Métal Hurlant – Hors-Série Ah !Nana – Un livre paru il y a quelques mois et qui mérite une seconde vie !

Métal Hurlant – Hors-Série Ah !Nana – Un livre paru il y a quelques mois et qui mérite une seconde vie !

La présence des autrices féminines dans le monde de la bande dessinée n’a pas été, pendant très longtemps, un doux chemin tranquille ! Mais cette présence ne date pas d’aujourd’hui, loin s’en faut !

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Ce qui me frappe toujours, lorsque je perds mon temps devant des jeux télévisés, c’est cette remarque lorsqu’un candidat ne connaît pas la réponse à la question posée : « Mais je n’étais pas né !… » !

Cette démission devant la simple présence d’un passé me semble être le summum de la connerie ! Et j’ai le même sentiment lorsque j’entends des penseurs et penseuses parler de la femme et le neuvième art, limitant cette aventure éditoriale et artistique à quelques noms comme Bretécher et Goetzinger, et puis aux dessinatrices de ces quelques dernières années. Non, mesdames et messieurs, la femme autrice de bd ne mérite pas ce trou mémoriel de dizaines d’années !

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N’ayez pas peur, je ne vais pas faire ici le sommaire de toutes les dessinatrices qui ont permis à ce qu’aujourd’hui la gent féminine soit enfin bien représentée dans l’art de la BD. Mais, n’en déplaise aux féministes à la mémoire courte, le « combat » a été long et ne s’est pas limité à quelques rares noms, aussi importants, voire essentiels, soient-ils !

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Et ce Métal Hurlant, nouvelle formule, hors-série en outre, a l’immense avantage (et plaisir) de remettre un peu les pendules à l’heure. En remettant en mémoire aux amnésiques actuels l’aventure éditoriale d’un magazine exclusivement féminin, Ah!Nana. De 1976 à 1978, le temp de neuf numéros, pas plus, le temps d’une censure aussi, le temps sans doute également que le grand frère Métal Hurlant abandonne sa fille naturelle, ce magazine a ouvert ses pages à des femmes, uniquement des femmes,  qui ont apporté un souffle nouveau à la bande dessinée, provocateur, artistique ou littéraire, graphique et scénaristique, en se battant contre les idées reçues et les préjugés machistes, certes, mais en le faisant pour des raisons pas uniquement féministes, mais artistiques, aussi, surtout peut-être. Ce magazine était ainsi un lieu dans lequel le regard posé sur la création dessinée se révélait multiforme, par ses thématiques comme par ses approches graphiques.

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Cela dit, cette revue, née pendant la grande période d’une BD se voulant (enfin) adulte, participait d’une ambiance générale aux couleurs de la liberté. Et, de ce fait, Ah!Nana n’a jamais vraiment été un bastion contre l’art des « hommes », mais, tout au contraire, un avant-poste presque révolutionnaire de l’art appartenant à tout le monde ! C’est comme ça qu’on trouvait dans les pages de ces neuf numéros mythiques des présences qui n’étaient pas toutes issues de la BD… Agnès Varda, par exemple…

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Mais l’important était, bien évidemment, la bd, art neuvième en totale évolution, en totale révolution. Et ce hors-série de Métal Hurlant laisse la part belle à quelques-unes des dessinatrices qui ont permis à la bande dessinée féminine de ne pas être uniquement une curiosité passagère mais une partie prenante de cet art complet. On peut sans doute regretter que les autrices présentes dans cet album soient le fait d’un choix restreint. Mais on ne peut pas nier que ce choix (re)met en pleine lumière des autrices qui méritent assurément qu’on se replonge dans leurs œuvres, brasiers de talents très différents les uns des autres, et à ne pas, ou plus, oublier !

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Cecilia Capuana nous remet en mémoire un style très personnel, des personnages qui ne sont pas sans rappeler ceux de Crumb, parfois, avec des scénarios oscillant sans cesse entre la critique sociale et l’onirisme le plus éblouissant.

Nicole Claveloux, deuxième autrice mise en évidence, est une de ces créatrices impossibles à caser dans une petite niche bien tranquille… Du fantastique sobre à la fragmentation de la réalité, de l’illustration à la construction littéraire d’un scénario, ses œuvres sont à la fois superbes et dérangeantes.

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On peut (moi, en tout cas) n’avoir à voir que (trop) peu de dessins de l’immense Florence Cestac. Mais elle est bien présente avec son Mickson à l’humour décapant.

Marie-Ange Le Rochais nous rappelle une des faces importantes de ce magazine, la bd dite expérimentale…

Trina Robbins, Américaine appartenant de plain-pied à l’univers underground d’outre-Atlantique, a également participé à l’aventure de cette revue, avec des bandes dessinées incontestablement destinées à un public féminin prêt à se révolter dans un combat féministe brutal mais empli en même temps d’un humour filant dans tous les sens.

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Il y a l’expérimental dans tout ce qu’il peut avoir d’oubliable, à mon avis, avec Olivia Clavel. Il y a ensuite l’extraordinaire Keleck, démesurée dans l’horreur comme dans l’humour noir, dans le noir et blanc comme dans la couleur. Et puis, il y a Chantal Montellier… Une dessinatrice dont le nom, sans aucun doute, est vraiment présent dans l’Histoire du neuvième art. Avec des influences graphiques variées, avec un travail sur le noir et blanc bien assumé, elle nous raconte des histoires dont on a d’abord l’impression de les avoir déjà lues mille fois, avant de découvrir que les dérapages culturels, sociaux, intellectuels les transforment très vite en pamphlets efficaces. Chantal Montellier est, j’en suis convaincu, une autrice toujours étonnante, toujours à découvrir !

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Comme dans toute œuvre de combat, œuvre novatrice, cette revue a publié en même temps le meilleur et le pire. Mais elle a été un jalon essentiel dans l’universalité de la bande dessinée, dans la volonté d’y voir présents des artistes de tous les horizons, femmes et hommes à l’image, dans les années 70, d’une société digérant enfin, petit à petit, les vraies revendications de Mai 68.

Jacques et Josiane Schraûwen

Métal Hurlant – Hors-Série Ah !Nana (éditeur : Humanoïdes Associés – octobre 2023 – 272 pages)

La Mare – Un album puissant, dérangeant, sombre, passionnant…

La Mare – Un album puissant, dérangeant, sombre, passionnant…

J’ai toujours aimé les livres qui sortent des sentiers battus de l’édition et qui, tout en respectant les codes de la bande dessinée, nous entraînent ailleurs qu’en pays de routine… C’est le cas avec cet album-ci !

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Erik Kriek est un auteur néerlandais. Et c’est un plaisir de le voir traduit en français, de voir offerte au public francophone la manière extrêmement particulière que ce dessinateur et scénariste a d’aborder le réel. Parce que c’est le réel qui est à la base du récit dans lequel il nous entraîne.

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Son livre, La Mare, nous fait entrer, spectateurs impuissants, dans un monde où la folie, les larmes, la mort, sont omniprésents. Un couple, après la mort de leur fils, tente de se retrouver, de restaurer à eux-mêmes leur passion amoureuse. Pour ce faire, ils s’installent dans une maison perdue dans les bois… Et c’est là que la maman découvre, dans l’écorce d’arbres, des signes étranges.

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C’est là qu’une mare attire comme un gouffre cette jeune femme, artiste peintre, s’enfouissant à la fois dans le chagrin, l’angoisse, la folie… La nature devient ainsi, pour cette jeune femme, le lieu d’une forme unique de processus complet et autogéré, loin, très loin, des réalités humaines, bassement humaines même. Cette anti-héroïne ne trouve-t-elle pas, dans cette forêt primaire le désir primal qui lui manque ? C’est là que le temps, aussi, laisse les morts se reposer pour mieux, au-delà même des soubresauts de la mémoire, reprendre vie. Face au deuil, face à la mort omniprésente, toutes les perspectives changent. Même celles de la folie … Comment ne pas penser aussi à une forme poétique dans laquelle l’ombre de Baudelaire se balade?…

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Je dirais que ce livre, c’est un peu Stephen King au pays de Johan Daisne… L’horreur américaine lourde, hard, gore même, et sourde se mêlant au réalisme magique de la littérature flamande… « De trein der traagheid » (ridiculement adapté au cinéma par Delvaux) rencontre ici les nouvelles les plus « hard » du maître américain de l’horreur. Ce mélange, détonnant, surprenant, est une vraie réussite ! Comme l’est également le fait qu’à aucun moment ne nous est imposée une « solution » à l’intrigue qui nous est racontée… C’est au lecteur de trouver cette solution… Sans savoir, d’ailleurs, si elle existe vraiment, si elle est du domaine du fantastique, de l’aliénation ou du polar poisseux ! Un livre d’ambiance, pesant, dérangeant… Passionnant aussi ! A ce titre, le dessin de Kriek, inspiré à la fois de la gravure et du comics américain, est d’une efficacité redoutable…

 Erik Kriek : le dessin, les couleurs

Le dessin d’Erik Kriek est extrêmement particulier, en effet. Il se révèle d’un étrange expressionnisme qui, de planche en planche, accentue les sensations de ses personnages, leurs ressentis. Un dessin qui fait de l’existence qu’il nous décrit, qu’il nous raconte, et ce dès les premières pages, l’illustration en contrejour d’une forme de cauchemar universel.

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La bande dessinée, comme tout univers artistique, devient importante à partir de l’instant où elle se fait à la fois le reflet de l’auteur et le miroir du lecteur, de ses questionnements, de ses angoisses. Et c’est bien ce qui se passe dans ce livre-ci qui, à sa manière, pesante, nous oblige à réfléchir à ce à quoi nous sommes toutes et tous confrontés : la mort…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Mare (auteur : Erik Kriek – éditeur : Anspach – février 2024 – 136 pages)

Nos Rives Partagées – Six personnages en quête de destin…

Nos Rives Partagées – Six personnages en quête de destin…

Livre choral, cet album se savoure dans la lenteur d’un fleuve dont les flots sans cesse se recommencent. Comme l’existence…

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Cette bande dessinée met donc en scène, vous l’aurez compris, plusieurs personnages vivant dans une petite ville près de Namur, le long de la Meuse. Il y a Simon, professeur en train de douter de son métier, incapable de corriger les travaux de ses élèves. Il y a Diane, une femme mature qui a eu le cancer du sein et qui cherche à se reconstruire, en tenant un journal intime fait essentiellement de citations désespérées et désespérantes.

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Il y a Hugo, un jeune homme cachant sa timidité derrière la passion qu’il a de la photographie animalière. Il y a Jill dont il tombe amoureux mais qui ne sait pas si elle aime, charnellement, les hommes ou les femmes.

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Il y a Nicole, une sociologue dont on devine que sa fille refuse de lui parler pour de lourds secrets du passé. Il y a Pierre, dont Nicole s’occupe, et qui est atteint d’une maladie dégénérative.

Six personnes normales, présentées avec une évidente tendresse…

Zabus: la tendresse

Six personnages, donc, en quête d’eux-mêmes. Et observés, à leur insu, comme dans une fable de La Fontaine, par les animaux du coin, dirigés par un sage, un crapaud… Avec, dans la bande de ces observateurs, un chat à l’humour sans cesse critique…

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On est à la fois, vous voyez, dans du fantastique, de l’onirisme même, et du quotidien très réaliste.

Zabus: la société…

On pourrait penser se trouver dans un livre dans l’air du temps, qui nous donne un point de vue écologique, animalier sur notre monde. Mais il n’en est rien… Ce serait sans compter sans la culture, le talent et l’intelligence de Zabus et du dessinateur Nicoby.

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Sans en avoir l’air, par petites touches, il dépasse de loin tout militantisme, et son propos nous donne à voir, en quelque sorte, une image fragmentée de notre société. Ce sont des tranches de vie qui nous sont présentées, comme un puzzle, qui se rencontrent parfois, qui se regardent les unes les autres.

Zabus : les quotidiens

Et, de ce fait, les sujets abordés, tranquillement, sont nombreux et forment un écheveau qui ne peut que toucher tout un chacun. On parle dans ce livre de la souffrance, morale et physique, de la maladie de la mort, de la fin de vie… De la sexualité, de la peur de vieillir… Du travail, de la nature et de ce que l’homme en fait, de politique aussi. Et tout cela dans un microcosme très étroit, celui d’un village près de Namur, tout cela dans un environnement de nature et d’eau omniprésentes. Et les six quotidiens qui sont mis en scène -et le mot est bien choisi, le scénariste étant homme de théâtre- ces quotidiens finissent tous, à leur manière, par se ressembler, dans la recherche qui, finalement, est la leur : celle de l’Amour, point commun, en fait, à tout le monde, quelle que soit la forme que prend cet amour, cette vérité bien plus large qu’un simple sentiment…

Zabus : l’amour

Les sujets ainsi abordés dans ce livre à la fois choral, réaliste et poétique forment une trame extrêmement littéraire. Par les références, nombreuses, ici et là, à la littérature, grâce aux citations d’un journal intime étrange, grâce au métier de Simon. Par la magie aussi des mots simplement, ceux de Zabus, jamais pesants, toujours vivants, comme une Meuse entre ses rivages…

Zabus: les mots

Nicoby, le dessinateur, et Philippe Ory, le coloriste, apportent au récit de Zabus une force tranquille… Une couleur des sentiments et des sensations qui rend presque tangible le voyage que ces trois auteurs nous offrent aux frontières de nous-mêmes…

Nicoby : la couleur

Le dessin est aérien, oui, véritablement magnifié par des couleurs qui rendent compte de la lumière qui règne dans ce village du Namurois, Dave… Un dessin, aussi, qui, avec simplicité, rend compte du mouvement… Celui de chaque personnage, celui de la nature, celui du temps qui passe… En symbiose avec l’art presque théâtral de Zabus…

Nicoby : le dessin

La thématique de ce livre est chorale… La réalisation l’est aussi, il y a une véritable complicité entre les trois artisans de cet album qui, sans ostentation, avec un sens littéraire certes évident mais laissant au dessin sa manière spécifique de participer à ce récit merveilleusement humain, tendrement poétique, et formidablement sociétal, nous offrent une oeuvre originale, intelligente, importante…

Nicoby : la complicité

Un livre calme et sérieux, un livre souriant et empreint de chagrin, un livre de vie, de souffrance, de mort et d’amour… Un livre tout en sourires quotidiens, rien de plus, et le plaisir de la lecture est au rendez-vous !

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Jacques et Josiane Schraûwen

Nos Rives Partagées (dessin : Nicoby – scénario : Zabus – couleurs : Philippe Ory – éditeur : Dargaud – 2024 – 158 pages)