Voltaire – Le Culte De L’Ironie

Voltaire – Le Culte De L’Ironie

Voltaire appartient à l’histoire de la littérature, certes, à celle d’une diffusion des idées, à celle, surtout, de la liberté. Liberté de ton, liberté de regard, et, forcément, liberté de se révolter ! Au-delà de l’ironie, ce livre nous offre un portrait haut en couleurs d’un personnage dont le propos reste d’actualité !

Voltaire © Casterman

Voltaire est un personnage étrange, étonnant, difficile à cerner, tant pour ses contemporains que pour le lecteur d’aujourd’hui. Etrange, pour mille et une raisons, parmi lesquelles sa volonté d’être un dramaturge reconnu, alors que son théâtre n’a nullement franchi les obstacles du temps et de la renommée. Etrange, parce que, roturier, il a cherché toute sa vie à briller des feux de la noblesse que, par ailleurs, il vilipendait dans ses écrits, dans ses poèmes, dans ses pamphlets.

Pour approcher au plus près la vie de cet auteur essentiel dans l’histoire de France et de ses « Lumières », Philippe Richelle, le scénariste, a choisi la voix de l’imaginaire, en nous montrant Voltaire raconter sa vie à un jeune biographe. L’introduction de ce personnage totalement inventé permet au récit, dès lors, de se démultiplier sans heurts, de mélanger les époques, sans aucunement perdre le lecteur en cours de route. Richelle nous montre Voltaire tout au long de sa vie, en retours en arrière, mais aussi en combat pour la justice pendant le tout dernier automne de son existence. Et, ce faisant, Philippe Richelle, avec un sens aigu du diaogue, nous restitue aussi toute une époque pendant laquelle le « changement » fut la première des caractéristiques. Une époque qui, à sa manière, annonçait la révolution future, mais sans pour autant renier totalement les valeurs et les dérives d’une société dans laquelle, par exemple, l’esclavage était une réalité.

Et une des toutes grandes qualités de ce livre, c’est de réussir à nous montrer Voltaire tel qu’il était, dans son époque, et cela sans aucun post-jugement ! Et c’est, je pense, la meilleure des manières de pouvoir comprendre un être humain que de le confronter, simplement, avec l’époque et les lieux qui furent les siens. Même le génie ne peut que se mesurer à l’une de son époque !

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : le scénario de Philippe Richelle
Jean-Michel Beuriot : l’époque

Le titre de cet album nous parle d’ironie. Personnellement, je dois avouer que je ne la trouve que peu, au fil des pages. Bien sûr, elle est là, parfois, au sein des dialogues, dans les pétillements des yeux de Voltaire, aussi… Mais ce qui prime, à mon avis, c’est bien plus le « politiquement incorrect » que le sourire. Voltaire pouvait ironiser sur bien des choses, mais il attachait à l’écriture une importance essentielle, capitale. Comme tout « vrai » écrivain, c’est dans ses écrits qu’il se livrait, mais qu’il livrait en même temps les combats qui lui tenaient à cœur. Et ces combats-là l’ont toujours mené à s’écarter des chemins du « bien-pensant », amoureusement, politiquement et littérairement.

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : Une ironie toujours politiquement incorrecte

L’ironie, cela dit, se situe dans le récit plus que dans le personnage… Puisque les auteurs de ce « Voltaire » ont pris l’excellente décision de ne pas nous faire le portrait d’une « icône », mais, tout au contraire, de nous montrer tout ce qu’il peut y avoir derrière l’image que l‘Histoire, la grande, a retenue d’un écrivain comme Voltaire !

Voltaire, épinglant dans ses écrits toutes les dictatures du pouvoir, de tous les pouvoirs, mais avide de s’enrichir. Voltaire s’attaquant à l’omniprésence de la religion, mais acceptant l’idée que les classes défavorisées en aient besoin. Voltaire prônant l’enseignement pour tous mes disant aussi que la «canaille » n’avait pas les qualités pour être éduquée.

La mémoire, celle de tout un chacun, celle des livres d’histoire, est toujours mensongère. Le Panthéon n’a pas fait de Voltaire un saint laïc, et c’est ce que nous dit et nous montre ce livre. Voltaire, un homme changeant souvent d’avis et, à chaque fois, assumant pleinement ces contradictions !

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : les contradictions de Voltaire

Je disais, en introduction, que le personnage de Voltaire restait d’actualité. Et c’est surtout vrai, peut-être, dans l’aversion qu’il avait de toutes les religions « révélées », dans la puissance de ses propos lorsqu’il s’agissait pour lui de montrer la bassesse des « représentants » de quelque dieu que ce soit. Sa vie fut ainsi un combat littéraire contre l’obscurantisme religieux, un obscurantisme qu’il parait, déjà, de toutes les horreurs de la pensée comme de l’action, un obscurantisme ne pouvant jamais déboucher que sur la tuerie, la guerre, l’injustice !

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : Voltaire et la Religion

Le scénario, vous l’aurez compris, peut sembler quelque peu déconcertant, mais il est efficace, dans sa forme comme dans son fond.

Quant au dessin, il est d’une facture classique, sans aucun doute. De par son découpage, déjà, traditionnel. De par l’utilisation des décors, également, parfois extrêmement présents, parfois totalement absents, lorsque la narration impose de regarder de tout près les expressions d’un visage. Et la technique utilisée ici par Jean-Michel Beuriot, au niveau de la couleur, permet une profondeur de champ lorsque c’est nécessaire, une approche des regards lorsque c’est important et, tout le temps, une superbe lumière qui parvient à rythmer les saisons de la vie de Voltaire telle qu’elle nous est contée.

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : dessin et technique

Lâche, veule, menteur, égoïste, égocentriste même, le portrait de Voltaire que nous montre ce livre n’a rien d’un tableau idyllique ! Et cela n’empêche pas, que du contraire, de découvrir en Voltaire un être entier, un être qui, de par sa propre volonté, a marqué, plus que simplement son temps, l’évolution de la justice et de l’humanisme ! Et la volonté des auteurs de nous le montrer dans les derniers temps de son existence, de nous confronter à sa déchéance physique, cette volonté participe aussi à la justesse du portrait, à la réussite de ce livre dont le scénario, construit presque en puzzle, se savoure de bout en bout, tout comme le dessin !

Jacques Schraûwen

Voltaire – Le Culte De L’Ironie (dessin et couleur : Jean-Michel Beuriot – scénario : Philippe Richelle – éditeurr : Casterman- 96 pages – parution : septembre 2019)

Les Voyages de Jules

Les Voyages de Jules

Il y a eu Anna, il y a eu Ulysse, et, en compagnie de leurs voyages, il y a toujours eu Jules. Jules qui, dans ce livre somptueux, est totalement central. Un album étonnant qui met en avant deux des plus grands talents du neuvième art : le Belge René Follet et le Français Emmanuel Lepage !

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen

Les Voyages de Jules, c’est d’abord un livre impossible à résumer, qui mêle aventures marines et enfouissement dans l’art et dans la littérature. Oui, c’est un album à la fois très graphique et très littéraire. Le tout dans une forme narrative qui n’est pas celle du neuvième art. Pas tout à fait en tout cas… On se trouve dans un texte qui s’ouvre à des illustrations splendides, tout en laissant la place, rarement, à des petits découpages correspondant aux codes du neuvième art.

On se trouve d’abord et avant tout dans un récit, un récit particulièrement construit, même s’il est d’une lisibilité immédiate. Il y a d’abord le rêve, l’imagination et les références littéraires de deux dessinateurs. Il y a, ensuite, la mise en forme d’un texte qui, lui aussi, s’ouvre à de nouveaux dessins. Et, enfin, il y a l’écriture, physiquement parlant, qui fait de la représentation des lettres, des missives, une présence également graphique!

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen
Emmanuel Lepage: la narration
Emmanuel Lepage: la construction

Un livre, quel qu’il soit, c’est un objet qui raconte une histoire. Et toutes les histoires qui construisent une vie sont faites de détails, de petits riens et de grands événements.

« Ouvrir un livre, prendre un bateau, c’est la même chose » nous dit Emmanuel Lepage. Et c’est vrai que, dans cet album, dans ce livre, la littérature de voyage et omniprésente, elle est le lien qui unit les deux personnages qui sont au centre du récit : Jules et Amon. Un être presque fantasque, qui a le besoin viscéral de ne pas s’installer, et un autre être qui, pour se démesurer, a besoin de rigidité et d’ordre. On les voit, presque en face à face, comme deux pôles d’une même soif de créer, d’une même nécessité de ne pas se plier à quelque code que ce soit, mais à faire le choix de quelques habitudes qui prouvent que toutes les routines ne sont pas mauvaises !

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen
Emmanuel Lepage: Jules et Amon

« Homme libre, toujours tu chériras la mer », disait Baudelaire. « La mer est ton miroir », ajoutait-il.

Lepage et Follet sont libres, puisque amoureux de cet élément qui leur ouvre des horizons aux couleurs infiniment changeantes.

« Les Voyages de Jules », c’est la fin d’une trilogie entamée il y a une quinzaine d’années. Trois albums qui racontent le trajet humain et les voyages d’un peintre imaginaire, Jules Toulet.

Un peintre qui, dans ce livre-ci, se raconte au travers de lettres illustrées. Des lettres qui, certes, parlent de la mer, en prenant comme départ des lectures « marines » aussi essentielles que Moby Dick, le vieil homme et la mer, ou pêcheur d’Islande. Mais ce qui fait le centre de gravité de ce superbe album, c’est l’art, aussi, et peut-être même d’abord et avant tout.

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen
Emmanuel Lepage: la mer
Emmanuel Lepage: l’art

Le maître d’œuvre de cet album, c’est Emmanuel Lepage. Un dessinateur qui, au fil des années, s’affirme comme un des artistes les plus importants, humainement et artistiquement, du neuvième art. Un dessinateur qui appartient pleinement à la lignée de la BD franco-belge (ou belgo-française…), mais qui est incapable, et cela est évident d’album en album (de Tchernobyl à Muchachos, jusqu’à Ar-men et ces voyages-ci…) de se contenter d’une seule forme de dessin, de mise en couleur, de narration.

Et dans ces voyages de Jules, il y a aussi l’immense René Follet, dessinateur belge exceptionnel, illustrateur de génie, qui, du haut de ses 88 printemps, illumine de ses traits et de sa couleur ce livre absolument phénoménal… Un livre hommage à la peinture, à la littérature, à la mer, et à l’amitié qui unit Lepage et Follet depuis longtemps déjà…

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen
Emmanuel Lepage: les maîtres
Emmanuel Lepage: René Follet

Il y a de l’amitié, il y a une convergence de talents et d’imaginaires, il y a un contraste entre deux styles qui, pourtant, se rejoignent avec une sorte de plaisir presque sensuel, de page en page.

Lepage et Follet sont deux capitaines de bateaux qui mêlent leurs destins sur les navires parallèles de leurs propres existences.

Et le bonheur, dans ce livre, c’est aussi de voir côte à côte, deux artistes de leur trempe dialoguer entre et eux et dialoguer, en même temps, avec la mer, les mots, le temps qui passe et le sens de la création.

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen
Emmanuel Lepage: René Follet et le dessin

« Les voyages de Jules », c’est un livre à lire… Petit à petit ou d’une traite… C’est un livre à feuilleter, à ouvrir, à rouvrir souvent… C’est un livre d’art et de littérature, c’est un livre de rencontre, entre les personnages qu’il nous montre et qu’il imagine vivre, entre quatre auteurs, aussi, en totale osmose.

« Les voyages de Jules », c’est un livre qui ne peut que trouver une place de choix dans la bibliothèque de tout honnête homme !…

Jacques Schraûwen

Les Voyages de Jules (auteurs : Emmanuel Lepage, René Follet et Sophie Michel – calligraphie : Aurélie Tièche – éditeur : Daniel Maghen)

Les Voyages de Jules © Daniel Maghen
La Venin : 1. Déluge De Feu

La Venin : 1. Déluge De Feu

Un western au féminin pluriel : baladez-vous dans une maison close, dans des saloons louches, et découvrez la puissance de la vengeance ! Et une femme sans doute plus dangereuse qu’un crotale !…

La Venin © Rue de Sèvres

Laurent Astier est un dessinateur extrêmement intéressant. On lui doit quelques livres marquants, comme  » Face au mur  » et  » Comment faire fortune en juin 40 « . Des livres que, d’ailleurs, j’ai eu le plaisir de chroniquer en leur temps…

Et le voici de retour dans un genre qu’il n’avait pas encore abordé, le western. Avec un dessin qui louche quelque peu du côté de Blueberry, Laurent Astier abandonne les paysages urbains et contemporains de ses derniers livres pour nous balader dans des grands espaces, d’une part, dans des lieux spécifiques aussi de cet ouest américain qui ne fut que rarement un eden… De saloon en salon bourgeois, de bordel en cimetière, d’étreinte en chevauchée poussiéreuse, Astier utilise à la perfection les codes d’un genre qui revient terriblement (et c’est tant mieux) à la mode !

Cela dit, Laurent Astier conserve sa manière de raconter une histoire. Au-delà de l’imagination dont il fait preuve, il a toujours le souci de coller, en même temps, à la réalité, à la réalité historique surtout. Une réalité historique fouillée, mais qui n’a que le poids d’un élément de décor, d’une trame présente, certes, mais discrète…


La Venin © Rue de Sèvres
Laurent Astier: le western

Laurent Astier: la trame historique

Ce western pourrait n’être que de facture classique, dans la lignée assumée de Giraud, si la manière d’aborder cette narration ne se révélait originale. Originale, oui, parce que, de façon réaliste, c’est aux femmes que Laurent Astier a décidé de s’intéresser, donc de nous intéresser. Des femmes qui, vivant dans un monde d’hommes au machisme évident, se doivent de lutter pour exister et ne pas être uniquement des objets…

Du coup, son dessin se fait ici et là plus léger, surtout lorsque ce dessin s’approche du plus près des visages de ses héroïnes, de son héroïne surtout, la belle Emily. Ce dessin se fait également sensuel et sans tabou lorsque c’est d’amours tarifiées qu’il nous parle, lorsque ce sont des étreintes monnayées qu’il nous montre.

Il y a là une vraie restitution de la vie de la fin du dix-neuvième siècle et du tout début du vingtième siècle, dans ce pays que l’on disait encore neuf… Mais il y a surtout, et cela a toujours été la force de Laurent Astier, le plaisir qu’il a à faire des portraits puissants et soutenus de ses personnages. Des personnages qui, tous, ont du corps, de la présence, et de l’utilité… Grâce à son dessin, oui, mais aussi grâce à son sens du dialogue, et à sa façon de raconter une histoire, à mi-chemin, en quelque sorte, entre John Ford et Sergio Leone.


La Venin © Rue de Sèvres

Laurent Astier: les femmes

Quand je parle de trame historique, une trame que l’on découvre d’ailleurs un peu plus en détail dans une sorte de dossier qui termine ce premier volume, je parle aussi d’une sorte d’approche sociologique du monde des maisons closes. Avec la présence des enfants, des « filles » servant de nounous… Avec des liens de parenté qui n’étaient jamais évidents à vivre. On n’est pas loin du film « La Petite »…

Et puis, il y a chez Astier un vrai bonheur à cacher dans ses dessins quelques références, ou, mieux encore, à placer dans des détails des petits éclats d’humour. Comme le sourire, furtif, d’une religieuse, à la page 49… Un peu comme une référence à l’excellent western « Sierra Torride » …


La Venin © Rue de Sèvres

Laurent Astier: l’humour

Ainsi, à partir d’ingrédients tout à fait traditionnels, Laurent Astier construit un récit endiablé et humain tout à la fois. Il y a les Pinkerton, il y a des meurtres, des humiliations, des Indiens brimés, des personnages falots et des femmes qui se libèrent de leurs chaînes, il y a la force de la chair et l’étrange présence du désir, il y des envolées lyriques et des couleurs qui ne sont pas sans rappeler celles qui faisaient des albums de Gir ou de Jijé des petits chefs d’œuvre.

Le dessin de Laurent Astier est d’une belle efficacité. Classique, oui, comme je le disais, dans la lignée des grands dessinateurs de western des générations anciennes. Mais d’un classicisme qui, de temps à autre, au fil des pages, se mêle aussi à une influence de la bd japonaise, dans les physionomies, entre autres, ou dans l’accentuation de certains mouvements.


La Venin © Rue de Sèvres

Laurent Astier: couleur et dessin

Dans ce premier volume, Astier réussit, grâce à une construction éclatée, grâce à un découpage qui mêle les époques et en fait des séquences narratives, à ne pas se contenter de mettre en place les différents protagonistes de son récit. Il leur donne vie, d’emblée, sans temps mort, et son dessin cinématographique, avec ses perspectives, ses angles de vue, ses coupures de rythme, tout cela fait merveille et fait de ce premier épisode un chapitre dont on attend avec impatience la suite !

Jacques Schraûwen

La Venin : 1. Déluge De Feu (auteur : Laurent Astier – éditeur : Rue De Sèvres)