N’en déplaise à Paul Chopelin, d’Actuabd, ce livre ne ressemble en rien à un album de « commande », et son classicisme apparent cache une volonté des auteurs de dépasser les panégyriques habituels lorsqu’on parle de l’immense Molière !
De quoi s’agit-il, en fait, dans ce premier tome d’une série qui devrait en compter trois ?
De nous montrer vivre Molière, d’abord et avant tout, dans le décor qui lui convient le mieux : une scène de théâtre, essentiellement. Et, ce faisant, de nous le révéler au travers de ses deux existences : une vie intime agitée et une vie professionnelle faite de création et de mots. Deux vies tantôt différenciées, tantôt parallèles, tantôt similaires.
Dans ce premier acte, les auteurs suivent Molière écrivant « L’école des femmes », à 40 ans, alors qu’il se prépare à épouser la fille de sa maîtresse. Ce qui, bien évidemment, provoque bien des remous autour de lui, jusque dans sa troupe théâtrale, jusque dans l’entourage du roi Louis XVI, son protecteur, un entourage dans lequel les « dévots » défenseurs des valeurs et des pouvoirs de l’Eglise sont nombreux.
Cela permet au dessinateur de montrer tout son talent, classique, dans l’art de nous montrer vivre une époque, par ses décors, par ses personnages. Collant ainsi totalement au scénario de Vincent Delmas, Sergio Gerasi nous donne à voir Molière écrivant et jouant en même temps les mots qu’il trace au papier. Ainsi, c’est une espèce d’approche philosophique de l’acte de création et de ses processus intimes, voire inconscients, qui y président. Et ce jusqu’au travers de la notion même de jeu scénique qu’avait Molière.
Il y a aussi cette écriture de Molière, ce travail d’écriture, plutôt, pour une pièce, « L’école des femmes », dans laquelle Jean-Baptiste Poquelin attaque de front, et avec un humour cynique, les règles d’une société dans laquelle seul l’homme possède tous les droits. C’est bien de la place de la femme reléguée à n’être qu’un objet livré aux désirs de son mari que nous parle cette pièce, que nous parle également ce premier volume. Molière, dans toutes ses pièces, et avec un sens de la dérision qui ne plaisait pas à tout le monde, loin s’en faut, et encore moins aux dignes représentants de la religion omnipotente, affronte de face, et sans masque, la morale, bien-pensante, pratiquement imposée par un monde de dentelles et d’apparences.
Historique, certes, ce livre se révèle aussi onirique, puisque le scénario, s’amusant à mélanger les époques, nous plonge dans les dernières heures de Molière… Et nous le montre se baladant dans des limbes où il se croise lui-même, adolescent, adulte, amoureux, indécis, ombre déjà à l’orée de la mort.
Le scénario pourrait être déconcertant de par sa construction, mais il n’en est rien, et la lecture se fait au rythme de la narration de Delmas, bien sûr, mais aussi et surtout au rythme des propres mots de Molière. Et le portrait qui, de cette façon, est fait de Poquelin, est un portrait en demi-teintes, un portrait qui est une opposition constante entre l’envie et la volonté de faire évoluer les esprits, et l’orgueil d’un créateur.
Le dessin de Gerasi est en même temps classique, par son fameux gaufrier, par son jeu des perspectives, par l’approche qu’il a des physionomies, du mouvement, des regards. Les couleurs du studio Arancia ajoutent un plus, sans aucun doute, à ce récit, par leur sens aigu du contraste.
Le dessin de Gerasi est aussi, ici et là, presque symbolique, avec des personnages presque uniquement esquissés… Un travail, vraiment, intéressant !
Pour clore cette chronique, j’ai envie de mettre en évidence une phrase attribuée, dans ce livre, à Molière, et qui pourrait, ou devrait, faire réfléchir les fabricants de best-sellers actuels ! Romanciers comme auteurs de bande dessinée, cinéastes comme journalistes…
« La comédie, comme la tragédie, mérite la plus noble des formes. »
Jacques et Josiane Schraûwen
Molière : Acte 1 – A l’école des femmes (dessin : Sergio Gerasi – scénario : Vincent Delmas – éditeur : Glénat – 48 pages – janvier 2022)