Imaginez la rencontre entre l’univers de Marvel et celui du « ça » de Stephen King. Et vous découvrirez un album passionnant, intelligent, tous publics, sans effets spéciaux, mais avec beaucoup d’humanité !
A une époque où la bande dessinée se cherche de plus en plus des alibis élitistes, en ces moments où l’intellectualisme des salons de Paris, d’Angoulème et d’ailleurs devient une règle pour être reconnu comme artiste, en ces heures où le mot populaire, dans la bouche de grands « Auteurs » tels Sfars et ses suivants, ressemble à une injure, il est réjouissant de se plonger dans des albums de BD qui savent raconter une histoire ! Vincent Dugomier est un auteur, un scénariste qui ne cherche à aucun moment l’esbrouffe mais qui qui nous offre des récits extrêmement construits, sans temps mort, construits, ai-je envie de dire, à taille humaine.
Et c’est le cas avec ce « Omniscients », comme ce l’est avec ses superbes « Enfants de la Résistance ».
« Les Omniscients » : un livre qui nous parle de patrimoine… Du jour au lendemain, un peu partout sur terre, disparaissent les livres, tous les supports de la culture et de la mémoire humaine. Au même moment, ou à peu près, cinq adolescents, dans une Amérique qui ressemble à tous les pays du monde, se réveillent un beau matin avec des « connaissances absolues ». Ces cinq adolescents vont devoir découvrir d’où leur vient cet étrange super pouvoir, ils vont devoir, de ce fait, entrer également dans un univers qu’ils ne connaissent pas, celui de l’espionnage et du polar.
Ils vont surtout devoir s’accepter les uns les autres pour que leurs pouvoirs puissent se compléter.
Comme souvent avec Dugomier, l’enfance, l’adolescence est au centre du récit. Un peu comme s’il avait des comptes à régler avec ses souvenirs, ou, plus simplement, comme s’il avait une nostalgie pour cette époque de l’existence où tout semble possible et vivable…
Comme toujours avec lui, également, les thématiques abordées sont nombreuses. « Omniscients », c’est une fable sur notre monde qui perd sa mémoire, incontestablement. Mais c’est aussi une fable sur le rôle de l’humain dans ce qu’est le patrimoine, et sa préservation au sens le plus large du terme.
Dans ces thématiques, le fantastique occupe, avec les « Omniscients », une place importante. Bien sûr, on ne peut pas ne pas penser aux comics américains et au culte des super-héros que la bd d’outre-Atlantique propage dans le monde entier. Mais ici, on est loin, très loin même, du caractère fabriqué et manichéen de ces héros de papier qui ont comme passé des univers sans grande inventivité le plus souvent. Ce n’est pas le cas du tout avec le scénario de cette série naissante. C’est par petites touches que le côté mystique, donc fantastique, prend forme, prend vie. Toutes les religions ne sont-elles pas, finalement, actrices essentielles depuis toujours dans la préservation du passé, artistique, scientifique, pour construire le futur ?…
Cela dit, ce qui reste une des caractéristiques essentielles de Vincent Dugomier, c’est que tous ses récits s’axent d’abord et avant tout autour de ses personnages. Pour raconter une histoire qui puisse plaire, il faut qu’elle mette en scène des gens réels, des gens avec lesquels le lecteur peut, non pas
s’identifier, mais avoir envie de créer des liens d’amitié. A ce titre, Dugomier réussit à faire de la virtualité la plus imaginative une fenêtre qui s’ouvre aussi à la réalité des rapports humains. Pour que les lecteurs, quel que soit leur âge, aiment ce qu’il nous raconte, il faut d’abord que lui, et sa dessinatrice, aiment les personnages qu’ils créent. Des personnages entiers, tous différents les uns des autres, tous identifiables. Et c’est par là aussi que le travail de construction d’un scénario de bande dessinée peut s’apparenter à celui d’une écriture comme chez King, ou Ray par exemple…
J’ai beaucoup parlé du scénario, estimant depuis toujours que si la bande dessinée, c’était d’abord et essentiellement du dessin, ce dessin n’a de sens qu’à partir du moment où il raconte une histoire intéressante, passionnante.
C’est le cas ici. Et le dessin de Renata Castellani est un dessin qui refuse les prouesses graphiques, les grandes envolées lyriques, les cadrages démesurés. On peut, je pense, parler de bd classique, dans sa forme. Mais avec une efficacité évidente, le dessin de Castellani réussit l’amalgame entre un style européen traditionnel et une apparence ici et là à l’asiatique. Il en résulte une approche extrêmement aisée de cet album, tant par des adolescents que par leurs parents…
Il en va de même pour la couleur de Bekaert qui n’écrase rien des ambiances que le dessin de Castellani crée de page en page, et qui devient un élément de cette ambiance sans effet spécial…
Avec ces « Omniscients », on se trouve en présence d’un trio d’auteurs (un quatuor même si on prend en compte l’idée originale de Stephen Desberg) en osmose, tous travaillant dans le même sens : créer un album qui parle à tout le monde, le faire sans ostentation, avec plaisir, et donner l’envie aux lecteurs, la dernière page tournée, de vite, vite pouvoir lire la suite de ce récit fabuleux (au premier sens du terme !) !
Jacques Schraûwen
Les Omniscients (dessin : Renata Castellani – scénario : Vincent Dugomier, d’après une idée originale de Stephen Desberg – couleurs : Benoît Bekaert – éditeur : Le Lombard – 64 pages – avril 2020)