Giant

Giant

Giant, en deux volumes, est une tranche de vie qui nous plonge dans l’immigration, aux Etats-Unis, dans les années 30… C’est un superbe auteur, aussi, Mikaël, interviewé dans cette chronique !

 

 

Les Etats-Unis, en cette première moitié du vingtième siècle, vivent une mutation architecturale spectaculaire. Les villes semblent vouloir s’approcher au plus près du ciel, en des envolées de béton et d’acier qui demandent une main d’œuvre importante.

Dans cette histoire, Mikaël met en scène un personnage dont le surnom,  » Giant « , correspond parfaitement à son apparence. Grand fort, il se balade, avec d’autres immigrants, irlandais comme lui, entre ciel et terre, pour construire ces buildings qui ressembleront un jour à des villes verticales.

Ils ont tous un passé, ils ont tous laissé au pays, de l’autre côté de l’Océan, une part d’eux-mêmes : une famille, une enfance, un paysage, une maison, un amour.

Giant, lui, a laissé derrière lui des heures lourdes de violence. Un passé qui pèse sur ses épaules, sur son âme, et le rend silencieux, incapable de s’ouvrir aux autres.

Jusqu’au jour où un nouveau venu sur le chantier va, petit à petit, le réveiller, et le révéler à lui-même, et aux autres.

Jusqu’au jour aussi où il se fait passer, par lettres interposées, pour le mari d’une femme restée en Irlande, un mari mort, une épouse qui ne connaitra son état de veuve que dans le deuxième tome de ce récit tout en demi-teinte.

En demi-teinte, oui, parce que Mikaël ne s’attarde à aucun moment sur les histoires de ses personnages. Il les montre, sans les raconter, préférant nous dévoiler le cadre de leur existence, une existence au jour le jour, au fil du temps qui passe, et qu’on sent passer tout au long de ce double album.

Une existence qui est pauvre, certes, mais qui dénie à la misère de prendre le pouvoir sur la joie de vivre qui anime, envers et contre tout, ces ouvriers côtoyant la mort et heureux de vivre encore et encore.

Mikaël: le quotidien
Mikaël: la joie de vivre

 

Pas de misérabilisme, donc. Mais, de par le sujet qu’il traite en trame de fond, celui de l’immigration, Mikaël construit, sans insister, des ponts entre hier et aujourd’hui.

Parce que, au travers du  » rêve américain « , c’est de l’espérance folle qu’il nous parle, de cet espoir, de nos jours comme dans les années 30, que vivent tous ceux qui se voient obligés de quitter leur monde pour en découvrir un autre.

Et même sans penser à ce flux migratoire qui, politiquement, agite tellement pour le moment nos instances politiques occidentales, il y a les autres migrations, dans les pays du Golfe, où des ouvriers viennent, dans des conditions souvent pitoyables, construire, eux aussi, d’immenses tours.

Et dans cette description d’une certaine immigration, dans cette volonté que Mikaël nous montre d’une intégration capable de ne rien dénaturer de sa propre culture, il y a un vrai message humaniste qui éveille de bien beaux échos aujourd’hui.

Mikaël: l’immigration

 

 

Mikaël n’est pas un inconnu dans le monde de la bande dessinée, et j’avais chroniqué ici sa série précédente,  » Promise « , un western pratiquement gothique aux personnages démesurés.

Ici, à part la stature du héros et les constructions auxquelles il participe, il n’y a rien de démesuré dans le dessin de Mikaël. Dans sa couleur non plus… Les planches de son récit sont, parfois, construites autour de dialogues, parfois, tout au contraire, meublées de silence. De même, son dessin, au réalisme épuré, ne cherche pas à accentuer les détails, mais, tout au contraire, réussit à les estomper pour mieux permettre aux lecteurs d’en tracer eux-mêmes les contours et, ce faisant, de meubler en même temps les ellipses narratives toujours bienvenues…

Et puis, il y a, dans le graphisme de Mikaël, un vrai sens de la retenue, une nécessité, dans cette histoire-ci, de mettre l’humain, dans son quotidien, au centre de son dessin. Et c’est pour cela que, de page en page, ce sont les regards de ses personnages qui, toujours, accrochent celui du lecteur…

Mikaël: le dessin, les regards
Mikaël: l’implication des lecteurs

Dans  » Promise « , on pouvait ressentir chez Mikaël une certaine influence du comics à l’américaine. Ici, avec  » Giant « , c’est dans une démarche réaliste plus proche de Chabouté qu’il s’aventure. Et le résultat est absolument formidable ! Le dessin, en effet, est somptueux, et son scénario, en outre, humaniste et humain, ne présente aucune faiblesse. Mikaël laisse à son dessin comme à ses mots le temps de laisser passer le temps comme dans la  » vraie vie « … Et  » Giant  » est réellement un double album à ne pas rater !…

 

Jacques Schraûwen

Giant (deux albums parus chez Dargaud – auteur : Mikaël)

La Guerre des Lulus : 5. 1918

La Guerre des Lulus : 5. 1918

La Grande Guerre, celle de 14, touche à sa fin. Et les Lulus, ballotés par des événements qui les dépassent mais qui les poussent à se révéler à eux-mêmes, vivent peut-être les ultimes heures de leur amitié.

 

Cela fait cinq ans, cela fait cinq albums que Régis Hautière et Hardoc nous font suivre, avec passion, les pérégrinations de leurs jeunes héros. Jeunes ?… Oui, en tout cas au début de cette série, en 1914, lorsqu’ils ont dû quitter l’abri de leur orphelinat pour fuir l’avancée d’un ennemi impitoyable. Moins jeunes, infiniment, en cette année 1918, où, de retour en France, ils découvrent que la résistance est une réalité quotidienne, une résistance à laquelle ils participent bon gré mal gré.

Ces quatre Lulus, qui, en fait, n’ont de commun que les premières lettres de leurs prénoms respectifs, ont commencé la guerre comme une aventure, rien de plus. Ils l’ont continuée, cette aventure, en perdant peu à peu tous leurs rêves d’enfants, obligés de les confronter à une réalité où l’utopie laisse la place à la mort, où l’espérance se heurte à des avenirs aux couleurs de l’horreur.

En cinq albums, ils ont vieilli, ils ont mûri, ils sont passés de l’enfance à l’adolescence, très vite, et encore plus vite de l’adolescence à l’aube de l’âge adulte. Ils sont passés de la naïveté au drame, un drame qui, dans cet album-ci, n’est plus un simple décor mais devient partie intégrante de leurs quotidiens d’enfants perdus dans la guerre et éperdus de liberté et d’amitié.

Ce qu’ils découvrent aussi, en vieillissant, c’est que la noblesse des sentiments et des actes reste possible même face à l’adversité la plus terrible. Ils comprennent, au-delà des collaborations honteuses, ce que signifie l’expression qu’ils ne connaissaient pas :  » être un honnête homme « …

Régis Hautière: de la naïveté au drame
Régis Hautière: un honnête homme
Régis Hautière: l’amitié

Dans ce genre de série, la difficulté pour les auteurs, c’est de parvenir à soutenir l’intérêt des lecteurs d’album en album, certes, mais c’est aussi de réussir à ce que l’ensemble de l’histoire qu’ils nous racontent reste cohérent et sans cesse plausible.

Et là, tant dans le texte de Régis Hautière que dans le dessin de Hardoc, la réussite est totalement au rendez-vous. Les personnages vieillissent, tant dans l’apparence que dans le caractère, lentement, progressivement, et c’est de par cette évolution mentale et physique qu’ils deviennent proches des lecteurs, des lecteurs adolescents comme des lecteurs adultes.

Le trait de Hardoc, classique dans sa forme semi réaliste, dans la lignée de ce qu’on appelle l’école de Charleroi, ne cherche jamais à éblouir. Son graphisme ne veut rien prouver ni démontrer, il restitue, tout simplement !

Et ce qui permet aussi à l’attention du lecteur de ne jamais faiblir, c’est le travail de dialoguiste de régis Hautière. Tous les personnages, même les secondaires, ont un langage qui leur appartient, comme leur appartiennent, grâce au dessin, les mouvements et les gestes.

 

Et puis, il y a la couleur de David  François et Hardoc, qui, elle non plus, ne cherche à aucun moment à prendre toute la place, à faire étalage d’une virtuosité. Dans une série  » chorale « , il était important, à tous les niveaux, que les projecteurs restent braqués, même indirectement, sur les héros du récit, et la lumière comme la couleur participent pleinement à cette réussite !

Hardoc: la couleur

Ce  » 1918  » pourrait être l’ultime épisode de cette série qui, plus loin que son sujet central, la guerre, nous fait suivre des jeunes hommes à la recherche d’eux-mêmes, à  la poursuite de vérités  sans cesse changeantes. Des hommes en devenir qui apprennent le poids de la trahison, la force de l’amitié, la détresse de l’abandon.

Mais ce livre n’est pas la fin de l’histoire ! Régis Hautière tout comme Hardoc se doivent, désormais, de nous montrer leurs héros dans des  quotidiens qui n’auront plus rien à voir, peut-être, sans doute, avec la survie.

Et je me réjouis de retrouver très vite ces quatre Lulus qui, adultes, vont avoir à lutter encore et encore, certainement, pour garder en eux la souvenance et la réalité de ce que furent leurs combats entre 1914 et 1918. Leurs combats, et leurs rêves, et leur amitié!…

 

Jacques Schraûwen

La Guerre des Lulus : 5. 1918 (dessin : Hardoc – scénario : Régis Hautière – couleur : David François – éditeur : Casterman)

Chronique publiée sur le site RTBF le vendredi 09 février 2018

Lonesome : 1. La Piste Du Prêcheur

Lonesome : 1. La Piste Du Prêcheur

Chronique de Jacques Schraûwen publiée su le site de la RTBF le mardi 23 janvier 2018 à 14h59

 

Le retour d’Yves Swolfs au western, avec un personnage puissant, et une époque qui annonce de grands bouleversements de société. Un livre à découvrir, un auteur à écouter dans cette chronique !

 

Au tout début des années 80, le western en bande dessinée, c’était Giraud, évidemment, et Hermann, tout aussi évidemment. Et ce fut aussi Swolfs, avec un personnage directement inspiré des « western-spaghetti », le silencieux  » Durango  » et son arme fétiche.

Avec lui, on s’éloignait totalement des codes américains d’un genre que Sergio Léone, au cinéma, avait révolutionné, mais tout en recréant, graphiquement, d’autres codes, toujours comme Leone, ou Corbucci.

Les personnages se devaient de ne pas être sans reproches, ils se devaient aussi de s’inscrire dans une époque où les apparences et les habitudes n’étaient pas celles d’aujourd’hui ni du cinéma de John Wayne. Durango était un héros, certes, mais un être dont en sentait, charnellement, au travers de ses représentations dessinées, qu’il était rugueux de contact, sale sans doute, sans beaucoup de convictions, et n’ayant de sentiments altruistes qu’au hasard des pérégrinations de son existence.

Durango était un anti-héros solitaire.

Lonesome, le nouveau personnage de Swolfs l’est tout autant !

Comme dans Durango, Yves Swolfs construit une intrigue autour d’un être humain qu’on devine blessé par son enfance, un être dont l’unique combat semble être la vengeance, sans pitié, sans états d’âme.

A ce titre, Lonesome vient tout droit des goûts de Swolfs, bien sûr, mais aussi des codes illustrés au cinéma par un Clint Eastwood silencieux et guerrier. Là où John Wayne était toujours un personnage, à sa manière, convivial, Eastwood, ou même Gary Cooper, ne l’étaient plus du tout. Comme Durango. Comme Lonesome, aujourd’hui, dont la solitude volontaire semble être sa seule façon d’exister, de survivre…

 

Par contre, ce qui différencie Lonesome de Durango, c’est que Swolfs abandonne ici l’aventure pure, avec ses codes efficaces mais, tout compte fait, simples, voire parfois simplistes, pour enfouir son personnage dans un univers de violence, de violences plurielles, mais un univers dans lequel toute aventure s’inscrit aussi dans un contexte historique précis.

Nous sommes, dans ce premier album, à l’aube d’une guerre qui n’a pas encore commencé mais dont les premiers soubresauts se font ressentir à la frontière séparant le Kansas du Missouri. D’un côté de cette frontière, ce sont les adversaires de l’esclavage qui ont la parole, de l’autre côté, au Missouri, l’esclavagisme est une réalité que la population veut voir perdurer. Et un prêcheur qui se revendique de l’abolitionnisme passe de ville en ville, de village en village, pour prôner une nouvelle sorte de croisade armée.

Ce prêcheur est poursuivi, pour des raisons qui n’apparaissent que peu à peu, au gré de quelques flash-backs, par Lonesome. Et sur la route de ce dernier, les cadavres se multiplient, et la mort lui est compagne fidèle et terrible.

Cela dit, qu’on ne s’y trompe pas : la guerre de sécession, qui approche à grands pas, n’est qu’une trame de fond dans une histoire qui mêle bien des thèmes différents.

Il y a la force de persuasion de la religion, au sens large du terme, il y a le fanatisme, religieux mais aussi politique, il y a l’alibi d’un grand et noble sentiment, l’abolitionnisme, pour des raisons qui, finalement, ne sont que mercantiles. Il y a, surtout, de part en part, une avidité de pouvoir qui donne naissance à des dérives déshumanisées.

Tous ces thèmes, il est vrai, ne sont là qu’en paysage d’une intrigue aux codes évidents. Mais ces thèmes  éveillent,  et c’est tout aussi évident, des échos dans le monde d’aujourd’hui, où l’embrigadement mène à la mort, où les belles idées débouchent sur l’horreur, où le monde se révèle incapable d’empêcher l’Histoire, la grande Histoire, de bégayer !

Yves Swolfs: Plusieurs thèmes…
Yves Swolfs: la grande Histoire

Et pour parvenir à mêler tout cela en une bd qui reste de bout en bout passionnante, pour parvenir à créer un personnage emblématique dans un univers qui ne l’est pas moins, Yves Swolfs, au sommet de son talent, construit son scénario comme un metteur en scène crée son film. Il varie les plans, mais sans que cela se révèle jamais pesant ou inutile. Il s’approche au plus près des visages, et surtout des regards, pour que s’expriment, dans le silence d’une page dessinée, des sentiments de haine, de pitié, de détresse, de colère.

Et ce qui ajoute encore à la véritable force de ce premier album d’une série qui s’avère déjà  une belle réussite, ce qui ajoute encore à la clarté du dessin, c’est la mise en couleurs de Julie Swolfs, la fille du dessinateur et scénariste.

Elle magnifie, encore une fois comme dans les films de Sergio Leone, les superbes paysages dans lesquels évolue Lonesome, mais aussi les scènes plus intimistes.

Yves Swolfs: la couleur

Le Western, au cinéma comme en bande dessinée, c’est peut-être le seul genre qui peut se rattacher à la  tragédie, celle des Racine ou Corneille, celle d’Œdipe ou d’Agamemnon !

Mais pour y parvenir, à cette tragédie qui, tout comme le cinéma, a ses propres codes, celui du chœur, entre autres, celui des observateurs qui se refusent à toute intervention mais qui jugent, décrivent, déforment, pour arriver à, graphiquement, montrer cette ressemblance, il fallait le talent d’un grand auteur. Et Yves Swolfs est un grand raconteur d’histoires, un grand auteur populaire, aussi, surtout. Et Lonesome est un personnage qui a du corps, qui a de la chair, qui m’a séduit et dont j’attends d’ores et déjà la suite avec impatience…

 

Jacques Schraûwen

Lonesome : 1. La Piste Du Prêcheur (auteur : Yves Swolfs – couleurs : Julie Swolfs – éditeur : Le Lombard)