Jacques Martin – Le Voyageur Du Temps : un livre, une exposition… et une chronique qui laisse la parole à Patrick Gaumer !

Jacques Martin – Le Voyageur Du Temps : un livre, une exposition… et une chronique qui laisse la parole à Patrick Gaumer !

Jacques Martin aurait eu cent ans cette année. Le moment est donc bien choisi pour une monographie superbe, à offrir, à s’offrir, et pour redécouvrir, dans une exposition passionnante, cet auteur qui appartient à la grande histoire du neuvième art.

Jacques Martin © Casterman

Alix, Lefranc, Jhen, Arno, Orion, Keos, Loïs… Tout au long de sa carrière, Jacques Martin a inventé bien des personnages, la plupart d’entre eux étant inspirés de la grande Histoire, celle qu’on raconte dans les écoles en oubliant souvent que cette Histoire a été faite, d’abord, par des hommes et des femmes que les manuels scolaires ignorent.

C’est là une des qualités de Martin, que d’avoir justement accroché aux habitudes scolaires des personnages de chair et de sang, des humains de tous les jours, avec leurs failles, leurs dérives, leurs croyances, leurs espérances, leurs échecs.

Jacques Martin © Casterman

Jacques Martin historien ?…

A sa manière, oui, sans aucun doute… Ne vit-il pas, d’ailleurs, son personnage essentiel, le Gaulois Alix, traduit en latin, en une époque, pas tellement lointaine, où l’enseignement se souvenait de l’importance de cette langue morte dans l’apprentissage du français…

Mais Jacques Martin fut d’abord et avant tout un artiste qui contribua à faire de la bande dessinée un art à part entière, en la faisant quitter, petit à petit, les seuls horizons de la littérature jeunesse… Bien sûr, la BD de Jacques Martin est classique, dans le langage narratif, dans le graphisme, dans l’évolution des différents protagonistes au fil des albums aussi. Classique, certes, mais n’évitant pas, par petites touches, d’aborder des thématiques qui, de nos jours encore, sont d’actualité : la place de la femme dans les civilisations anciennes, donc en prémices de la nôtre, l’homosexualité, voire le travestisme ou les « transgenres »…

Jacques Martin © Casterman

S’il est vrai qu’on pourrait, aujourd’hui, trouver un peu poussiéreux, voire « datés », les albums d’Alix ou de Lefranc, il faut aussi rendre hommage au besoin qu’a ressenti Martin, très tôt, de faire de la « transmission » un acte créatif… Parmi les auteurs qu’il a « formés », les dessinateurs auxquels il a offert ses scénarios, nombreux sont ceux qui ont, à leur tour, marqué de leur empreinte le neuvième art, contribuant à en faire un art adulte. Je pense à Juillard, par exemple, mais aussi à Pleyers, Simon, Jailloux, Henin, Denoël… A Weinberg, également, à Plateau, à d’autres encore… Des auteurs, qui souvent, n’appartiennent pas seulement à l’héritage de Jacques Martin, mais se sont, aussi, créé une carrière, une œuvre.

Jacques Martin © Casterman

Il était donc temps de rendre un hommage fouillé à un auteur dont les albums, pour la plupart, restent des références. Historiques, oui, mais aussi et surtout des références de lectures passionnantes !

Et cet hommage prend la forme d’une très belle exposition, à Bruxelles, dans la galerie Huberty et Breyne, place du Châtelain, jusqu’au 4 décembre. (https://hubertybreyne.com/fr/expositions/presentation/472/les-passions-de-jacques-martin)

Et cet hommage prend aussi la forme d’un livre de quelque 400 pages, à la source de cette exposition, une monographie impressionnante signée par Patrick Gaumer.

Jacques Martin © Casterman

En une époque qui voit fleurir des experts de toutes sortes et de tout poil qui n’ont, le plus souvent, qu’un ego démesuré pour asseoir leur expertise, il est réjouissant de se dire que Patrick Gaumer, lui, est bien plus un passionné qu’un expert, un amoureux qu’un observateur peu éclairé !

On doit déjà à Patrick Gaumer un dictionnaire mondial de la BD, chez l’éditeur Larousse, mais aussi une superbe monographie consacrée à l’immense Cauvin… (https://bd-chroniques.be/index.php/2021/08/20/raoul-cauvin-la-mort-dun-des-grands-artisans-de-la-bande-dessinee-populaire/)

Son sens de l’analyse, son talent pour dénicher une iconographie riche et souvent inattendue, tout cela fait merveille dans ce « Voyageur du temps ».

Jacques Martin © Casterman

On découvre dans ce livre l’existence de Jacques Martin, la passion qu’il avait de l’Histoire, mais aussi des héros et des anti-héros, du bien, du mal, avec Gilles de Rais ou Borg, et des décors, éléments essentiels de tous ses albums.

On découvre Jacques Martin proche, pendant 18 printemps, d’Hergé. D’aucuns disent que Martin aurait voulu être Hergé… La réalité est bien plus floue que cela… L’un et l’autre, à leur manière, se sont nourris de leurs talents respectifs !

On découvre Jacques Martin intransigeant et à la fois ouvert, avec quelques collaborations inattendues, quelques influences aussi, assumées pour la plupart.

Pour ce faire, Patrick Gaumer a partagé son livre imposant en 6 chapitres.

Patrick Gaumer

Il y a les années d’apprentissage, qui précèdent celles qui ont vu naître une « œuvre », dans l’acceptation classique et littéraire du terme. Il y a l’importance essentielle de son passage dans les studios Hergé, un passage reconnu et crédité par le « Maître » dans la collection « Voir et Savoir ». Il y a la reconnaissance qui fut, après celle des lecteurs, celle des critiques, dès le milieu des années 60. Il y a la maturité de l’œuvre, ensuite, avec des scénarios et des dessins s’écartant des habitudes des « petits mickeys ». Et, enfin, tout ce que furent les passages de témoin de Jacques Martin, des années 80 jusqu’à sa mort en, 2010.

Et je ne peux que vous inviter à écouter l’interview passionnée que Patrick Gaumer m’a accordée !…

Patrick Gaumer

Ce livre est essentiel pour toutes celles et tous ceux qui aiment la BD sous toutes ses formes, sans tenir compte des modes toujours éphémères.

On s’y balade, on y retrouve des plaisirs de lecture enfouis aux méandres de la mémoire, on éveille des envies de découvrir ou de redécouvrir des aventures scénarisées avec une précision parfaite… On le lit, à son rythme, en picorant ici et là ce qu’on a envie, dans l’instant, de voir ou de lire…

Allez voir l’exposition ! Procurez-vous ce livre, n’hésitez pas en partager le plaisir, celui de la lecture, celui des regards qui y dénichent bien des trésors !

Jacques Schraûwen

Jacques Martin – Le Voyageur Du Temps – (auteur : Patrick Gaumer – éditeur : Casterman – 417 pages – novembre 2021)

Exposition jusqu’au 4 décembre 2021 dans la Galerie Huberty et Breyne, place du Châtelain, à Bruxelles.

https://hubertybreyne.com/fr/expositions/presentation/472/les-passions-de-jacques-martin

Jours De Sable

Jours De Sable

Un livre à ne surtout pas rater !!!

D’une intelligence et d’une beauté parfaites, ce roman graphique est bien plus qu’un coup de cœur : une totale réussite, à tous les points de vue !

Jours de Sable © Dargaud

Nous sommes en 1937, aux Etats-Unis, en pleine dépression. Un jeune photographe, John Clark, est envoyé par un organisme gouvernemental dans une région qu’on appelle le no man’s land, en Oklahoma, un territoire battu par des vents qui charrient tellement de sable que les occupants se trouvent confrontés à la sécheresse, à la pauvreté, à l’impossibilité de cultiver leurs pauvres terres. Le travail de ce jeune photographe est de ramener des clichés qui témoigneront des conditions de vie d’habitants américains qui, ensuite, pourront être aidés.

Un sujet qui permet bien des digressions, bien des réflexions. Un sujet dans lequel l’auteure, Aimée De Jongh, s’est totalement immergée.

Aimée De Jongh (traduction Coraline Walravens) : l’origine de ce projet

Ce photographe va découvrir un monde dont il n’avait pas idée… Mais, surtout, il va se découvrir lui-même, il va réfléchir à ce qu’est la photographie, le journalisme, le fait de « porter témoignage ».

Jours de Sable © Dargaud

Et, en même temps que ce personnage central, c’est Aimée De Jongh qui se questionne, et nous pousse à nous questionner également. Comment porter témoignage de ce qu’on voit, comment ne pas trahir, en mettant en scène, par exemple, un cliché pour qu’il ait plus d’impact. Une pratique qui n’a rien de neuf, loin s’en faut. Comme le prouve cette photo mère migrante datée de 1936 et qui a fait le tour du monde avant de se retrouver dans ce livre-ci.

Jours de Sable © Dargaud
Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : la photographie…

L’autrice complète de ce livre, la Néerlandaise Aimée De Jongh, a préparé cet album en se rendant sur place. Ce qu’elle y a découvert, ce qu’elle y a vu lui a donné, selon ses propres dires, une responsabilité…

Celle de ne pas trahir la misère qui, pendant ces jours de sable comme en d’autres lieux, en d’autres temps, déchirait les âmes et les corps.

Jours de Sable © Dargaud

Ne pas trahir… C’est de cette nécessité humaniste que naît la vraie question que tout artiste devrait se poser, sans cesse, que tout observateur, qu’l soit politique, journaliste ou psy, devrait ne jamais occulter : entre vérité et conscience, où se trouve l’essentiel, où se situe la frontière entre l’acceptable et la manipulation ?

Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : vérité et conscience
Jours de Sable © Dargaud

Avec un dessin semi-réaliste, avec une couleur qui joue avec les tons ocres et qui, de ce fait, nous plonge, lecteurs, dans les tempêtes de sable qu’elle nous raconte, Aimée De Jongh ne se contente à aucun moment d’un simple récit factuel. Entre abstraction et lyrisme, son graphisme se fait le miroir de bien des questionnements… Au travers de son personnage central qui vit une véritable quête initiatique qui va le mener à changer ses idées, ses perspectives, au travers de ce jeune homme qui comprend peu à peu que rendre compte, c’est mettre en scène, et que mettre en scène, c‘est tromper et trahir, au travers de John Clark qui se rend compte, de rencontre en rencontre, que l’essentiel, dans une photo, c’est ce qui est hors cadre, Aimée De Jongh aborde des réflexions essentielles… Ce qu’est la vérité… Ce qu’est l’empathie… Ce qu’est la famille… Ce qu’est le départ, quand il s’agit de ne pas devenir fou… Et ce qui est essentiel, dans ce livre, ce qui en fait un vrai chef d’œuvre, c’est l’émotion qui, de bout en bout, l’habite… J’ose le dire, je n’ai que très rarement ressenti autant d’émotion, de tendresse, de douceur, de frémissements de l’âme à la lecture d’une bande dessinée qu’avec ce livre…

Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : l’émotion

Je le disais en préambule : ce livre n’est pas pour moi un simple coup de cœur. Il est et sera, j’en ai la conviction, un des livres les plus importants de cette année 2021 !

Jacques Schraûwen

Jours de Sable (autrice : Aimée De Jongh – éditeur : Dargaud – 289 pages – mai 2021

Jours de Sable © Dargaud

Jusqu’au Printemps

Jusqu’au Printemps

« La vraie vie, c’est bien mieux que dans les livres »

Même si les éditions Delcourt ont décidé, pour ces raisons inexistantes, de ne plus vouloir me permettre de pouvoir chroniquer leurs livres, je me dois de parler de ce livre-ci : un petit bijou d’émotion et de tendresse !

Jusqu’au Printemps © Delcout

Ce livre est le premier volume d‘une collection qui s’intitule (en minuscules), avec lucidité et intelligence, « les gens de rien ».

Ce livre nous parle donc de ces personnes qui naissent, vivent et meurent dans une sorte d’anonymat général.

Mais ce que ce livre nous dit, le plus simplement du monde, c’est que nous ne sommes que grâce aux rencontres que nous faisons… Nous n’existons, toutes et tous, que par la magie de mots échangé, de regards croisés, loin de toute gloire, très loin même de toutes les paillettes que les médias nous montrent comme modèles à suivre, à vivre.

Charles Masson, l’auteur de ce premier opus d’une collection qui promet d’être à taille humaine, est médecin. Et c’est en médecin qu’il se fait dessinateur… Un médecin qu’on pourrait appeler « à l’ancienne », un médecin de proximité, un médecin qui privilégie l’humain à la science et à ses mots qui cherchent toujours à cacher la vérité derrière un aspect rébarbatif.

Jusqu’au Printemps © Delcout

L’histoire de ce livre peut se résumer le plus simplement du monde. C’est le récit d’une existence, celle de Marie, que l’on voit adolescente, passionnée et timide tout à la fois, heureuse de vivre, vivant une amitié avec Louise. On la voit ensuite devenir institutrice, tandis que Louise, elle, travaille en usine.

Et puis, le temps passe, sans éclat, mais avec toujours la fidélité à cette amitié adolescente entre deux femmes très différentes l’une de l’autre.

Et puis… L’âge qu’on dit troisième arrive, et un souci de santé se révèle, chez un médecin, être un cancer… Sans doute découvert trop tard…

Jusqu’au Printemps © Delcout

Marie se sait donc condamnée…

Marie veut vivre encore, mais pas trop… Jusqu’au prochain printemps… Jusqu’à cette saison qui voit la vie toujours victorieuse…

Et c’est cette période-là, cette espèce de parenthèse dans le quotidien d’une femme, cet intermède entre l’ici et l’ailleurs, entre le réel et le néant, qui fait toute la narration de ce livre. Toute sa beauté. Toute sa pudeur, aussi, surtout !

Il s’agit, certes, d’une rencontre « vécue » entre un médecin et sa patiente, il s’agit, bien sûr, de l’installation progressive, au fil d’un suivi médical, d’une relation profonde et empathique entre deux êtres désarçonnés par l’inéluctable vérité de l’existence…

Mais il s’agit surtout, en parlant de la mort, d’un superbe poème vivant…

Ce livre, je le disais, est un petit bijou… Il ne fait preuve d’aucune imagination, il est comme le journal tranquille, pratiquement serein, d’une mort annoncée.

Marie va, tranquillement, vivre jusqu’au printemps, elle va pleinement vivre ce dernier printemps à l’hiver de sa vie.

Jusqu’au Printemps © Delcout

C’est un livre d’émotion.

C’est un livre humain.

C’est un livre dans lequel le seul héroïsme est de continuer, envers et contre tout, à vivre et à pouvoir s’émerveiller.

C’est un livre de gens simples, de « gens de rien », de gens qui ne sont pas sans importance. Parce que c’est en les rencontrant, en les aimant, qu’on découvre que l’enfer, ce n’est pas les autres !…

C’est un livre qui peut se résumer, aussi, dans la petite phrase qui le termine : « la vraie vie, c’est bien mieux que dans les livres »…

Jacques Schraûwen

Jusqu’au Printemps (auteur : Charles Masson – éditeur : Delcourt – 88 pages – février 2021)