Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait

Vais-je sacrifier à cet engouement pour les chats que les réseaux sociaux cultivent ? Oui, sans doute. Mais pas seulement. Je vous invite, calmement, à vous plonger dans un manga simple, intelligent, émouvant, souriant. Comme devrait l’être la vie !

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait © Casterman

Tout se passe dans une petite île japonaise, perdue loin de tout. Mais il y a un petit restaurant, il y a un médecin, un facteur, quelques enfants. Et, surtout, des « vieux », des hommes et des femmes qui, face à la mer, vivent tranquillement leurs fins d’existence. Parmi eux, le « vieil homme », un ancien professeur. Hédoniste, à sa manière, cultivant les souvenirs d’une épouse défunte qu’il n’a pas assez regardée, écoutée, peut-être aimée. Mais ne vivant pas dans la souvenance, tout au contraire, cherchant sans cesse, et tranquillement, à faire de son quotidien, des saisons qui passent, les jalons de joies simples, éphémères sans doute, mais essentielles…

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait © Casterman

Il ne s’agit pas de solitude, d’ailleurs, que du contraire.

Les vieux de cette île n’ont pas besoin de la virtualité que les jeunes vénèrent. Ils sont entre eux, ils se connaissent, s’amusent, se rencontrent et mangent ensemble les poissons péchés à deux pas de leur porte.

C’est d’ailleurs une constante dans les mangas de qualité : la présence, presque comme un élément primordial du décor, de la nourriture, du repas préparé et savouré, de préférence à plusieurs.

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait © Casterman

Et puis, cette île n’est pas seulement celle des vieilles personnes. Elle est aussi celle des chats, et celui du héros, Tama, tout en rondeurs, est d’une humanité réelle… Ces chats, de miaulement en miaulement, dialoguent entre eux, et, ce faisant, nouent des liens affectifs réels et importants avec ces humains bizarres qui se pensent être leurs maîtres et qui ne sont, en fait, que les amis que eux, félins, ont choisis ! Il y a dans l’observation de ces chats une justesse de ton rare en bd comme en littérature.

Dans cet album, c’est le rythme des saisons et des gestes du quotidien qui forme le rythme et la trame de petits récits tout en simplicité, et tous, surtout, attachants.

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait © Casterman

Nekomaki, l’auteur de ce livre (ils sont deux, en fait), ne cherche pas à éblouir, mais à séduire, tout simplement, à nous faire aimer ces vieillards qui, heureux, nous font penser à ceux que nous deviendrons toutes et tous. Pour ce faire, il n’use d’aucuns des codes habituels et bien trop stéréotypés à mon avis des mangas qui se multiplient dans nos librairies.

N’allez pas croire cependant que son dessin est simpliste. Il est simple, dans le meilleur sens du terme, immédiat. Il est simple, oui, comme le sont aussi les couleurs de ce petit livre réjouissant.

La simplicité, c’est celle des sentiments humains, c’est celle de la vie et de ses âges, c’est celle des rencontres entre les générations, c’est celle de l’animal qui domestique, sans lutte, l’être humain.

Ce livre, cette série plutôt, qui en est à son quatrième tome, est émouvante, attachante, souriante, intelligente, plus proche heureusement de Kawabata que de Dragon Ball…

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait © Casterman

Un manga, cela se lit vite…

Ce « vieil homme et son chat », lui, se savoure, le sourire aux lèvres, et la mémoire, en le lisant, n’hésite pas à prendre le temps de se plonger dans l’âme de ce que nous sommes, celle de nos passés…

Jacques Schraûwen

Le Vieil Homme et son Chat boivent du petit lait (auteur(s) : Nekomaki – éditeur : Casterman – 174 pages – juillet 2020)

La Ville

La Ville

Quand la gravure prépare le terrain de la bande dessinée moderne !

Quand on parle de bande dessinée, on parle d’art, le neuvième. Et Frans Masereel, immense graveur belge, s’avère aussi être, à sa manière, le « père » du roman graphique !

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Chez Frans Masereel, né à Blankenberge en 1889, et mort à Avignon en 1972, le noir et le blanc forment, intimement, la trame d’une œuvre magistrale. Et il a créé, dans les années vingt, le concept d’un récit qui n’a nul besoin de phrases pour exister, un récit exclusivement fait de gravures. Avec ce livre, « La ville », on peut dire qu’il s’agit véritablement d’un roman graphique, un des tout premiers, si pas le premier !

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Un train arrive en gare. Les passants regardent à peine un homme mort en pleine rue. Les employés et les ouvriers travaillent sans réfléchir. Derrière leurs fenêtres, les habitants passent leur temps à regarder le temps qui passe. C’est le règne de l’argent, celui qui paie l’amour comme les objets les plus inutiles. C’est la mort dans l’anonymat, c’est le meurtre, c’est la science. C’est la lutte des classes, et la répression. C’est le quotidien d’une société qui perd, sans même s’en rendre compte, toutes ses valeurs.

Ce livre raconte les mille et une histoires qui animaient, dans les années vingt et trente, une cité, et qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes de celles qu’on connaît aujourd’hui à Paris, Bruxelles, un peu partout dans le monde. Ce sont des histoires d’amour et de haine, de mort et de combat, de combat social et de richesses éhontées, de guerres et de feu, d’horreur et d’espoir, de suicide et de fuite. Chaque gravure de Masereel, chaque page raconte une histoire, oui, tout en étant aussi et surtout une œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre décrivant, certes, un univers, mais permettant à celui le regarde d’y retrouver les reflets de ses propres rêves, de ses propres aspirations, de ses propres révoltes.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Des révoltes, oui. C’est en effet une des constantes de cet artiste exceptionnel. Sa gravure est bien plus expressionniste que réaliste, c’est vrai, avec des noirs puissants, des blancs qui semblent n’être là que pour souligner l’action centrale de la gravure. Mais cet expressionnisme parle essentiellement des engagements humains, humanistes, politiques même de Frans Masereel. Il était libertaire, anarchiste à sa manière, horrifié par ce qu’il avait vécu pendant la guerre 14/18, surtout, pendant la guerre 40/45 aussi. Et dans ce livre-ci, on sent la tension monter de page en page. Celle de la volonté de se battre contre l’injustice.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Masereel est un des graveurs les plus importants, les plus géniaux, n’ayons pas peur du mot, du vingtième siècle, comme Félicien Rops le fut au siècle précédent. Et tous deux se caractérisent en effet par leurs « engagements », sociaux, littéraires, érotiques aussi… Littéraires également, avec des amitiés, pour Masereel, comme Stefan Zweig, Pierre Jean Jouve, Hermann Hesse ou Romain Rolland.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Un livre passionnant, un livre passionné, un auteur belge exceptionnel, à découvrir, à tout prix,à redécouvrir, et à classer dans votre bibliothèque entre le rayon « arts » et le rayon « bande dessinée »… Un roman graphique totalement muet dans lequel on se balade, lecteur, au gré de ses envies…

Jacques Schraûwen

La Ville (auteur : Frans Masereel – éditeur : Les Editions Martin De Halleux – 100 pages et un dossier d’une trentaine de pages – parution mars 2019)

VERTIGES

VERTIGES

Un superbe album consacré à Jean-Marc Rochette, qui appartient à l’histoire de la bande dessinée moderne, puisqu’il fit partie de l’équipe essentielle de la revue « A Suivre ».

Vertiges © D. Maghen

Mais c’est surtout un artiste inclassable, qui a participé à des aventures graphiques très différentes les unes des autres : Edmond le cochon, Le Transperceneige, Aile Froide…

Vertiges © D. Maghen

C’est un touche-à-tout, en effet, pour qui plusieurs scénaristes ont livré quelques-uns de leurs meilleurs textes…. Et le Transperceneige reste comme une des oeuvres majeures d’une science-fiction recentrée sur l’humain, au contraire de ce que faisaient alors Bilal et Mézières par exemple. Une des rares réussites, aussi, en tant qu’adaptation cinématographique.

Rochette, c’est un artiste, au sens premier du terme, un de ces êtres humains qui est d’abord et avant tout un regard, un regard qui devient tangible grâce au dessin, à la bd, à l’illustration ou, mieux encore peut-être, grâce à la peinture.

Vertiges © D. Maghen

Et ce livre-ci, Vertiges, a deux qualités.

La première, c’est de nous faire découvrir de l’intérieur l’homme Rochette, grâce à une longue interview au cours de laquelle il se montre encore mieux, peut-être, que dans ses livres autobiographiques.

La seconde, c’est de nous montrer toute la puissance de ses tableaux, qui, abstraits et lyriques, sont porteurs d’imprévu, d’envoûtement, de vertige. Et, étrangement, de réalisme, comme l’étaient les œuvres magistrales de Mathieu. Soulignons, à ce sujet, l’extraordinaire qualité des photos de Thomas Hennocques, qui restitue à la perfection au papier la sensation de la matière posée à même la toile !

Vertiges © D. Maghen

Dans ce livre, à la page 58 très exactement, on voit la planche peut-être la plus symbolique de l’œuvre de Jean-Marc Rochette : un enfant qui approche la main d’un tableau, dans un musée. Le noir et blanc de la vie réelle face à la couleur lumineuse de l’art… C’est sans doute la définition qu’on peut donner de Rochette, un artiste tout en oppositions, tout en contrastes.

Jean-Marc Rochette
Jean-Marc Rochette © J.J. Procureur

Jacques Schraûwen

Vertiges : Jean-Marc Rochette (éditeur : Daniel Maghen – entretien avec Rebecca Manzoni – 176 pages – date de parution : novembre 2019)

Vertiges © D. Maghen