Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie

Un titre étrange pour un livre qui nous parle de passion, de nostalgie, des mille chemins possibles de l’existence aussi.

Ce livre est né d’une rencontre… Entre, d’une part, Albert Algoud, homme de médias, écrivain, ancien rédacteur en chef de Fluide Glacial, membre émérite de Hara Kiri, et ancien professeur ! Et d’autre part, Florence Cestac, dessinatrice, cofondatrice des éditions Futuropolis, grand prix d’Angoulème en 2000. Et pionnière de la bd féminine, avec Bretécher, Goetzinger, Montellier.

L’ancien prof s’est raconté à la dessinatrice, et la dessinatrice y a trouvé de quoi décrire un monde, une profession, un milieu, une époque aussi ! Toujours en dessinant, comme elle le dit elle-même, des gros nez, et des personnages à quatre doigts…

Naturellement, avec ce titre, et connaissant un peu la carrière imposante d’Albert Algoud, on peut se demander en quoi cet écrivain a sauvé SA vie !

C’est tout le contenu de ce livre… Il l’a fait en tentant d’avoir des rapports avec ses élèves différents de ceux de la norme acceptée et voulue par les autorités éducatives… Il l’a fait en réussissant, souvent, à créer des liens qui dépassent le simple transfert de connaissance entre le maître et l’élève.

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Il l’a fait en se faisant remettre à l’ordre, bien souvent. Il l’a fait, enfin, en quittant ce monde pour entrer dans celui de la provocation souriante, voire extrême, à Hara Kiri entre autres… Et c’est donc une biographie que nous raconte Florence Cestac, en insistant infiniment plus sur l’époque « enseignant » d’Algoud que sur son départ définitif du monde des « profs »… Et elle le fait comme elle a toujours agi, avec un sens de la fidélité à la morphologie des personnages, à la réalité du récit qu’elle met en scène, une fidélité qui n’empêche nullement, au-delà de la ressemblance physique, de la plongée dans des ambiances parfaitement rendues, au-delà de la nostalgie, même, de nous livrer aussi ses impressions… Comme au sujet de l’enseignement !

En fait, à partir des souvenirs d’Albert Algoud, Florence Cestac nous dessine, avec humour, avec folie, avec toujours ses « gros nez », une partie de l’histoire d’un homme …

L’humour, chez Cestac, est toujours présent. Mais ce que ce que cette dessinatrice cherche d’abord et avant tout, c’est à partager avec ses lecteurs toutes les émotions qu’elle vit elle-même en dessinant, en racontant… C’est une conteuse réaliste qui transforme la réalité en éclats de rire, souvent, en tendresses, parfois, en colères et en chagrins aussi, quelquefois. C’est une dessinatrice de la mémoire, mais qui fait de la souvenance une route vers des sensations, des vérités, des partages, des émotions, des passions.

Ce qui est passionnant aussi, c’est que les auteurs, ici, réveillent chez le lecteur des tas de souvenirs…

Pour les élèves, souvenirs de chahuts, de certains professeurs qui les ont marqués par leur passion…

Des souvenirs aussi pour ceux qui ont été dans le monde enseignant… J’y ai par exemple passé quelques années, et, tout comme Algoud, j’ai été empêché de continuer à animer un ciné-club! Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un livre d’abord et avant tout amusant ! Mais avec un fond sérieux…

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Ce qui est remarquable chez Florence Cestac, c’est que la fluidité de son dessin n’empêche jamais le sentiment, au sens large du terme. Et que les plongées qui sont siennes dans son propre passé ne l’empêchent jamais, également, de prendre un vrai plaisir, tangible, palpable, à faire d’un scénario qui n’est pas le sien quelque chose de lumineux…

Cela dit, c’est aussi un livre de femme.

Et d’une femme qui jette un regard heureux sur la présence, aujourd’hui, de plus en plus de dessinatrices dans un métier qui fut pendant trop longtemps masculin…

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Florence Cestac continue, intensément, à faire partie de ces auteurs, de ces auteures, qui veulent raconter, toujours, une part d’eux-mêmes, quel que soit le récit réalisé…

Un livre excellent, il n’y a pas d’autre mot, qui fait sourire, qui fait réfléchir, aussi… Qui, finalement, et sans avoir l’air d’y toucher, n’est vraiment pas simplement nostalgique !

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie (dessin : Florence Cestac – scénario : Albert Algoud – éditeur : Dargaud – mars 2023 – 61 pages)

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Olivier Neuray – la galerie Champaka nous fait redécouvrir « Nuit Blanche ». Exposition jusqu’au 25 mars !

Olivier Neuray – la galerie Champaka nous fait redécouvrir « Nuit Blanche ». Exposition jusqu’au 25 mars !

La bande dessinée n’est pas un doux chemin aisé… Olivier Neuray, au talent indubitable, en quitte les méandres, et cette exposition, à sa manière, fait le lien entre ses deux existences.

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Auteur de BD… Cela fait rêver bien des gens… Mais c’est un métier… Donc une « occupation », artistique certes, mais dépendant du monde économique. D’éditeurs, de modes passagères, de diktats pseudo intellectuels, de copineries de toutes sortes…

Face à cet univers, de vrais auteurs, aux réelles qualités, jettent l’éponge… Les raisons?… Des projets qui n’aboutissent pas, des antichambres en veux-tu en voilà, des refus, des demandes de corrections à faire pour correspondre aux censés besoins du public… Des émoluments, des droits d’auteur, qui mettent bien longtemps, souvent, à se retrouver dans les bonnes poches…

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C’est le cas d’Olivier Neuray.

Dès la fin des années 80, il édite la série « Nuit Blanche », chez Glénat, avec, comme scénariste, l’extraordinaire Yann. Cinq volumes vont paraître, mettant en scène un personnage ambigu, tantôt chauffeur de taxi, tantôt ancien militaire russe exilé par la révolution de 1917… Une série passionnante, historiquement et humainement, avec un personnage de femme essentiel…

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Ensuite, ce sera « Lloyd Singer », sur scénario de Luc Brunschwig, une sorte de thriller à l’américaine. Six volumes, chez Dupuis d’abord, chez Bamboo ensuite. Et puis, ce sera « Les cosaques d’Hitler », sur scénario de Valérie Lemaire, formidable diptyque historique, violent, cruel, étonnant. Et, pour finir, une série en trois épisodes, toujours avec Valérie Lemaire, « Les cinq de Cambridge », abordant amitié et espionnage, d’une manière véritablement originale.

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Et puis, Olivier Neuray abandonne la bande dessinée… Il se consacre désormais à la peinture, à la gravure aussi. Cela dit, ses œuvres continuent, inconsciemment peut-être, à rappeler son graphisme de bédéiste, mais elles le dépassent, elles le magnifient en quelque sorte.

Et c’est ce que nous pouvons découvrir dans la galerie Champaka, à Bruxelles, puisqu’y sont montrées quelques dizaines de planches originales de sa première série, Nuit Blanche, mais aussi trois tableaux créés pour cette exposition… Trois œuvres picturales qui sont les contrepoints des planches, puisque s’y révèlent les mêmes personnages. Et le verbe « se révéler » y prend tout son sens, croyez-moi…

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Et c’est la belle réussite de cette exposition que de nous permettre, d’une part, de voir de près la façon d’Olivier Neuray de construire une planche, de pratiquer le noir et blanc avec une vraie puissance plus américaine que « ligne claire », et, en même temps, de s’éblouir aux lumières qui semblent jaillir de ses trois tableaux…

Une belle exposition, qui devrait apporter, on peut rêver, quelques regrets aux éditeurs qui ont laissé s’en aller un auteur, un vrai !

Olivier Neuray que j’ai rencontré, à qui j’ai posé quelques questions, auxquelles il a répondu avec le sourire… Ecoutez-le ici, tout simplement, avant d’aller découvrir son exposition…

Olivier Neuray

Jacques et Josiane Schraûwen

Olivier Neuray – Nuits Blanches – Galerie Champaka – 27, rue Ernest Allard – 1000 Bruxelles – Jusqu’au 25 mars

Paraiso – l’esthétique de l’horreur

Paraiso – l’esthétique de l’horreur

Cinq variations sur la guerre, l’horreur, la désespérance et la religion

copyright casterman

Avec Suehiro Maruo, on se plonge dans un style très particulier de la culture japonaise, l’Ero-Guro. L’art de mélanger l’érotisme et la cruauté avec la mort et le grotesque… Un style qui existe depuis les années trente ! Un mouvement qui, dès lors, s’avère volontairement dérangeant et provocateur, tout au long de dessins, ici, qui mêlent sexe sans plaisir et horreur d’un quotidien auquel il est impossible d’échapper, désespoir et mort en ultime perversion.

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Je pense qu’avec Maruo, le dessin devient le vecteur principal de ce qu’il veut dire, exprimer. Il « raconte » à peine, parce que, s’il y a récit, il est sans cesse éclaté, il se remplit de jeux de miroirs dans lesquels le lecteur ne peut que se perdre. Et c’est probablement ce que Maruo désire ! Il est le dessinateur de sensations extrêmes et totalement immorales. Mais avec un sens profond de la construction graphique et de ses esthétiques possibles.

Dans ce livre-ci, il nous emporte dans cinq « nouvelles dessinées ». Avec des tas de personnages dont les quotidiens bien plus que les destins se mélangent, s’entrechoquent, se démesurent dans une sorte de recherche effrénée de tout ce qui peut déranger.

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C’est la deuxième guerre mondiale qui est le fil conducteur principal de ces cinq variations. On y retrouve un prêtre catholique totalement déviant, cruel, charnel, violent, dirigeant au Japon un orphelinat qui lui sert de terrain de jeux pervers.

On y suit le combat au jour le jour de gosses de rue qui doivent survivre sous l’occupation, perverse souvent aussi, des Américains.

On y croise une femme folle serrant contre elle le cadavre d’un bébé.

On y voit un camp de concentration, en Allemagne, et un prêtre polonais qui choisit la voie du martyre.

Et, en finale de ce livre, un autre prisonnier se sent revivre en redevenant humain, en découvrant le miracle d’une grâce autour de la vierge Marie…

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Parce que, étrangement, la religion catholique est omniprésente dans ce recueil, une religion tantôt inacceptable, tantôt vraiment charitable. La religion et, donc, l’au-delà, auquel le titre de ce livre se réfère en nommant, qui sait, un paradis…

Maruo réinvente à sa manière l’horreur, en ne proposant que de très rares espérances vite battues en brèche par l’humaine absurdité de la vie et de toutes ses guerres.

Ne cherchez pas de fil narratif dans ce livre, mais laissez-vous emporter par un dessin efficace mêlant à la bande dessinée une forme détournée de l’illustration.

Aucune rédemption, finalement… Mais un regard précis et historiquement exact sur une époque qui nous rappelle que tous les conflits humains ne partagent avec l’humanité qu’un ultime désespoir, malgré et avec les religions…

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Vous l’aurez compris, cette bd japonaise n’a pas grand-chose à voir avec les mangas et leurs suites infinies… C’est un livre très particulier, en dehors de toutes les normes et de tous les codes du neuvième art… Une curiosité ? Oui, mais pas uniquement… Un album qui, malgré son apparence, se découvre, en définitive, construit comme une sorte de puzzle, le tout totalement assumé par son auteur.

Jacques et Josiane Schraûwen

Paraiso (auteur : Suehiro Maruo – éditeur : Casterman – janvier 2023 – 180 pages)