L’Apache et la Cocotte : 1. Ange

L’Apache et la Cocotte : 1. Ange

Les amours difficiles entre une presque courtisane et un presque truand, dans le Paris du début du vingtième  siècle : fidélité historique et liberté de ton !…

Ange, c’est l’Apache, le petit et jeune truand monté de son Auvergne natale à Paris et y survivant de petit larcin en vol plus important. Cléo, c’est la cocotte, femme devenue de mœurs légères quittant le bas du pavé pour fuir un proxénète violent et se retrouvant dans des alcôves infiniment plus douillettes et « enrichissantes ».

Tous deux sont désabusés, paumés, perdus dans une cité sans âme où, loin des beaux quartiers, c’est la violence, la misère et la mort qui règnent en maîtresses absolues.

Tous deux se cherchent, chacun à sa manière, des raisons de continuer à vivre dans un monde qui ne veut que les rejeter.

Nous sommes avec ce livre dans un mélodrame de forme classique, inspiré de Sue, de Carco, voire mêle de Zola. Et comme dans tout mélodrame qui se respecte, au-delà des turpitudes de l’existence, il y a l’amour, avec un a minuscule qui voudrait se voir devenir majuscule. Ange et Cléo se rencontrent, s’entraident, sont amoureux l’un de l’autre, se perdent, se retrouvent, et on sent que le mélo ne peut, à un moment ou un autre, que laisser la place au seul drame.

Stéphane Betbedder, le scénariste, construit son récit avec de réelles références littéraires et historiques. Il nous fait redécouvrir un langage devenu désuet, des attentes humaines qui n’ont plus grand-chose à voir avec celles de nos jours. Et, surtout, il nous offre des personnages attachants, qui sonnent juste, et qui, devant nous, deviennent en quelque sorte les acteurs d’un music-hall dont la scène est la ville que l’on dit lumière et qui se révèle bien sombre parfois !…

Hervé Duphot: personnages et scénario
Hervé Duphot: le music-hall

Du côté du dessin, on sent tout le plaisir qu’a eu Hervé Duphot à se plonger dans une époque pour laquelle, sans aucun doute possible, il éprouve une passion. Ce qu’il nous restitue, en symbiose avec le scénario, c’est un Paris disparu pour lequel, au gré de ses bal(l)ades dessinées, il cultive une véritable nostalgie. Et ce n’est pas le moindre des plaisirs de cet album que de se plonger ainsi avec talent dans un passé qui jamais plus n’existera. Avec talent, oui, avec aussi un réalisme qui ne s’empêche jamais de plonger dans une poésie urbaine parfois étonnante.

Des cadrages tantôt serrés, tantôt ouverts sur de larges paysages, des perspectives impeccables et d’autres étirées pour mieux recréer des ambiances, Duphot utilise toutes les ressources graphiques à sa disposition pour restituer un Paris tel qu’il était, tant au niveau de la simple approche visuelle que de la manière dont on y vivait dans une époque que l’on disait belle avant que de la déclarer folle.

Et dans ces ressources, il y a la couleur, bien évidemment. Duphot aime y faire naître des lumières variées, sans cesse changeantes, un peu comme le faisaient les peintres, pompiers ou impressionnistes, de la fin du dix-neuvième siècle.  Il y a des pages extrêmement lumineuses, pour nous montrer l’Auvergne dont vient Ange, il y en a d’autres qui se font plus sombres, mais d’une nuit dans laquelle les jeux de lumière transforment et magnifient gestes et lieux.

Hervé Duphot: couleur, ambiance et nostalgie…
 Dans un thème comme celui qui forme la trame de ce livre, les amours entre un petit truand et une femme qui vit de ses charmes, on aurait pu s’attendre à des scènes lubriques et voyeuses. Il n’en est rien ! Même lorsque Duphot nous montre à voir les amours charnelles de son héroïne, amours tarifiées ou amours romantiques, il ne cache rien des corps dénudés, mais il nous dévoile ces personnages avec une pudeur tranquille… L’amour est aussi physique, mais il n’y a aucune raison, tout compte fait, à en accentuer les symboles par trop évidents !

Premier volume de ce qui doit être un diptyque, cet album fait bien plus que mettre en place des personnages, il crée une intrigue, il la construit, il la peaufine… Il rend les personnages attachants… Ce premier tome est une belle réussite, puisqu’il nous donne l’envie de vite découvrir la suite de ce mélodrame qui mêle amour et aventure, rêves improbables et réalités sans âme !

Hervé Duphot: la pudeur

Jacques Schraûwen

L’Apache et la Cocotte : 1. Ange (dessin : Hervé Duphot – scénario : Stéphane Betbeder – éditeur : Glénat)

FRNCK : 1. Le Début Du Commencement

FRNCK : 1. Le Début Du Commencement

Aventure et humour sont au rendez-vous de cette série débutante, qui traite avec intelligence de bien des thèmes contemporains, et qui, d’emblée, se veut ouverte à tous les publics, à tous les âges ! Dans cette chronique, allez à la rencontre du trio d’auteurs de cet album à ne pas rater !

Olivier Bocquet, le scénariste

Je connaissais Bocquet comme auteur du très beau  » Terminus « , un album post-apocalyptique sombre, désespéré, et dont le texte accompagnait un graphisme aux réalités artistiques évidentes.

Ici, Olivier Bocquet nous emmène dans un univers plutôt  » pré-apocalyptique « , l’apocalypse étant, finalement, ce que nous vivons aujourd’hui, petit à petit !

Franck est un ado comme tous les ados. Un peu plus paumé, quand même, puisqu’il est orphelin et qu’on le voit, dès les premières pages de cet album, prêt à être adopté. Et pas très coopératif ! Et puis, le jardinier de cet orphelinat lui explique où il a été trouvé, en pleine forêt, et que personne ne sait rien de ses parents.

Et voilà que peut commencer pour cet ado d’aujourd’hui une vraie quête identitaire. Qui est-il, d’où vient-il ?

L’adoption, pour lui, ne peut qu’être une fuite devant sa nécessité à se définir. Et donc, il s’en va, téléphone portable dans la poche, avec sa faim de pizzas succulentes, dans les profondeurs de la forêt, jusqu’à arriver à ce qui ressemble au portail d’entrée d’un parc d’attraction consacré à la préhistoire.

Mais là où il tombe, en une chute vertigineuse, ce n’est pas dans un jurassic park, loin s’en faut ! Mais dans une véritable préhistoire… Un monde dans lequel ses gadgets modernes sont inutilisables, dans lequel le langage n’existe pas. En tout cas, pas son langage d’adolescent du vingt-et-unième siècle. Ce sont des borborygmes qu’utilisent pour communiquer les personnages velus et presque nus qu’il rencontre. Des borborygmes ?…. Non, mais des mots dans lesquels toutes les voyelles ont disparu… Franck devient ainsi Frnck… Un Frnck qui va s’efforcer d’apprendre les voyelles à ces êtres primitifs, ce qui va provoquer le premier vrai mot de l’humanité! (et je vous en laisse la surprise…)

L’aventure est constante, dans ce premier album qui ne se contente pas de mettre en place les personnages, LE personnage en fait. Elle se nourrit aussi d’humour, en se décalant par rapport à toute une série de clichés qu’Olivier Bocquet s’amuse à détourner sans cesse.

La réflexion est présente, elle aussi, et elle prend plus de présence encore grâce au rythme imposé à l’intrigue. Frnck, c’est également, tout compte fait, une bd qui parle des addictions et des dépendances  » technologiques  » qui, de nos jours, remplacent la réalité et ses expérimentations… Frnck, c’est aussi une réflexion sur le langage, en une époque où l’écriture  » sms  » devient une règle sans règles. Frnck, c’est, enfin, une réflexion sur l’évolution, les personnages les plus évolués, dans le monde où se trouve Franck, se révélant aussi les plus cruels et les plus dangereux.

Olivier Bocquet

Brice Cossu, le dessinateur

A partir d’un scénario touffu, inventif, il fallait que le dessinateur soit à la hauteur du défi : mêler à l’univers connu qui est le nôtre un nouveau monde plausible de bout en bout, graphiquement. Il fallait que le dessin accompagne totalement le mouvement du récit, sans faux rythme.

Et c’est, sans aucun doute, ce que Brice Cossu a réussi à faire.

Son dessin se révèle influencé, c’est une évidence, par les mangas : expressions des visages, accentuation des mouvements et des courses, simplification parfois des décors pour laisser place à une forme d’expressionnisme exacerbé.

L’histoire de Franck, c’est l’histoire d’un enfant qui ne veut pas grandir sans d’abord savoir qui il est. On n’est pas loin des grands classiques de la littérature  » jeunesse  » que sont Peter Pan, ou Alice au pays des merveilles, ou même Harry Potter !

Mais le dessin de Cossu, lui, va puiser ses inspirations dans tout autre chose que le classicisme. Et son style mêlant la vitesse de description des œuvres japonaises à la mise en place et la mise en scène des personnages et des lieux « à l’européenne », voire à la « comics américains », ce dessin se révèle attirant dès le premier regard, et totalement en osmose avec l’histoire qu’il ne se contente pas d’illustrer, mais qu’il aide à raconter, véritablement.

Brice Cossu

Yoann Guillo, le coloriste

Au début de son Histoire, la bande dessinée ne créditait que les dessinateurs. Au fil du temps, les scénaristes ont vu leur nom apparaître en couverture, et se sont finalement vus reconnaître comme éléments essentiels à la réussite d’une bonne histoire.

Un troisième  élément, cependant, dans la création et la construction d’un album bd, peut se révéler essentiel lui aussi: la couleur !

Il faut bien dire que, souvent, la mise en couleurs d’un livre n’accroche pas vraiment le regard. Que des tas d’albums qui sortent chaque année finissent ainsi par se ressembler tous par leur palette chromatique.

Ici, ce n’est pas le cas du tout, et Yoann Guillo a travaillé en artiste pour donner à ce livre une tonalité originale et participant pleinement à l’ambiance, certes, mais aussi à la réalisation, dans le sens pratiquement cinématographique du terme, de la narration !

Yoann Guillo

Cossu et Bocquet: les couleurs

Un livre à offrir et à s’offrir!

La bande dessinée, avant d’être appelée neuvième art, était un moyen de délassement offert à l’enfance. Au long de son histoire, cette bd s’est ouverte à des récits de plus en plus élaborés, passant, en guise de public, de l’enfance à l’adolescence, puis de l’adolescence à l’âge adulte. Avec parfois, reconnaissons-le, un certain hermétisme qui rompait avec la finalité de ce que doit être un livre, quel qu’il soit : lisible d’abord et avant tout !

Ici, on revient en quelque sorte aux principes de base de la bande dessinée : une bonne histoire, solide, charpentée, dessinée avec talent, colorisée avec passion, avec des personnages entiers qui n’ont rien de manichéen, avec un  » héros  » attachant par ses qualités comme par ses défauts !

Ici, on se trouve en présence d’un vrai album  » tous publics  » passionnant, passionné, intelligent, souriant, qui, sans se prendre au sérieux, est un vrai grand moment de plaisir pris à la lecture !

 

Jacques Schraûwen

FRNCK : 1. Le Début Du Commencement (dessin : Brice Cossu – scénario : Olivier Bocquet – couleurs : Yoann Guillo – éditeur : Dupuis – mars 2017)

Bernie Wrightson : la disparition d’un des maîtres de la bd américaine

Bernie Wrightson : la disparition d’un des maîtres de la bd américaine

Créateur de  » La créature des marais « , Bernie Wrightson est mort ce 19 mars, vaincu par le cancer. Il est de ceux qui ont influencé de manière durable le neuvième art, des deux côtés de l’Atlantique !

Né en 1948, Bernie Wrightson a commencé sa carrière à vingt ans, dans des revues qui s’amusaient à parler d’horreur, comme Vampirella, Creepy et Eerie, deux revues qui se virent traduites en français pendant quelques temps dans les années 70.

Et c’est dans ces petites revues, qu’il a fait ses armes, aux côtés de dessinateurs essentiels, comme Richard Corben, ou Frank Frazetta. C’est en suivant leurs pas, en quelque sorte, qu’il s’est créé un style incomparable, un style qui va faire de lui un des maîtres absolus du comics américain.

Parler de Bernie Wrightson, c’est d’abord se souvenir de ce qui fut peut-être sa première très grande série :  » La Créature des marais « , parue dans les années 70 en français aux éditions du Fromage. On y trouvait déjà ce qui va, en quelque sorte, être sa marque de fabrique pendant toute sa carrière : un sens aigu des perspectives gothiques, une manière extrêmement personnelle d’utiliser la hachure pour donner de la vie à ses personnages, un travail puissant sur le noir et blanc, et surtout une approche humaniste de toutes ses histoires, même les plus horribles et les plus improbables, une approche à taille humaine, une approche poétique, même, souvent.

Maître du noir et blanc, du contraste gothique de la narration graphique, Bernie Wrightson aimait aussi la couleur, bien entendu, et, là aussi, il faisait preuve d’un talent expressionniste largement reconnu.

Il est également l’auteur de ce qui restera sans aucun doute la meilleure adaptation en bd de  » Frankenstein « .

Artiste extrêmement prolifique, illustrateur et bédéiste, toujours attiré par le fantastique, sous toutes ses formes, Bernie Wrightson fut aussi en effet un excellent adaptateur, pour Edgar Allan Poe, pour Stephen King, par exemple.

Travailleur infatigable jusqu’à ce que le cancer du cerveau lui impose de vivre une horreur véridique et quotidienne, il a évidemment à son actif des réalisations moins réussies que d’autres, comme son immersion dans l’univers des super-héros. Mais même là, sa  » patte  » est reconnaissable au premier coup d’œil !

Dès l’annonce de sa mort, des hommages lui ont été rendus sur les réseaux sociaux par des auteurs de bd venus de tous les horizons possibles et imaginables, des Américains et des Français, des gens comme Jean-Pierre Dionnet (Des dieux et des hommes), Jean-Luc Cornette (un million d’éléphants), Gihef (Starfuckers), Michel Lefeuvre (Fox Boy), Pierre Alary (Silas Corey), Eric Puech (Le horla)…

 

Un jour ou l’autre, des psychanalystes se pencheront avec pédanterie sur son œuvre, comme sur celle de Corben et consorts. Mais Bernie Wrightson, c’est du dessin, du scénario, en osmose, d’abord et avant tout, et un plaisir à le lire, à le relire, à le redécouvrir sans cesse !

Le lire, oui, c’est lui rendre le seul hommage que son talent démesuré mérite !

 

Jacques Schraûwen