Cinq variations sur la guerre, l’horreur, la désespérance et la religion
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Avec Suehiro Maruo, on se plonge dans un style très particulier de la culture japonaise, l’Ero-Guro. L’art de mélanger l’érotisme et la cruauté avec la mort et le grotesque… Un style qui existe depuis les années trente ! Un mouvement qui, dès lors, s’avère volontairement dérangeant et provocateur, tout au long de dessins, ici, qui mêlent sexe sans plaisir et horreur d’un quotidien auquel il est impossible d’échapper, désespoir et mort en ultime perversion.
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Je pense qu’avec Maruo, le dessin devient le vecteur principal de ce qu’il veut dire, exprimer. Il « raconte » à peine, parce que, s’il y a récit, il est sans cesse éclaté, il se remplit de jeux de miroirs dans lesquels le lecteur ne peut que se perdre. Et c’est probablement ce que Maruo désire ! Il est le dessinateur de sensations extrêmes et totalement immorales. Mais avec un sens profond de la construction graphique et de ses esthétiques possibles.
Dans ce livre-ci, il nous emporte dans cinq « nouvelles dessinées ». Avec des tas de personnages dont les quotidiens bien plus que les destins se mélangent, s’entrechoquent, se démesurent dans une sorte de recherche effrénée de tout ce qui peut déranger.
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C’est la deuxième guerre mondiale qui est le fil conducteur principal de ces cinq variations. On y retrouve un prêtre catholique totalement déviant, cruel, charnel, violent, dirigeant au Japon un orphelinat qui lui sert de terrain de jeux pervers.
On y suit le combat au jour le jour de gosses de rue qui doivent survivre sous l’occupation, perverse souvent aussi, des Américains.
On y croise une femme folle serrant contre elle le cadavre d’un bébé.
On y voit un camp de concentration, en Allemagne, et un prêtre polonais qui choisit la voie du martyre.
Et, en finale de ce livre, un autre prisonnier se sent revivre en redevenant humain, en découvrant le miracle d’une grâce autour de la vierge Marie…
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Parce que, étrangement, la religion catholique est omniprésente dans ce recueil, une religion tantôt inacceptable, tantôt vraiment charitable. La religion et, donc, l’au-delà, auquel le titre de ce livre se réfère en nommant, qui sait, un paradis…
Maruo réinvente à sa manière l’horreur, en ne proposant que de très rares espérances vite battues en brèche par l’humaine absurdité de la vie et de toutes ses guerres.
Ne cherchez pas de fil narratif dans ce livre, mais laissez-vous emporter par un dessin efficace mêlant à la bande dessinée une forme détournée de l’illustration.
Aucune rédemption, finalement… Mais un regard précis et historiquement exact sur une époque qui nous rappelle que tous les conflits humains ne partagent avec l’humanité qu’un ultime désespoir, malgré et avec les religions…
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Vous l’aurez compris, cette bd japonaise n’a pas grand-chose à voir avec les mangas et leurs suites infinies… C’est un livre très particulier, en dehors de toutes les normes et de tous les codes du neuvième art… Une curiosité ? Oui, mais pas uniquement… Un album qui, malgré son apparence, se découvre, en définitive, construit comme une sorte de puzzle, le tout totalement assumé par son auteur.
Oui, on peut préférer au Hergé de Tintin celui de Jo et Zette, et, surtout, préférer à Hergé bien des auteurs ! Des auteurs sans « marketing », sans ostentation…
Et me vient l’envie, aujourd’hui, en feuilletant quelques albums de Tintin (eh oui, cela m’arrive…), de vous parler de ceux qui, dans la bande dessinée, font des décors, des lieux et des architectures, des éléments essentiels de leurs récits… Ce qui ne fut qu’épisodiquement le cas d’Hergé, d’ailleurs.
centre belge de la bande dessinée copyright cbbd
On peut lire des bandes dessinées de mille manières différentes. On peut zapper les scènes qui nous semblent ne pas participer au récit, on peut s’attarder sur l’une ou l’autre case, on peut admirer les couleurs, le montage, les perspectives.
On peut aussi chercher à découvrir ce qui, dans le graphisme d’un album, nous accroche, nous fait rêver, nous donne envie de continuer notre lecture… Et la réponse est toujours très élémentaire : c’est un ensemble qui nous séduits, images, mots, personnages, situations, lumières, et décors ! Oui, ces décors qu’on ne fait trop souvent que regarder d’un œil distrait, alors que les plus grands des dessinateurs y mettent tout leur talent, y ajoutant aussi, comme dans le studio Peyo (ou Hergé…), le talent d’autres dessinateurs…
Sans décor, aucune histoire n’est possible, quoi que puissent en penser ceux qui cherchent un alibi culturel en faisant non pas de la bd, donc des petits mickeys, mais des « romans graphiques » !
Et je vais ici, si vous le voulez bien, épingler subjectivement quelques-uns de ces auteurs qui, chacun à sa manière, ont réussi l’amalgame narratif parfait entre un scénario, des humains qui le vivent, et l’environnement dans lequel ils se déplacent.
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Commençons par Jijé, un maître absolu du neuvième art. Par la grâce de son génie du noir et blanc, certes, mais pas uniquement. Quelle que soit la série dont il a été l’auteur, de Jerry Spring à Spirou, de Don Bosco à Valhardi, de Christophe Colomb à Tanguy et Laverdure, il a toujours eu à cœur de placer ses héros dans des lieux qui les mettent en valeur et qui permettent à l’intrigue de s’inscrire dans une réalité tangible, reconnaissable.
copyright Jijé-dupuis
La bande dessinée, ainsi, se révèle parfois presque sociologique… Boule et Bill, avec Roba, est peut-être plus le reflet d’une époque, jusque dans les intérieurs dessinés, que le portrait d’un gamin espiègle et de son chien. Il en va de même pour le Natacha de FrançoisWalthéry dont les décors, en outre, évoluent au fil des albums, donc des années.
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L’importance des décors, des endroits, des architectures extérieures ou intérieures, c’est également une des caractéristiques du dessin de AndréFranquin. Avec un sens de l’innovation qui dépasse le simple ancrage dans le réel… Qui réussit, dans « Spirou et les Héritiers », par exemple, à être visionnaire… Mais qui prend tout son poids aussi, comme dans « Le prisonnier du Bouddha », en mêlant à cette vision un décor totalement représentatif d’une époque bien précise.
copyright franquin
Qu’on ne se trompe pas : le décor, et, singulièrement son architecture, cela n’est pas froid, frigide… Plongez-vous dans les albums de Walter Minus, et vous comprendrez immédiatement que l’environnement d’un héros, d’une héroïne, peut être terriblement charnel, érotique, même avec des formes purement géométriques.
copyright walter minus
C’est en faisant « bouger » les décors, en les imprégnant de l’époque racontée, que les meilleurs des récits prennent vie, prennent chair ai-je envie de dire.
C’est le cas avec Jean-François Charles qui, du « Rat du bal mort » à Sagamore, en passant par « China Li » ou « Les pionniers du nouveau monde », ou ses « Contes grivois », réussit à ce que la fiction devienne réalité grâce à sa manière d’intégrer ses personnages dans des décors fouillés et fidèles.
copyright jf charles
On sent aussi, dans chacune des séries du scénariste Jean Dufaux, polar ou fantastique, historique ou biographique, l’importance qu’il apporte à ce que ses personnages, quel que soit le dessinateur, s’intègrent totalement dans le monde qui est le leur. C’est à ce prix qu’ils peuvent intéresser les lecteurs capables de les identifier, et, ce faisant, de s’y identifier…
Chez Dufaux, la culture se conjugue toujours avec des références historiques réelles. Le lecteur ne se perd pas dans les ambiances qu’il crée.
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Ce côté historique est parfois, souvent essentiel dans des séries qui ont marqué l‘histoire de la bande dessinée. On le voit chez Jean-Claude Servais dont la Gaume est sans doute le pivot de la plupart de ses récits. Mais pas uniquement, et cet amoureux de la nature nous a également offert des paysages citadins extrêmement marquants.
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On le voit aussi dans des séries typiquement historiques. Chez André Juillard, par exemple.
Mais aussi chez un auteur complet qui, à mon humble avis, est un des grands oubliés de l’évolution de la bande dessinée, je veux parler de François Craenhals. Son Chevalier Ardent évolue dans un Moyen-âge qui, pour inventé et imaginaire qu’il soit, réussit à être totalement crédible pars le plaisir que Craenhals a de faire vivre son anti-héros dans des environnements qu’il magnifie autant qu’ils le magnifient. Ce chevalier qu’on voit vieillir, passer d’une adolescence presque caricaturale à un âge adulte plus réfléchi mais toujours aussi révolté, est l’image de son époque, mais encore plus du ressenti de ses lecteurs.
copyright craenhals
Parce que tout art, finalement, ne peut « fonctionner » qu’à partir de l’instant où le spectateur, ou le lecteur, peuvent y voir un reflet d’eux-mêmes. Et cela reste vrai lorsque les mondes décrits, racontés, mis en scène, sont des mondes fictifs.
Un des plus grands graphistes de ces dernières années, un des éléments moteurs d’une bande dessinée adulte dans ses sujets comme dans sa construction, François Schuiten, l’a bien compris dès ses débuts. Ses architectures mêlent étroitement, intimement, le passé, le présent et ce qu’il imagine de nos demains. Des architectures de bâtiments, oui, mais aussi celles des sentiments, des sensations. Chez lui, le décor devient l’élément immobile qui prouve que le panel de toutes les émotions reste primordial, toujours. Pour Schuiten, les décors dans lesquels vivent ses personnages ne sont là que pour mettre en évidence leurs humanités plurielles…
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La démarche est quelque peu similaire chez Jacques Tardi, mais avec une esthétique très différente. Chez lui, le décor, extrêmement précis, celui des bâtiments, des ponts, des trottoirs, des quais, de la brume et de ses pluies moites, tout cela devient partie inhérente de l’humanité des protagonistes qu’il nous présente, et qui ne sont jamais que des opposants presque provocants au mythe imbécile de l’héroïsme. Ainsi, dans son dernier Adèle Blanc-Sec, l’anarchie de l’idée, du combat qui se démesure avec un côté presque ubuesque, cette folie ne souffre aucune dérive dans la précision de ses décors. Tout comme dans sa manière, par ailleurs, de nous restituer les puissances de la Commune…
copyright tardi
Vous voyez, la bande dessinée, en fait, c’est comme la vie ! C’est du sentiment, de l’émotion, des sensations, mais qui se reflètent aussi, et surtout sans doute, dans un monde matériel qui leur donne existence en leur permettant de s’exprimer véritablement !
Amusez-vous à relire vos bd préférées, en attardant vos regards sur les décors… Et sous serez surpris, souvent, par l’importance, en toute discrétion, que ces décors ont sur le plaisir que vous avez pris à votre lecture !
Jacques et Josiane Schraûwen
Article paru dans l’excellente revue 64_page – Animation au CBBD les 25 et 26 février
Parlons, aujourd’hui, si vous le voulez bien, du « noir et blanc ». Dans un dictionnaire que je veux totalement subjectif. Plongeons-nous dans des lettres qui vont de C à V !
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Gamin, dans un pays que Tintin avait, en son temps, visité sans polémiques, j’avais à ma disposition ces fameux albums de Tintin en noir et blanc. Eh bien, je me souviens parfaitement du plaisir que j’ai eu, plusieurs fois, et pendant de longs moments, à m’arrêter aux pleines planches qui, ici et là, et en couleurs s’il vous plaît, émaillaient ces livres… Par contre, du haut de mes huit ans, les aventures de Tintin ne m’intéressaient guère. Ces livres sont restés quelque part le long du lac Tanganyika, et j’ai pu, en Belgique, découvrir que le travail du noir et blanc, en bd, pouvait n’avoir rien de gratuit ni de dépendant de seules conditions éditoriales.
J’ai compris que la couleur pouvait cacher l’essentiel d’un dessin : le trait, sa vigueur ou sa douceur, sa façon toujours unique de participer à une forme narrative, son importance évidente dans la mise en scène d’une séquence, d’un geste, d’un regard, d’un paysage.
Je l’ai découvert d’abord chez un auteur oublié, Pierre Forget, dans un album intitulé « Le Secret de l’Emir ». Le talent de ce dessinateur fut d’utiliser l’absence de couleur pour privilégier les reliefs des personnages et des lieux, les perspectives des mouvements grâce à des jeux d’ombres et de lumières envoûtants.
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Cet illustrateur de romans « scouts » m’a fait entrer dans l’univers de Pierre Joubert. Même s’il n’a jamais fait de bande dessinée, il a influencé des dizaines d’auteurs essentiels du neuvième art. Son noir et blanc tantôt hachuré pour créer des angles solides aux héros des romans illustrés, tantôt en une sorte de sépia qui, tout au contraire, privilégiait les sensations à l’action, est d’une qualité jamais égalée !
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A partir de ces deux auteurs s’est forgée au fil des ans ma culture « bédéiste ». Avec, évidemment, le choc de « La ballade de la mer salée », d’Hugo Pratt. Le premier livre, sans doute, qui m’a prouvé que les mots comme la couleur pouvaient n’exister qu’à peine, à condition que le lecteur devienne complice du récit.
J’ai découvert plus tard, avec Vianello, que cette technique utilisée dans les fumetti comme dans des œuvres plus ambitieuses pouvait encore être plus vibrante.
copyright vianello
Et puis, bien entendu, il y a eu la perfection technique exceptionnelle de Chabouté, et de Comès, surtout dans « La Belette ». Chez cet auteur qui a mis pas mal de temps avant de trouver sa voie et son style, il est impossible de séparer son noir et blanc des histoires qu’il nous raconte. Ses albums ne peuvent avoir de lumière que dans l’absence de couleurs !
copyright comès
En fait, dans l’approche qu’un auteur fait de son livre, dans la façon dont il décide de le construire, d’en raconter les mille et un paysages, le choix des couleurs ou de leur absence devrait n’être jamais gratuit. Force est de reconnaître que tel n’est pas le cas, et que des tirages dits de luxe en noir et blanc, nombreux ces dernières années, nous ont maintes fois montré que tous les « noirs et blancs » ne sont pas utiles, loin s’en faut !
Rendons donc, tout simplement justice aux vrais artistes…
copyright Chabouté
Comme Servais, dont le graphisme épuré se fait l’allié de la description d’un quotidien toujours en demi-teintes.
Et comment ne pas parler de l’expressionnisme, parfois proche d’une forme de surréalisme sombre, d’un José Munoz, tout au long des aventures d’Alack Sinner, tout au long d’une complicité artistique époustouflante avec son scénariste Carlos Sampayo.
copyright Munoz
Oui, le « noir et blanc », c’est une du dessin de la création, narrative et graphique qui, chez beaucoup d’auteurs, se révèle une magie plastique de ce qui fera toujours la force première d’une bd : l’émotion qu’un auteur partage avec ses lecteurs… Et à ce titre, pour en revenir à l’intitulé de mes articles, oui, on peut aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin qui, pour réussir à prendre quelque peu vie, a toujours eu besoin de couleurs ! Au contraire des idées noires de Franquin !…
copyright Franquin
Jacques et Josiane Schraûwen (article paru dans l’excellente revue64_page)