Sacrées Sorcières

Sacrées Sorcières

Une adaptation totalement réussie d’un livre de l’immense Roald Dahl

Pénélope Bagieu, l’auteure de ce livre, aime les défis… Elle aime aussi les personnages féminins hors normes. Et, avec ces « Sorcières », elle affirme encore un peu plus un talent moderne qui apporte un souffle neuf dans le monde du neuvième art.

Sacrées Sorcières © Gallimard

Je ne pense pas, personnellement, qu’il y a une « bande dessinée » féminine. Je suis plutôt convaincu qu’il y a de la bonne et de la mauvaise bd. Qu’il y a des livres qui cherchent à innover ou à affirmer une vraie personnalité d’auteur(e) et d’autres qui se contentent de suivre les modes avec plus ou moins de talent et de réussite. Cela dit, avec Bretécher, Goetzinger, Catel, et bien d’autres, Pénélope Bagieu s’affirme véritablement comme une artiste capable, à chaque livre, de nous étonner, de se surprendre elle-même aussi, dans doute.

Et c’est bien le cas avec ce livre-ci… Roald Dahl est un de ces rares auteurs dont les livres, destinés à ce qu’on appelle un jeune public, refusent toute mièvrerie, osent un « fantastique » qui n’hésite pas à mettre en scène la peur, l’angoisse, et donc la vie dans toutes ses perspectives. De ce fait, ses romans sont tous des petits bijoux d’intelligence, de narration, et qui plaisent autant aux enfants qu’aux parents, sans marketing, rien que par la grâce d’un talent littéraire exceptionnel.

S’attaquer donc à une adaptation d’un de ses romans ne peut être une sinécure. C’est même, avouons-le, un véritable défi que de vouloir transposer graphiquement un langage écrit qui, déjà, est particulièrement imagé puisque nourri d’imaginaire… Et ce défi-là, Pénélope Bagieu s’y plonge avec délice, avec une réussite sans contestation !

La trame du récit qu’elle nous livre, un récit dans lequel les mots mêmes de Dahl se retrouvent ici et là, est à la fois simple et linéaire, comme dans toutes les œuvres de l’écrivain. Dans notre monde, il y a des sorcières, qu’on ne reconnaît qu’à des signes très particuliers : elles portent des gants, des perruques, leurs sourires ont le reflet des myrtilles, entre autres. Leur but est simple : anéantir les enfants, ces êtres qui les font vomir, qui les répugnent, qu’elles haïssent profondément…

Voilà ce que Mamie explique à son petit-fils, orphelin dont elle s’occupe.

Sacrées Sorcières © Gallimard

Cette Mamie n’a rien d’une grand-mère politiquement correcte, loin s’en faut ! Elle fume, aime jouer au casino, ne se préoccupe pas vraiment de sa santé, mais elle adore son petit fils qu’elle n’appelle que par des noms tendres, des petits noms d’animaux, surtout.

Les personnages sont en place, l’histoire peut commencer… Le gamin découvre une bonne centaine de sorcières, dans l’hôtel de villégiature où ils passent quelques jours, sa mamie et lui. Des sorcières qui ont trouvé un produit capable de transformer tous les enfants en souris. Et ils sont deux à subir cette transformation, une petite fille et lui. Deux à devoir se battre pour contrer le projet abominable des abominables sorcières.

Je ne vais pas vous raconter la suite de ce conte pour enfants et adultes…

Sacrées Sorcières © Gallimard

Vous y trouverez de l’émotion, des sourires, des personnages parfaitement bien typés, des dialogues vifs et sans fioritures mais totalement « vivants ».

Bien sûr c’est du Roald Dahl… Mais c’est aussi du Pénélope Bagieu, tant il est vrai qu’elle est parvenue à imprimer sa « patte » dans ce récit hors du commun.

Sacrées Sorcières © Gallimard

Son dessin, simple au premier regard, se révèle très vite, à la lecture, d’une extraordinaire efficacité. Certes, on pourrait penser qu’il s’agit là, par les expressions, par le jeu des décors, par les perspectives qui aiment à se montrer faussées, on pourrait croire qu’il n’y a là qu’un dessin dont le but est d’être d’un accès facile aux enfants qui vont le découvrir. Mais ce graphisme est bien plus que cela. Il exprime sans « effets spéciaux » faciles le rythme de l’imaginaire de Dahl… ce dessin n’accompagne pas l’écrivain, il le complète. Il ne cherche pas à édulcorer la narration, que du contraire, il lui donne vie, il lui donne corps, il lui donne peur, angoisse, mais aussi sourires, peine, tendresse.

Sacrées Sorcières © Gallimard

Tout en nous racontant une histoire improbable, donc totalement plausible, Pénélope Bagieu aborde, sans avoir l’air d’y toucher, les thèmes chers à l’écrivain dont elle s’est inspirée : la vie, la mort, les relations familiales, les amitiés, les différences de milieu social et d’intelligence, la tolérance, donc, et le besoin fondamental de l’être humain de lutter sans cesse pour ne rien perdre de sa capacité à s’émerveiller, donc à être libre…

Ne ratez pas ce livre ! Il est intelligent, non formaté, il est à lire, à faire lire, à offrir !

Jacques Schraûwen

Sacrées Sorcières (auteure : Pénélope Bagieu, d’après Roald Dahl – éditeur : Gallimard – 300 pages – mars 2020)

Sam

Sam

De la tendresse, de l’Histoire, de la tolérance dans un livre émouvant… A ne pas rater !!!

Certes, ce livre n’est pas sorti récemment. Mais il me semble important d’en parler, de permettre à tout un chacun de le découvrir. Parce que son sujet, tout simplement, celui de la mémoire qui permet au présent de ne pas oublier son passé, c’est un sujet véritablement d’actualité !

Sam © Editions Inanna

Sam est un gamin comme les autres, un adolescent qui vit au jour le jour ses émerveillements, ses fatigues, ses colères, ses petites révoltes.

IL vit avec sa mère et sa petite sœur et, de temps en temps, avec un père trop souvent absent pour des raisons professionnelles.

Sam est un gamin gentil, qui aime rendre service dans l’immeuble qui l’abrite. Rendre service, oui, mais pas à tout le monde… Pas à une vieille grincheuse qui n’est qu’acariâtre, pas à un voisin qui ne supporte pas les enfants qui jouent au ballon.

Sam © Editions Inanna

Sam a les yeux ouverts sur le monde qui l’entoure, un monde qu’il ne comprend pas toujours… Pourquoi ce couple, qui a l’air toujours triste, et dont le bébé est atteint d’une maladie rare ?…

Pourquoi ces indifférences de la part des adultes vis-à-vis de tout ce qui ne correspond pas à leurs convictions et à leurs habitudes ?

Pourquoi son ami « Boulazer » a-t-il toujours besoin de castagner pour répondre à ceux qui se moquent de ses cheveux roux ?

C’est avec cet ami que Sam fait l’apprentissage à la fois de l’amitié, la vraie, celle qui ne peut s’envisager que dans la durée, et à la fois à la tolérance, à la réalité de la « différence ».

Sam, tout compte fait, n’a rien qui le différencie des autres jeunes de son âge.

Ou, plutôt, il y a une chose qui le rend différent : la musique.

Sam © Editions Inanna

Il joue de la flûte. Mal, mais il en joue. Parce que sa mère le lui impose ?… Oui, certainement… Mais pas seulement ! Il joue de la flûte pour faire plaisir à un voisin, le vieux Josef, qui, lui, joue du violon, au grand dam de la vieille ronchon et des voisins tout en grisaille.

Le vieux Josef, un homme sans âge, à la barbe hirsute, au sourire discret. Un voisin toujours vêtu de vestes amples aux longues manches. Un violoniste dont les sons apportent à Sam des douceurs qui estompent ses propres grisailles quotidiennes.

Oui, Sam est un ado, un ado qui rêve à un futur qui le verra musclé, respecté et, surtout, tatoué, ce que sa mère ne veut absolument pas ! Un ado qui, tout compte fait, s’essaie à la flûte pour faire plaisir plutôt que pour SE faire plaisir.

Mais toute existence doit faire face, un jour ou l’autre, à l’inattendu, à la peur, à a peine, à l’émotion incontrôlable, au hasard.

Et cette faille dans la vie tout compte fait bien ordonnée de Sam, elle débute lorsque le vieux Josef est emmené d’urgence à l’hôpital.

Sam va le visiter… Et pendant que le vieillard est étendu dans son lit, le gamin s’aperçoit que cet homme porte un tatouage… Quelques chiffres sur le bras droit. Intrigué, Sam ne dit rien… Et c’est Josef lui-même qui lui fournit l’explication sur ce tatouage bizarre. Pas avec les mots, non ! Avec un cadeau… Un cadeau qui va bouleverser l’existence de Sam, sans même qu’il s’en rende compte, un cadeau qui va l’obliger à comprendre que le passé construit le présent, un cadeau qui va lui ouvrir les yeux, l’esprit, et la curiosité, un cadeau fait d’images : un album de bandes dessinées, l’extraordinaire et indispensable MAUS, de Art Spiegelman.

Sam va découvrir l’horreur des camps de concentration et l’inacceptable de la haine grâce à ce livre, grâce à Josef qui, lentement, va s’éteindre, selon l’expression consacrée, et avec lui s’éteindront son inquiétude et sa souffrance.

Sam va se découvrir lui-même, se trouver un avenir à construire, se trouver, surtout, une attitude qui jamais ne trahira son enfance et ses émerveillements, son adolescence et ses fulgurances. Sa vie et ses amitiés…

Sam © Editions Inanna

Ce que j’ai énormément apprécié, dans ce livre, c’est sa simplicité. Dans le dessin comme dans les mots. C’est un livre qui se lit vite, qui se lit bien, c’est un livre tout en douceur, tout en intelligence, tout en « regards » ai-je envie de dire. Un livre véritablement humaniste, important, donc, en ces jours où se déshumanisent de plus en plus notre monde et ses idéologies…

Tout est en retenue dans le texte de Pierre Desbughes, tout est conjugué en noir, en blanc, en gris et en jaune dans le dessin de Ben Caillous. Le découpage joue avec les gros plans, avec les perspectives, ce qui rend le graphisme presque expressionniste, en tout cas totalement expressif.

Cela fait bien longtemps, croyez-moi, que je n’ai plus été aussi ému par un livre. Prenez le temps de le découvrir, prenez le temps de le commander chez votre libraire, ou sur internet, où on le trouve assez facilement… Loin des sentiers battus de l’édition bd, ce « SAM » est un petit bijou ensoleillé…

Jacques Schraûwen

Sam (dessin : Ben Caillous – scénario : Pierre Desbughes – éditions Inanna – 46 pages – juin 2019)

Sengo

Sengo

Le Prix Asie de la Critique ACBD 2020

L’association des critiques de bande dessinée attribue chaque année plusieurs prix, dont celui-ci, destiné à mettre en évidence une bd asiatique. Et le gagnant 2020 est, croyez-moi, une bd qui s’écarte avec talent du formatage habituel des mangas !

Sengo © Casterman

Oui, j’ai été étonné d’abord, séduit ensuite, passionné enfin par les deux premiers volumes d’une série qui s’appelle Sengo, et qui devrait compter, si je ne m’abuse, sept épisodes.

Le titre générique, Sengo, me semble correspondre à l’idée de guerre, de combat sous toutes ses formes. Et c’est bien de guerre qu’il s’agit. D’après-guerre, plutôt, de l’année 1945. Au Japon… Et vu du seul point de vue des vaincus, les Japonais !

Sengo © Casterman

La guerre est finie. Dans un Tokyo dévasté, deux soldats se retrouvent. L’un, Toku Kawashima, tient une échoppe de nourriture. L’autre, Kadomatsu, a été soldat sous ses ordres et se retrouve sans rien, bagarreur, affamé, mais pas amer. Et c’est une étrange amitié qui va unir ces deux hommes. Un ancien  » chef  » qui se noie dans l’alcool pour oublier peut-être, pour ne pas oublier plutôt, et un ancien soldat de base qui doit la vie à ce chef étrange. Un homme instruit, d’une part, un homme ripailleur et sans éducation d’autre part.

On va suivre leurs aventures dans une cité qui est occupée par les Américains, on va en même temps découvrir une réalité qui n’a rien d’angélique : la survie difficile pour les hommes, dégradante pour les femmes, avec la création de bordels pour les yankees… Qui ressemblent aux bordels militaires dans lesquels, comme le disait Brel, chacun est le suivant d’un suivi… Une réalité faite de trafics de toutes sortes, d’humiliations, d’amertumes, de désespoirs, de souvenirs. Et c’est ce portrait d’un pays vaincu, humilié, que nous montre cette série, mais en s’intéressant essentiellement à des êtres de chair, de sang, de rêves et de désespoirs.

Sengo © Casterman

On définit souvent les mangas comme des livres vite lus pour adolescents… Ce n’est vraiment pas le cas ici ! Même si certains des codes de ce genre de bd sont présents (expressions démesurées de visages, caricaturisation des sentiments et des sensations, par exemple…), on se trouve dans une thématique très rarement abordée et proche, de ce fait, de la bd européenne : l’horreur de la guerre, la cruauté extrême imposée à des gens obligés d’obéir, le mot patrie excusant toutes les vilenies.

Dans la description que nous fait l’auteur, Sansuke Yamada, de la vie militaire, à coups de flash-backs, d’abord, et puis de manière bien plus complète dans le deuxième volume intitulé initiation, dans cette description, on retrouve des accents à la Tardi, souvent insupportables. Mais, en même temps, Sansuke Yamada pratique une narration proche des excès propres à des littératures qui se veulent, au Japon comme en Chine, proches de la vérité au jour le jour de tout un chacun. Alors, oui, il y a de l’humour, gras, épais, il y a un côté sales gosses… Il y a de l’érotisme, vulgaire, sans concessions, sans tabou, celui des filles à soldats qui n’ont que cette manière-là de ne pas mourir de faim, et qui parlent sans fioritures de leurs pratiques amoureuses.

Sengo © Casterman

Et l’auteur laisse la parole à ces femmes blessées qui pourtant se refusent à l’abandon de ce qu’elles sont, foncièrement. C’est peut-être cela qui m’a vraiment accroché dans ces deux livres, d’ailleurs : ce sont des narrations faites de dialogues bien plus que d’action. Sengo, c’est le paysage d’un monde qui, mortellement atteint, ne sait pas comment reprendre vie, à l’image des deux anti-héros mis en scène par Sansuke Yamada. Un monde qui doit accepter que ses traditions soient violées par l’occupant pour qu’un jour ces traditions redeviennent les symboles d’une nation.

Sengo © Casterman

Il y a dans cette série une vraie liberté de ton, tant dans l’image que dans le texte. Les étreintes y sont montrées dans toute leur puissance, sans poésie aucune, puisqu’elles se vivent dans l’urgence de la chair bien plus que dans la rêverie du cœur… Et cependant, le dessin fait alterner cette violence charnelle avec des moments très lumineux, presque sentimentaux. Sengo, c’est à la fois très sobre et très démesuré… Sengo, c’est une série qui nous permet de découvrir des réalités qu’on ne connaissait pas. C’est, d’abord et avant tout, une série superbement humaine, et, donc, porteuse de bien des réflexions. Cette façon-là de faire du manga, cela ne peut qu’enthousiasmer tous les amateurs du neuvième art !

Jacques Schraûwen

Sengo, de Sansuke Yamada. Deux opus déjà parus, chez Casterman : Retrouvailles et Initiation.