Spirou : L’Espoir Malgré Tout – quatrième partie

Spirou : L’Espoir Malgré Tout – quatrième partie

Dernière partie des aventures de Spirou et Fantasio imaginées par Emile Bravo : plus qu’une réussite, un vrai fleuron du neuvième art !

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Le personnage de Spirou, un des héros de papier totalement représentatifs, complètement indissociables de ce qu’on peut appeler la bande dessinée belgo-française, voire européenne, a vécu depuis sa naissance bien des péripéties… Et cela fait des années que les éditions Dupuis le mettent, ai-je envie de dire, à toutes les sauces. Avec, il faut le reconnaître, plus ou moins de talent, et/ou de succès. Je pense même qu’à force de vouloir le « moderniser », dans le trait comme dans le scénario, on a parfois pensé, du côté du service comptabilité de Monsieur Boulier, à la rentabilité plus qu’au respect dû à Rob Vel, Jijé et Franquin !

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N’essayez pas, je vous prie, de me faire passer pour un vieux nostalgique ! N’en déplaise aux donneurs de leçon oublieux des passés sans lesquels ils n’existeraient même pas ! ! Mais, par exemple, faire de Spirou une sorte de super-héros lorgnant du côté des comics américains, ou vouloir par marketing parler de sa mort, cela tient plus d’un travail de marchand que de directeur éditorial !

Donc, pour résumer, oui, j’ai beaucoup aimé énormément d’albums de Spirou. Tom et Janry lui ont donné une jeunesse aventurière extrêmement bien construite, Yann et bien d’autres se sont amusés avec réussite à lui faire vivre des aventures décalées, on l’a replongé, avec un sens du pastiche jouissif, dans une Afrique caricaturale (comme Franquin l’avait fait, d’ailleurs, avec infiniment plus de « tendresse » qu’Hergé…), il y a eu Fournier et sa poésie… et bien d’autres qui n’ont en rien dénaturé l’âme même de cette série depuis ses origines. Il y a eu d’autres albums qui, eux, me sont tombés des mains, c’est vrai, et dont je pense inutile de parler.

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Vous me direz que tout est affaire de goût, et sans doute aurez-vous raison. En partie, du moins…

Le personnage de Spirou, dès le départ, et avec Jijé encore plus, était un héros de papier aux valeurs bien installées. Lui supprimer ces valeurs, aussi désuètes peuvent-elles paraître être, c’est lui enlever son essence même…

L’intelligence et la force d’Emile Bravo, c’est justement d’avoir respecté cette caractéristique scénaristique, mais d’avoir réussi à la dépoussiérer, en parvenant à ne faire aucun manichéisme.

Spirou et Fantasio, en quatre albums, sont confrontés à la guerre 40-45. Emile Bravo les réinvente tels qu’ils furent dessinés par Franquin, juste après la guerre, dans un épisode qui, si ma mémoire m’est fidèle, s’intitulait « Le Tank ». Mais il les plonge, dans cette série en quatre volumes, complètement dans le conflit. Et, dans le cadre de cette guerre, Emile Bravo n’occulte aucune des horreurs qui en furent les réalités.

Fantasio reste un personnage fantasque, une sorte d’anti-héros pétri de certitudes mais toujours prêt à en changer selon la direction du vent… On l’a vu ainsi, dans cette série, ne pas avoir vraiment de scrupules à travailler pour les occupants. Mais on l’a vu, surtout, évoluer d’album en album, prendre chair, en quelque sorte, par la chance d’un amour déçu, par le bonheur d’un engagement réfléchi, aussi, dans la résistance.

Quant à Spirou, c’est un gamin, un presque adolescent, au « grand cœur », toujours prêt à se dévouer, avec un sens moralisateur qui pourrait être pesant s’il ne s’y ajoutait tout l’humour, presque littéraire, d’Emile Bravo. Avec ce très joli jeu de mots, quand on voit Spirou remettre ses vêtements traditionnels de groom, et dire : « rien ne me fera changer d’habits » ! Ce à quoi Fantasio, plus loin, lui rétorque : « tu n’es pas responsable de toute la bêtise humaine ».

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Et ainsi, comme avec Franquin, Spirou et Fantasio ne peuvent être séparés, tant il est vrai que chacun sert de contrepoint à l’autre dans le concerto des aventures qu’ils vivent en commun. Entre devoir et conscience, leurs attitudes, superbement dessinées, encore mieux dialoguées, leur permettent, ou leur imposent, d’aborder des questions essentielles, celles de la tolérance, celles de la haine, celles du combat, celles de l’amour et de la mort.

Et cela amène aussi, en fin de ce quatrième opus, un regard acéré qu’Emile Bravo pose sur l’enfance… Cette enfance qui, oublieuse très vite de ses peurs, de ses chagrins et de ses angoisses, retrouve le sens du jeu… Mais en gardant la présence de la guerre ! Cette enfance à laquelle Spirou dit : « n’imitez pas les adultes », ne jouez pas à la guerre !

Je le disais plus haut, dans la manière dont il aborde l’évolution intellectuelle, sociale, de ses deux héros, Emile Bravo n’occulte rien.

Et certainement pas la mort qui, de bout en bout, reste présente, comme une sorte de fil d’Ariane déroulé dans le labyrinthe de l’inacceptable.

Emile Bravo n’occulte rien, non, tout en réalisant une bande dessinée réellement « tous publics », presque didactique même grâce à sa fidélité à l’Histoire, celle de monsieur et madame tout-le-monde. Le paysage historique est fouillé, sans l’être trop, en ce qui concerne la guerre, la libération, la Brigade Piron, l’attitude des Bruxellois libérés, l’épuration et ses injustices, la naissance d’Israël.

Il réussit même, en fin de livre, à nous parler, avec une base historique réelle là aussi, du colonialisme, celui de la Belgique, bien entendu, celui du monde occidental dans sa totalité, en fait. Avec cette réflexion amère : « on ne peut pas faire plus de dégâts qu’un missionnaire » !

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Et quand je dis que cette série (et donc ce quatrième volume) est pour tous publics, je tiens à souligner les allusions, les références, parfois évidentes (comme avec cet individu résistant de la dernière heure, au surnom de « Tintin »), souvent aussi plus discrètes.

Je l’ai dit, cet « espoir malgré tout » est un véritable chef d’œuvre du neuvième art en quatre volumes. Par son scénario, d’abord, comme je viens de l’expliciter. Par son dessin, aussi, d’une facture classique proche de cette école de Charleroi dont on oublie trop souvent que, sans elle, la bd ne serait pas libre comme elle l’est aujourd’hui. Par la perfection de ses scènes de groupe, dans lesquelles Emile Bravo fait preuve d’une maîtrise parfaite… Par son sens aigu de l’expression et de l’émotion, un sens qui fait de son dessin, semi-réaliste, une sorte d’hommage à la fois à Franquin et à la ligne claire. Le langage graphique de Bravo est directement accessible certes, mais son contenu est d’une complexité de sentiments, de ressentis, créant une palette rarement vue en bd ! Et n’oublions pas la présence de la couleur de Fanny Benoît, une présence discrète mais qui est, elle aussi, un hommage totalement réussi aux grands anciens qu’étaient Jijé et Franquin, ou aux moins grands anciens comme Yves Chaland.

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« L’espoir malgré tout » ?… A ne rater sous aucun prétexte par toutes celles et tous ceux qui ne aiment la bande dessinée pour ce qu’elle a été, pour ce qu’elle est, pour les tolérances qu’elle nous offre !

Et aussi, je veux le souligner, par le sentiment amoureux dans lequel, jusque dans l’horreur, baignent ces quatre albums !

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Jacques et Josiane Schraûwen

Spirou : L’Espoir Malgré Tout – quatrième partie (auteur : Emile Bravo – couleurs : Fanny Benoît – éditeur : Dupuis – avril 2022 – 48 pages)

Scotland : épisode 1 – Une nouvelle aventure fantastique de Kathy Austin

Scotland : épisode 1 – Une nouvelle aventure fantastique de Kathy Austin

Kenya, Amazonie et Namibie ont déjà servi d’écrin à cette femme agent secret britannique. De mission en mission, elle s’est affirmée ainsi comme une héroïne humaine d’une saga qui pose sans cesse la question de l’ailleurs et de l’après !

copyright Dargaud

Les scénaristes Rodolphe et Leo usent d’une belle complicité pour nous présenter un livre qui prend son temps pour installer, plus qu’une ambiance, une trame dramatique prenante. En une époque où la vitesse devient la règle du formatage humain, il est réjouissant, tout compte fait, de voir des auteurs laisser leurs personnages prendre lentement vie, à leur propre rythme.

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Kathy Austin se rend en Ecosse, pour s’occuper du manoir de sa tante décédée, et profiter aussi d’un petit repos bien mérité… Mais, en même temps, elle est là, en mission… Une mission qui va peu à peu prendre de nouvelles proportions. Le manoir a brûlé, de manière suspecte, la tante est morte avec la terreur imprimée à même le visage, Kathy fait la rencontre d’un spécialiste à la fois de Bram Stoker et des « crop circles », ces étranges dessins qui, un peu partout sur terre, ne sont visibles dans leur complexité qu’à partir du ciel. Et pour Kathy, ainsi, ce sont les retrouvailles avec ces questions quelle poursuit depuis pas mal de temps : l’Homme est-il seul sur Terre… ou ailleurs ?

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Il est évident que Leo et Rodolphe connaissent leur métier, savent construire une intrigue, savent surtout s’y faire rencontrer des personnages variés qui n’ont rien de caricatural et qui, tous, ont une véritable existence, une belle véracité. Ils aiment plus particulièrement, dans ce premier opus d’une série pleine de promesses, rendre compte d’un environnement et d’une époque avec fidélité. L’Ecosse de la fin des années 40, avec ses personnages, ses architectures, ses paysages, ses voitures, son whisky et ses légendes, tout cela crée bien plus qu’un simple décor : il s’agit peut-être bien du premier personnage de ce livre !

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Cela dit, ces deux scénaristes connaissent les codes du récit dans lequel ils nous entraînent. Les codes pluriels, ai-je envie de dire, puisque plusieurs styles, plusieurs genres se mélangent au fil des pages.

Il y a du romantisme… Il y a du roman d’espionnage et du polar, il y a du fantastique et de la science-fiction… Et ces différentes combinaisons du récit cohabitent avec naturel !

Cela se fait, dans ce premier volume, par petites touches… En guise de fantastique, on y parle de fantômes, de « petit peuple », de références, ainsi, à des légendes celtiques. En guise d’espionnage, il y a un russe, un ancien nazi… En guise de polar, une enquête menée par une jeune policier charmant et charmeur…. Quant au romantisme, il se situe dans les souvenirs de l’héroïne, souvenances émues et douloureuses de son premier amour…

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Personne, en fait, dans ce livre, n’est ce à quoi il ressemble. Les apparences formelles cachent, plus que des failles, des secrètes meurtrissures qui vont, on le sent, faire de cette série, « Scotland », une histoire de laquelle personne ne sortira vraiment indemne.

Avec Rodolphe, également, une grande place est toujours faite au « passé »… Un passé qui, pour horrible qu’il ait été, ne meurt jamais, ne s’enfouit jamais aux méandres du néant. Certes, il y a la guerre 40-45, encore très proche. Mais il y a aussi les rêveries de Kathy et le manque qu’elle ressent de Lindsey, ce garçon qu’elle a aimé et auquel elle n’a jamais été capable de l’avouer… Et c’est cet amour disparu et cependant profondément présent qui, insensiblement, devient le vrai moteur du récit !

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Le dessin de Marchal est d’un réalisme classique, tout comme la couleur de Sébastien Bouët. Et c’est exactement ce qu’il fallait pour rendre palpable le monde décrit et raconté dans cette série naissante. Marchal, en outre, s’amuse à quelques références, à quelques clins d’œil au fil des pages… Des personnages secondaires prennent les traits de Brejnev, ou de Hardy, voire de Poirot… entre autres.

Et j’ai tout particulièrement aimé le dernier dessin de ce premier album, hommage extrêmement réussi à l’immense Bernie Wrightson.

Comme dans la bonne bande dessinée belgo-française, cet épisode 1 se termine sur un point d’interrogation ! Sur l’envie créée de vite, très vite, découvrir la suite des aventures mystérieuses et réalistes de la belle Kathy !

Jacques et Josiane Schraûwen

Scotland : épisode 1 – Une nouvelle aventure fantastique de Kathy Austin (dessin : Bertrand Marchal – scénario : Leo et Rodolphe – couleurs : Sébastien Bouët – éditeur : Dargaud – 48 pages – mars 2022)

Soixante printemps en hiver

Soixante printemps en hiver

Une histoire d’habitudes trop lourdes, d’âges qui ne veulent plus de passé, une histoire de rêves éteints… En voici ma chronique, douce-amère, et une interview, à écouter, des autrices de cet album.

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Des rêves éteints, oui, comme nous en avons, toutes et tous… Des déceptions, donc, dont Josy, l’héroïne de cette bande dessinée, fait porter le poids aux autres…

Soixante printemps, c’est son âge. Soixante ans, c’est aussi, pour elle, l’entrée dans l’hiver de son existence. Au début de ce livre, on la découvre le jour de son anniversaire, et elle annonce à sa famille qu’elle part. Sans explication, elle prend sa valise, monte dans un vieux minibus, démarre, et s’en va.

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Les raisons de ce départ, on les découvre dans l’album, par petites touches. 35 ans de mariage, la lassitude, les routines, les habitudes, l’impression de ne pas vraiment vivre. Le besoin, pour Josy, d’exister, enfin, pour elle. Elle rencontre une jeune mère célibataire qui vit sur un parking dans sa caravane, un groupe de femmes qui, comme elle, ont un jour claqué toutes les portes sur leurs passés, des femmes qui sont « celles qui ont quitté et qui n’ont pas attendu de l’être » !

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Ce livre est tranquille… Il nous raconte une suite de petites tranches de vie, il nous restitue, en quelque sorte, une forme de fait divers très quotidien et sans péripéties spectaculaires.

C’est, d’évidence, un livre de femmes. C’est aussi, à mon avis, un récit qui ne montre qu’une réalité un peu tronquée.

35 ans de mariage sont gommés, sans que les auteures ne s’intéressent à ce qui est le ferment d’un couple, à ce qui devrait l’être, en tout cas, l’amour. Certes, Josy est attachante, certes son histoire est une fable dans laquelle tout le monde peut, en partie, se reconnaître. En partie, oui…

Mais il est aussi des départs, parfois, qui sont définitifs et font comprendre ce que c’est qu’aimer… Et les autrices de cet album nous donnent à lire un livre sans amour, un livre qui met face à face des égoïsmes pluriels, un livre qui est une vision très sombre du couple… Oui, même si Ingrid Chabert m’a dit le contraire dans l’interview qu’elle m’a accordée, je maintiens mon avis : Josy renie tout ce qu’elle a été, et, de ce fait, elle s’enfouit volontairement dans une forme d’égoïsme majeur, puisqu’elle rejette toutes les raisons de son départ sur les « autres » !…

Ingrid Chabert

Vous l’aurez compris, je suis assez mitigé… Mais c’est aussi, cependant, un livre que j’ai vraiment aimé lire. On peut ne pas partager un avis et accepter que cet avis soit donné, à condition qu’il le soit avec talent… Et c’est bien le cas dans ce livre-ci.

Un livre qui, chez moi, a mis le doigt sur des douleurs personnelles, parce qu’il m’a fait comprendre combien certaines personnes, dont je suis, ont de la chance de vivre, avant un ultime départ, ce qu’est la fusion amoureuse.

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Une telle histoire s’adresse à l’intime de chacun. C’est sa force, et c’est aussi ce qui en fait une lecture intéressante parce qu’ouverte à des vraies réflexions. Sur ce qu’est l’amour, entre autres, qui ne peut exister dans la solitude ou la fuite, quoi qu’en pense Josy ! Quoi qu’en pense aussi Saint-Exupéry, l’auteur d’un des aphorismes les plus cons qui soient : « S’aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction » ! N’en déplaise à cet auteur stupidement encensé, ne pas se regarder l’un l’autre, c’est refuser d’aimer et d’être aimé !

Cela dit, encore une fois, le scénario est parfaitement construit, linéaire, intelligent… Très humain, aussi, dans l’intérêt qu’Ingrid Chabbert porte à ses personnages.

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Quant au dessin, il est parfait. Aimée De Jongh parvient, d’album en album, à étonner, à évoluer graphiquement de manière à donner un ton particulier à chaque histoire qu’elle dessine. Son trait et ses couleurs sont pudiques, elle donne vie, véritablement, à des personnages de papier qui ont de la consistance, de l’humanité.  C’est un très bon album, et c’est une dessinatrice exceptionnelle ! Le titre est poétique… Le dessin d’Aimée De Jongh aussi !

Aimée De Jongh

Mais c’est, je maintiens, un livre à lire avec recul, avec une envie de dépasser l’histoire anecdotique qui nous y est racontée, avec le besoin de plonger en nous, et de vouloir faire de nos quotidiens, surtout amoureux, un feu aux braises toujours ensoleillées.

Un livre à lire, pour en tempérer ce que je continue à appeler une forme d’égoïsme, en écoutant Jacques Brel nous chanter « Quand on n’a que l’amour », ou nous dire qu’il faut bien du talent « pour être vieux sans être adulte »… En écoutant Jean Ferrat, enfin, qui ose dire avec Aragon, comme je le fais, à celle qu’on aime (ou à celui..) : « Que serais-je sans toi » !

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Jacques et Josiane Schraûwen

Soixante printemps en hiver (dessin : Aimée De Jongh – scénario : Ingrid Chabbert – éditeur : Dupuis/Aire Libre – 117 pages – mai 2022)