit aussi d’user d’autres codes, et on a affaire, en quelque sorte, à un western galactique, à de la SF politique aussi.

Et, de ci de là, on a droit à quelques moments d’humour, à des instants de pure violence, à une sorte de poésie, aussi, puisque la mort y devient une étoile filante…

hot space
Hot Space © Kamiti

On peut regretter, par contre, des raccourcis trop prononcés, des personnages qui ne sont pas toujours faciles, graphiquement, à reconnaître. Mais Véra Daviet, la coloriste, avec des couleurs simples, sans fioritures, réussit par sa palette à accentuer les détails, à les mettre en évidence, de manière à ce qu’on puisse plus facilement différencier chaque protagoniste.

C’est un premier album, l’initiale d’une série. Et, ma foi, malgré mes quelques réticences portées à l’encontre de la narration, qu’elle soit celle des mots ou celle des dessins, j’ai pris plaisir à entrer dans cet espace chaud… Un livre de femmes qui se refuse à tout machisme. Et j’ai l’espoir que la suite de cette histoire à la fois humaine et intersidérale permettra au lecteur que je suis de mieux découvrir encore les émotions et les espérances des héroïnes de  » Hot Space  » !

Hope One : tome 1 (auteur : ‘Fane – couleurs : Isabelle Rabarot – éditeur : Comix Buro)

Hope One © Comix Buro
hope one
Hope One © Comix Buro

2020… Megan, une jeune femme aux cheveux blonds, se réveille dans un vaisseau spatial. Un vaisseau dans lequel ils ne sont que deux. Elle et un homme, qui se prénomme Adam.

Un homme qui dit, tout simplement, à Megan, qu’elle vient de se réveiller d’un sommeil long de 49 ans !

Petit à petit, les explications sont données de cette situation extrême. On parle de guerre nucléaire, de tentative de sauver la race humaine en envoyant différents vaisseaux en orbite autour de la terre, tous destinés à y retourner dès que possible, tous habités de binômes humains.

Mais ces explications se heurtent, pour Mégan, à un mur d’incompréhension, à l’amnésie de tout ce qu’elle fut, à la douleur de ne plus pouvoir se (re)connaître.

C’est donc à un véritable huis-clos qu’on assiste, lecteurs-spectateurs, avec ce livre. Un face-à-face entre un homme charmant, qui soigne (ou pas…) une femme qui ne réussit pas à se retrouver, un homme qui, sans doute, profite charnellement de cette compagne sans mémoire. Un huis-clos qui ne peut, on le sent, on le sait, que s’ouvrir à la violence… A la nécessité de nier le néant qui semble n’être que la seule règle de vie qui reste à nos deux personnages. Un huis-clos qui, de silence en hurlement de terreur, de faux-semblant en ambiguïté presque malsaine, se termine par une fuite vers le second tome, à paraître (j’espère !) bientôt !

hope one
Hope One © Comix Buro

‘Fane, l’auteur, a été à bonne école, du point de vue du scénario, avec Perna. Il sait construire une histoire passionnante, y laisser ces parts de mystère qui, toujours, dans un récit, créent le rythme et accentuent l’attention du lecteur. Son dessin, souple et expressif, est véritablement personnel. Et ses pages peuvent tantôt se construire autour des dialogues, tantôt refuser tout mot pour ne laisser parler que le graphisme. Le graphisme, et la couleur… Isabelle Rabarot réussit des prodiges, dans ce livre ! On ne peut qu’admirer, par exemple, sa manière de donner vie, par ses couleurs, à des explosions de lumière…

De l’excellente  SF, donc… Même si, peut-être, finalement, cela n’en est pas !… Vivement la suite !

Deux livres différents, deux manières presque opposées de raconter une histoire. Avec un point commun, par contre, qui mérite le détour, pour tous deux : la volonté de nous offrir un récit à hauteur d’homme !

Jacques Schraûwen

Jane

Jane

Une adaptation très moderne et très surprenante de « Jane Eyre », l’œuvre majeure de Charlotte Brontë.

Jane © Glénat

Je pense qu’il ne s’agit, pas dans ce livre, de retrouver totalement les personnages du roman originel. Mais je pense, par contre, que cette bd réussit, dans notre univers contemporain, à retrouver le romantisme romanesque de Charlotte Brontë.

Jane © Glénat

La trame de fond, cependant, reste un peu la même. Jane, une jeune femme ayant connu une enfance difficile, dans un environnement qui ne cherchait qu’à la mettre dans l’ombre, abandonne totalement son passé et se rend à New York. Son but ? Y faire des études d’art. Un ami couturier et gay l’héberge. Mais il faut bien gagner sa vie, et Jane est engagée comme nounou dans une étrange demeure. Son patron, Rochester, est un homme d’affaires puissant et peu visible, et la demeure, à la fois moderne et gothique, dans laquelle Jane travaille est dirigée par une femme revêche, Magda. De quoi fuir, très vite, s’il n’y avait la petite fille dont doit s’occuper Jane, Adèle.

Jane © Glénat

Cette enfant a un point commun avec Jane, c’est la solitude. Et à partir de là, on se retrouve vraiment dans l’ambiance, revisitée et relocalisée de nos jours, qui a fait de l’œuvre de Brontë une des œuvres magistrales de la littérature du dix-neuvième siècle.

Une ambiance, je le disais, romantique, d’abord. Parce que Jane, jeune, vive, artiste aussi, cherche à faire sourire à la vie cette gamine à laquelle elle s’attache malgré l’ambiance pesante de la maison de Rochester.

Un père qui, pourtant, peu à peu, accepte les remarques de la nounou et, bien plus, se laisse légèrement découvrir.

Un homme, surtout, diablement séduisant et duquel, avec une évidence tranquille, Jane tombe amoureuse tout en voulant à tout prix ne pas l’être !

Jane © Glénat

A tout cela se greffe le mystère de la mort de la mère d’Adèle, l’épouse de Rochester. La présence, aussi, du frère de cette mère défunte. Les fuites de Rochester, également. Et une mystérieuse pièce fermée à clé, et dans laquelle Jane a l’interdiction totale d’entrer. Rochester serait-il proche de Barbe Bleue ?….

Vous le saurez, bien évidemment, en lisant cet album… En suivant les péripéties de Jane dans l’existence, dans sa recherche d’identité, de reconnaissance, d’amour. Il y a du polar, il y a du sentiment, il y a un tout petit peu d’érotisme, il y a de la violence, de la mort, mais de l’espérance surtout !

Le scénario parvient, ainsi, à ne jamais trahir vraiment l’œuvre originelle, tout en s’ancrant résolument dans notre vingt-et-unième siècle. Ce scénario se construit essentiellement à travers le dialogue, et ne tombe pas de cette manière dans une écriture littéraire qui pourrait être désuète…

Quant au dessin, il est vif, dynamique, insistant avec talent sur les regards et tout ce qu’ils expriment, s’attardant ainsi à dessiner ce que les dialogues ne font qu’entamer. On se trouve, graphiquement, dans une bd américaine bien plus proche des mondes d’Eisner que de ceux des super héros !

Et puis, il y a la couleur… Une couleur qui, à certains moments (et je pense à un sublime feu ouvert…) est extrêmement présente, à d’autres se fait presque transparente. Une couleur, en fait, qui se met au service d’une histoire dessinée, et qui, ce faisant, la complète avec une justesse de ton remarquable.

Jane © Glénat

Je ne suis pas fanatique (loin s’en faut) de la littérature romantique, mélo et fleur bleue, du dix-neuvième siècle. Et j’avoue qu’il m’a fallu un certain temps pour ouvrir cet album bd, ce roman graphique inspiré d’un roman littéraire par trop connu. Mais le plaisir a été au rendez-vous, grâce à l’intelligence des auteurs qui, on peut le dire, se contentent de références et réussissent à nous raconter une histoire passionnante, menée de main de maître, et laissant la place à l’émotion.

Une belle réussite, oui, à laquelle je ne m’attendais pas.

Un livre, donc, que je vous conseille, et qui mérite assurément le détour !

Jacques Schraûwen

Jane (dessin : Ramón K. Pérez – scénario : Aline Brosh McKenna – couleurs : Irma Kniivila – éditeur : Glénat)