Willem, Stalner et Maffre

Willem, Stalner et Maffre

Trois suites attendues et réussies: ils conjuguent la bande dessinée avec talent !!!

Troisième volume pour « La fille de l’exposition universelle », deuxième et dernier tome pour « L’oiseau rare », et quatrième aventure de « Stern » : trois séries excellentes, intelligentes, passionnantes…

La Fille De L’Exposition Universelle – Paris 1878

Dessin : Etienne Willem – scénario : Jack Manini – couleurs : Tanja Wenish

Editeur : Bamboo Grandangle – 64 pages – janvier 2021

La Fille de l’Exposition Universelle 3 © GrandAngle

Ce que j’aime dans cette série, d’abord, c’est le plaisir qu’il y a à voir vieillir, d’album en album, les personnages. Des personnages qui vieillissent, oui qui évoluent, d’âge en âge, étant tout sauf monolithiques.

La deuxième raison pour laquelle cette fille de l’exposition me plaît, c’est que chaque album peut se lire seul. Certes, il y a des réminiscences, mais chaque récit est indépendant des autres.

La Fille de l’Exposition Universelle 3 © GrandAngle

La troisième raison, c’est l’osmose parfaite entre un scénario réaliste et légèrement fantastique tout à la fois, et un dessin semi-réaliste qui rend tout parfaitement plausible.

Et donc, nous suivons d’album en album Julie Petit-Clou, d’exposition universelle en exposition universelle.

Nous voici en 1878, et Julie Petit-Clou a 35 ans. Elle exerce toujours, à l’entrée de l’exposition universelle de Paris, son don de voyance. Un don qui va l’emporter dans une aventure échevelée, avec un tueur horrible qui s’échappe, avec des corps décapités, avec de l’amour, avec des coups de feu, des policiers qui font penser parfois aux Dupont et Dupond de chez Tintin.

La Fille de l’Exposition Universelle 3 © GrandAngle

Avec, en fait, plusieurs historiettes, mélangées, qui deviennent un portrait très large d’une époque historique précise. Je disais que le scénario de Manini était fouillé, et c’est bien le cas. On parle, dans ce livre, de socialisme, d’un Mac Mahon falot, d’entreprises (déjà) rachetées par d’autres sans tenir compte des ouvriers, de pollution sans contrôle, de modernité, de spectacle presque ouvert de la morgue. Et de phrénologie, cette pseudo-science qui pensait qu’on pouvait tout savoir du devenir d’un individu en étudiant les reliefs de son crâne… Une théorie reprise, bien plus tard, dans les techniques raciales d’un régime nazi de triste mémoire.

La Fille de l’Exposition Universelle 3 © GrandAngle

Mais il y a aussi, et surtout, de l’aventure, une aventure policière, avec de l’humour, de l’action, des références, des clins d’œil, et une fin à la Agatha Christie, presque… Et également une sorte de morale qui restitue à l’Amour sa place, celle de la seule réalité humaine capable d’embellir le quotidien… Le tout avec le dessin de Willem, un dessin virevoltant, dans la veine d’une certaine manière d’aborder la bd de fantasy comme chez Crisse. Une très belle réussite !

L’Oiseau Rare – 2. La Grande Sarah

Dessin : Eric Stalner – scénario : Cédric Simon – couleurs : Florence Fantini

Editeur : Bamboo Grandangle – 64 pages – janvier 2021

L’Oiseau Rare 2 © GrandAngle

Une histoire en deux tomes… Un regard sur une fin de siècle (le 19ème) qui se fait début d’une nouvelle époque qui n’est pas encore folle.

Paris n’est pas seulement une ville lumière qui éblouit le monde entier. Remodelée par le baron Hausman pour des raisons qui étaient moins urbanistiques, sans doute, que mercantiles, cette cité a chassé dans ses périphéries ceux dont le spectacle ne peut que déranger les bons bourgeois qui se pavanent sur les grands boulevards.

L’Oiseau Rare 2 © GrandAngle

Et c’est dans un de ces lieux de pauvreté, un de ces bidonvilles que Eugénie et sa bande survit, grâce à des petites arnaques, des larcins, grâce aussi à un rêve, celui de pouvoir redonner vie à un cabaret, « l‘oiseau rare », dans l’incendie duquel les parents d’Eugénie sont morts.

Mais dans ce Paris fin de siècle, les rêves sont difficilement réalisables, à cause des Apaches, à cause d’une sorte de libéralisme avant l’heure qui détruit bien des liens sociaux, à cause, déjà, encore, toujours, du pouvoir absolu de l’argent et de son bras armé, la police.

Pourtant, Eugénie croit à son rêve, à tous ses rêves, dont celui de devenir actrice… Comme la grande Sarah Bernhardt, chez qui elle réussit à se faire engager comme domestique. Mais la star est orgueilleuse, elle abuse des pouvoirs que lui donne sa notoriété, et même si, sur scène, elle aime jouer des rôles de « petits et de sans grade », dans la vie, elle est d’une suffisance extrême.

Dans le premier tome, on savait qu’Eugénie, humiliée par la grande Sarah, allait vouloir se venger…

L’Oiseau Rare 2 © GrandAngle

Dans ce second tome, c’est à la construction de cette vengeance qu’on assiste…

On pense un peu au film « L’Arnaque », par la construction méticuleuse de cette vengeance… On s’amuse à retrouver une intrigue à la Molière, aussi, dans son fameux « mais qu’allait-il faire dans cette galère »…

Eric Stalner se plonge dans un scénario qui fait entrer le théâtre jusque dans la vie de tous les jours, avec une maîtrise du trait exceptionnelle, avec un sens de la mise en scène, avec un vrai plaisir à dessiner les expressions, mais aussi quelques animaux…

L’Oiseau Rare 2 © GrandAngle

Quant à Cédric Simon, le scénariste, on peut dire qu’il réussit à créer une histoire passionnante, littéraire, passionnée, tout en nous offrant un paysage historique contrasté, tout en faisant preuve d’un engagement souriant pour les petites gens…

De la très bonne bande dessinée intelligente et culturelle, tout en étant socialement et historiquement parfaitement menée ! Grâce, aussi, à une coloriste qui crée bien plus que de la seule ambiance dans ce livre !

Stern – 4. Tout N’Est Qu’Illusion

Dessin : Julien Maffre – scénario : Frédéric Maffre

Editeur : Dargaud – septembre 2020

Stern 4 © Dargaud

Bien sûr, tous les codes habituels du western se retrouvent dans cette série. Mais ils n’y sont, finalement, qu’en toile de fond. Parce que le personnage central des frères Maffre, Elijah Stern, ne correspond en rien à l’iconographique habituelle des westerns. Certes, il est croque-mort… Mais un croque-mort qui, à de très rares exceptions, ne supporte pas la violence. Un croque-mort, surtout, qui fait de sa solitude un lieu invisible où lire, où arrêter de voir le monde tel qu’il est.

Stern, désabusé sans l’être vraiment, ailleurs tout en étant bien présent, est un personnage qui n’a rien d’un héros. Et c’est ce qui le rend terriblement attachant !

Stern 4 © Dargaud

Dans cette série, chaque album peut se lire comme un one-shot, sans aucun problème, et c’est un plaisir…

Dans ce volume 4, nous sommes à La Nouvelle Orléans, en 1883. Stern y arrive, se fait engager comme croque-mort, se laisse séduire étrangement par une jeune femme « bien née » qui se balade dans le cimetière, curieuse de la mort, de toutes les morts, de toutes les manières de l’appréhender.

Grand lecteur de Poe, cet écrivain qui créait des intrigues « fantastiques » qui, finalement, trouvaient pratiquement toujours une explication logique, Stern va accepter de surveiller cette jeune femme attirée par un certain Victor Salem, maître du surnaturel, un surnaturel qui se révèle théâtral, dans la tradition du grand guignol.

Il va donc y avoir, dans cet album, une sorte d’enquête policière. Autour d’un thème qui reste le thème le plus essentiel de toute existence : la mort !

Stern 4 © Dargaud

En face d’elle, on apprend à croire à beaucoup de choses, dit Murray, un croque-mort noir…

En face d’elle, et de la curiosité qu’elle éveille, des curiosités multiples qu’elle crée, on se doit de ne pas tirer de conclusions, ajoutent les protagonistes de ce récit.

Stern 4 © Dargaud

Dans ce cimetière où travaille Stern, on mélange un peu tout, jusque dans la mort. Comme dans la vraie vie… Tout, c’est-à-dire les races, les religions, les pratiques ésotériques…

Si la mort, dans cette série, est omniprésente, dans cet album-ci, elle semble même se complaire à se donner en spectacle. Et, ce faisant, à aborder des thématiques qui se révèlent très contemporaines… Le racisme et l’immigration y sont abordés, par petites touches, tout comme l’art qui ne peut pas grand-chose face aux accidents de la vie »… La culture restant en contre-point de l’existence et de ses dérives…

Depuis ses débuts, cette série me séduit, et, de tome en tome, elle ne faiblit pas, que du contraire… Le dessin se fait muet, parfois, comme pour mieux parler de la solitude de l’humain fade au néant.

Stern 4 © Dargaud

Il est très cinématographique, aussi, et l’utilisation des champs, contre-champs, plongées, zooms, etc., permet au dessinateur de travailler pleinement les expressions des visages lorsque le scénario l’impose, jusque dans le chagrin qui se lit sur les traits de Murray…

Stern ?… Une série qui se doit d’avoir sa place dans votre bédéthèque !

Jacques Schraûwen

La Sève

La Sève

Cinq nouvelles sensuelles, charnelles, À RÉSERVER À UN PUBLIC ADULTE !

L’érotisme, même le plus direct, fait partie de la vie. Donc aussi de la culture, et, évidemment, de la bande dessinée ! la Sève, c’est une multiplication de rêves, de fantasmes, tous centrés sur les intimes moiteurs de la féminité…

« L’emmerdant dans la morale », disait à peu près Léo Ferré, « c’est que c’est toujours la morale des autres ! » !

La Sève © Glénat

Ne soyons pas bégueules… Ne renions pas ce que sont nos réalités, nos rêves, nos fantasmes, ces jeux de l’âme et du corps qui font de nous des êtres vivants, capables de désir, donc d’amour, donc d’humanité !

Dès les débuts de la bande dessinée, comme dès les débuts du cinéma d’ailleurs, la nudité est devenue un symbole de la non-appartenance à la bienséance politiquement correcte. Dans les années du début du vingtième siècle, aux Etats-Unis, on a vu apparaître, sous le manteau, des petits strips pornos souvent très mal dessinés, mais qui mettaient en scène, en quelques dessins, des vedettes de l’écran…

Les livres de LO DUCA (Luxure de Luxe par exemple), à ce titre, sont des études essentielles dans le cadre de l’histoire de la bande dessinée, de toutes les formes de bandes dessinées !

Chaque culture, certes, a sa propre notion de ce qu’est l’érotisme. Les mangas, même à destination de la jeunesse, usent de codes érotiques évidents, sages sans doute, mais bien présents, dans les gestes, les habillements.

Dans le neuvième art belgo-français, les pastiches pornographiques, comme chez les Américains, n’ont pas attendu les années 60 et 70 pour exister. Mais c’est dans les années 60, avec des bandes dessinées comme BARBARELLA de Forest, que l’érotisme, peu à peu, a assiégé les bonnes mœurs, à coups de censure souvent, jusqu’à devenir une part visible de l’univers de la bande dessinée.

Il y eut dès lors trois courants distincts mais parallèles. L’érotisme, d’abord, soft, poétique, tout en sensations, en nuances, comme chez BARBE. La pornographie, ensuite, sans tabous, avec des auteurs comme PICHARD, comme LEVY, et des maisons d’édition soucieuses parfois plus de rendement que de qualité. Et le troisième courant, plus difficile, est celui qui essayait, et essaie encore, de mêler à la fois le dessin précis, X, des réalités sexuelles et le velours d’un scénario érotique et sensuel.

La Sève © Glénat

C’est dans cette troisième forme de bande dessinée adulte qu’il faut placer, sans aucun doute, « La Sève », un album contenant 5 courtes histoires résolument hard tout en laissant la place au rêve, à l’idée, à l’évocation.

Cinq « nouvelles dessinées » font tout le contenu de ce livre. Cinq histoires qui, toutes, nous parlent de l’amour charnel et de ce qui, physiquement, en fait la vérité : les féminines sèves.

LE RUISSEAU aborde, en même temps, la tendresse de l’amour au féminin et le fantasme d’une petite rivière de jouissances intimes intimement mêlées.

CRÈME est l’histoire d’une boulangerie qui attire bien des clients, de par des recettes qui mêlent plaisir et pâtisserie, chair et chère.

CIME nous dévoile ce que pourrait être un avion dans une compagnie où les stewards et les hôtesses de l’air n’hésitent jamais à donner de leur personne.

ESSENCE est une histoire totalement muette, dans laquelle les regards se font amoureux, dans laquelle l’amour se fait partage, dans laquelle le partage se fait osmose.

La Sève © Glénat

Et, enfin, l’ultime histoire, LAC, muette elle aussi, nous immerge totalement dans la thématique de l’album : le translucide du désir, les vagues du plaisir, et la nature et l’eau de la vie se confondant pour une poésie de gémissements et de libertés libertines…

Les femmes, vous l’aurez compris, sont l’élément moteur et central de ce livre. Mais on ne se trouve pas chez Manara ! Par le dessin, d’abord, qui n’évite pas certaines maladresses. Par la volonté, aussi, de la part de l’auteur, Chéri, de ne pas se mettre au service de canons de la beauté classique. La boulangère de la deuxième histoire est pulpeuse, et bien d’autres femmes croisées dans ce livre sont autre chose que de simples bimbos.

Il est de bon ton, de nos jours, de condamner tout ce qui ose, de près ou de loin, contrevenir à une tendance moralisatrice qui prend de plus en plus de place dans notre société.

« La sève » passera sans doute, auprès de pisse-vinaigre (non genrés…), pour sexiste, discriminatoire, je ne sais quoi encore !

La Sève © Glénat

C’est une bd érotique, « cochonne », pas plus, pas moins… Comme l’ont été des textes de La Fontaine, de Verlaine et Rimbaud, de bien des écrivains reconnus comme Aragon…

C’est un livre de fantasmes, tantôt très hard, tantôt extrêmement poétiques.

C’est un livre de plaisir, tout simplement, à réserver aux adultes, un livre pour passer le temps en souriant de l’âme et du corps dans un monde qui devient sans doute bien trop sage !

Jacques Schraûwen

La Sève (auteur : Chéri – éditeur : Glénat – collection Porn’pop – 172 pages – février 2021)

La Sève © Glénat
Sous Terre

Sous Terre

Science et Fiction !

La bande dessinée, de nos jours, aime s’ouvrir à des horizons très variés. C’est le cas avec ce livre de Mathieu Burniat qui, sans moralisme, nous parle d’écologie.

Sous Terre © Dargaud

Un peu de science au rendez-vous de la bande dessinée, au travers d’une bd étonnante de Mathieu Burniat. Cet auteur belge aime nous emmener dans des histoires qui nous parlent à la foi de science et d’aventure… Il nous a déjà ainsi parlé de théorie quantique, de la mémoire et de ses apprentissages, mais dans des vraies aventures humaines ! C’est une démarche identique qui est présente dans cet album-ci. Au-delà d’une fiction évidente, Burniat nous parle d’enjeux essentiellement humains. Et c’est cette dualité du propos qui rend ce livre réellement passionnant.

Mathieu Burniat : le scénario
Sous Terre © Dargaud

Hadès, dieu des enfers, veut passer la main, il veut prendre du bon temps et se cherche un remplaçant. Il passe une petite annonce qui recueille quelques centaines de réponses. Commence alors un concours au bout duquel un seul candidat pourra devenir dieu des enfers et de toutes ses richesses ! Pour cela, cinq épreuves sont à réaliser dans un univers qui se trouve dans les deux mètres de terre qui existent sous nos pieds…

Mathieu Burniat : le sol

Et donc, aujourd’hui, c’est du sol qu’il nous parle, mais à taille d’homme en quelque sorte.

Il s’agit d’une vulgarisation scientifique donc, mais d’une fiction, d’abord et avant tout… Une fiction pleine de symboles, construite comme une fable, peuplée d’allégories, aussi.

Sous Terre © Dargaud

Les candidats ne mesurent que quelques millimètres et vont devoir recueillir cinq éléments : la matière organique, la matière minérale, le milieu aqueux, l’atmosphère et, le tout ensemble, la vie, tout simplement. Cela ressemble à un « trivial pursuit » en live, mais la lutte va être sévère, mortelle pour tout le monde, sauf pour la gagnante, Suzanne, qui va se révéler d’une tout autre trempe que le vieil Hadès !

Mathieu Burniat : bd et vulgarisation scientifique

Le récit est passionnant, plein de rebondissements, de vulgarisation scientifique pointue et ludique en même temps. Entre les vers, les champignons et les bactéries, Mathieu Burniat fait du sol un terrain de jeu inattendu ! Pour lui comme pour ses lecteurs… Et, ce faisant, il nous parle aussi, surtout peut-être, et plus loin qu’un simple message écologique, de valeurs que l’humanité devrait retrouver, comme la symbiose, l’échange, la culture de la différence, l’union des faiblesses qui peuvent se révéler des forces neuves.

Mathieu Burniat : la symbiose…

C’est une bande dessinée très particulière… Ecologiste dans le sens scientifique du terme, sans pédanterie. On s’amuse, on apprend à connaître notre monde pour ne plus en avoir peur, pour mieux s’en faire un allié. Un excellent livre, jamais moralisateur, pour tous les âges, sans aucun doute !

Sous Terre © Dargaud

Un livre dans lequel l’humour ne manque pas. Dès le départ, d’ailleurs, le personnage central choisi pour donner des conseils de vie à l’humanité, c’est le dieu des enfers… Comme pour nous dire, le sourire aux lèvres, qu’entre l’enfer et le paradis la frontière est bien floue !

Mathieu Burniat : Hadès, dieu des enfers

La science reste cependant bien présente, avec, en fin d’album, quelques pages pour nous montrer ce qu’est, d’une manière presque didactique, de nos jours, l’agriculture, ce qu’elle pourrait aussi devenir si nous, humains, nous acceptions de faire de la nature une compagne à respecter… C’est d’harmonie, en fait, que nous parle Burniat tout au long de ce livre…

Jacques Schraûwen

Sous Terre (auteur : Mathieu Burniat – conseiller scientifique : Marc-André Selosse – éditeur : Dargaud – 175 pages – mars 2021)

Sous Terre © Dargaud